Protestations pro-palestiniennes: les nerfs à vif de la jeunesse étudiante edit
Depuis près de six mois, les universités d’élite aux États-Unis (Harvard, Princeton, Yale, Colombia UCLA, etc.) sont prises dans la fièvre du conflit au Moyen-Orient. Une protestation radicale s’élève contre les bombardements meurtriers portés par l’armée israélienne sur les Palestiniens de la bande de Gaza, en réponse aux massacres du Hamas perpétrés le 7 octobre en Israël. Plus récemment, des étudiants français leur emboitent le pas et s’engagent contre Israël, une contagion qui touche la plupart des Instituts de Sciences Po, et d’autres universités comme la Sorbonne, Toulouse, Lyon, Strasbourg, Saint-Etienne et Rennes ; cette mobilisation est concentrée sur des établissements de sciences humaines et d’élite, mais les grandes écoles dans leur ensemble (écoles d’ingénieurs et de management par exemple) n’ont pas rejoint le mouvement.
Quelles sont les revendications portées par ces militants et les syndicats étudiants de gauche ? Appel au cessez-le-feu, reconnaissance du « génocide » en Palestine, désinvestissement des universités dans les entreprises impliquées dans la guerre (par le biais de ventes d’armes comme les drones), arrêt des échanges universitaires avec Israël. En France, ces protestations bénéficient du soutien très visible de groupuscules d’extrême-gauche et de La France Insoumise. Par le biais d’une lecture schématique de l’histoire, imprégnée de la vision post-coloniale, ces étudiants reconstruisent un récit héroïque, un État colonisateur (Israël) se dresse contre une population subissant un génocide (les Palestiniens), une vision anti Israël qui n’est pas dénuée d’une dose antisémitisme – suggérée en filigrane par la sémantique visuelle des mains rouges. Dans ce récit, l’image du Hamas trouve une réhabilitation inespérée en étant confondu avec la détresse d’un peuple martyrisé.
Si seuls quelques activistes occupent la rue ou des salles des campus (on en compte environ 200 à Sciences Po Paris), la question s’impose : entraînent-ils derrière eux une large partie de la communauté étudiante, qui elle se compte en milliers (15 000 étudiants à Science Po Paris) ?
Les nerfs à vif de la jeunesse diplômée
Qui n’est pas ébranlé par le malheur d’une population abandonnée à elle-même sous les bombes, subissant, outre des dizaines de milliers de morts, la pénurie de vivres et de soins ? Ce drame humain est poignant et nul n’est étonné qu’il soulève une immense émotion chez tous, les jeunes en premier. Les nouvelles générations sont particulièrement sensibles à la souffrance sociale et aux discriminations, sans doute plus que leur aînés, une intolérance aux injustices qui a été mise à jour par nombre de travaux – y compris des recherches concernant les étudiants ou anciens étudiants des établissements universitaires d’élite[1], ces derniers se révélant souvent radicaux dans leurs revendications et volontiers électeurs de l’extrême-gauche (55 % d’électeurs de Jean-Luc Mélenchon chez les étudiants de Sciences Po à la présidentielle de 2022). Dans les enquêtes Et Maintenant que j’ai coordonnées en 2021 (40000 répondants) et 2022 (60000 répondants) dans le cadre d’un partenariat Arte/France-culture, et qui concernent des diplômés situés dans le halo des médias culturels[2], le radicalisme à gauche est manifeste et les indignations touchent beaucoup d’enjeux en particulier le sort des minorités et l’environnement. Cette agitation est tirée par les femmes en raison de l’importance accordée à l’écologie dans leurs rangs – le parti écologiste EELV a relayé bruyamment les revendications du mouvement #Metoo, et les femmes sont plus réticentes que les hommes à accepter un monde dominé par les logiques de marché, la science et la technique.
Tableau 1. Proximité politique de la jeunesse très diplômée
Source : Enquête Et maintenant ? (Arte, France culture, Yami 2, Upian), 2021 (40 902 répondants à cette question)
Sur un terreau aussi fécond à la contestation il est possible que l’avant-garde militante entraîne un mouvement d’adhésions à la cause palestinienne qui fasse tache d’huile et que défendre ces nouveaux damnés de la terre (dans l’imaginaire des nouvelles élites ils ont remplacé la classe ouvrière) devienne un phare d’actions pour cette jeunesse. Les autres universités où étudie un public socialement plus diversifié ne suivent pas (pour le moment) cette vague protestataire.
Sentiment général vis-à-vis du conflit israélo-palestinien
Toutefois les sondages qui cernent le rapport de la population française au conflit israélo-palestinien, et en son sein, l’opinion des hauts diplômés, incitent à émettre quelques interrogations. Le sondage publié en décembre 2023 sur le regard des Français sur le conflit israélo-palestinien mérite l’attention (à quatre mois de distance, il est possible que les positions aient un peu évolué, mais sans doute pas substantiellement).
Ce sondage conduit à un moment où les passions étaient déjà bien présentes donne quelques pistes. Les Français dans leur majorité marquent une indécision sur quoi penser des parties en présence, sans doute parce que la complexité des enjeux implique une connaissance approfondie de l’histoire des relations entre Israéliens et Palestiniens et permet difficilement de prendre fait et cause catégoriquement et sans nuances pour l’une des parties. Il serait faux de dire que les Français sont engagés dans les passions du Moyen-Orient. 57% des sondés sont neutres ou se disent pas assez informés vis-à-vis d’Israël comme État, 52 % le sont vis-à-vis de l’Autorité palestinienne, et 43% le sont vis-à-vis du Hamas. Globalement ce dernier est largement rejeté (3% de sympathie pour l’ensemble des sondés, 54% d’antipathie) alors qu’Israël bénéficie d’une image plus favorable (28% de sympathie, et 15% d’antipathie). La difficulté à prendre position est plus marquée chez les femmes que chez les hommes : ces derniers apparaissent plus facilement favorables à Israël (36% de sympathie), en contraste des femmes, assez tièdes (22% de sympathie).
Chez les moins de 35 ans, on note quelques inflexions. Israël bénéficie d’une appréciation plus balancée : 58% de neutralité, 22% de sympathie, 20% d’antipathie. Mais le Hamas reçoit chez eux un jugement à peine moins sévère que pour l’ensemble de la population : (8% d’appréciation positive, 37% de négative, pour 43% d’attitude neutre). Enfin, qu’en est-il auprès de la population des bac + 5 ? Israël reçoit une appréciation plus favorable que la moyenne (34% d’image positive contre 15% d’image négative) quand le Hamas, lui, est nettement rejeté avec 69% d’appréciations négatives contre 3% positives.
Chez les Français musulmans (appréhendés par un autre sondage en décembre 2023), en revanche et sans surprise, l’image du Hamas n’est pas aussi rejetée[3] : 24% des 18-24 ans éprouvent une sympathie pour le Hamas, contre 19% de l’ensemble des musulmans et 10% des hauts diplômés musulmans (2e et 3e cycle). Finalement le Hamas ne fait pas recette auprès des diplômés, qu’ils soient musulmans ou pas.
Tableau 2. Sympathie ou antipathie pour Israël et le Hamas
Source : Le regard des Français sur le conflit israélo-palestinien et ses conséquences, IFOP, décembre 2023
Le pouvoir des images
Certes, les surdiplômés manifestent une préférence pour la gauche, et même l’extrême-gauche, expriment une vive sensibilité aux injustices sociales et à l’enjeu écologique, ont une attitude extrêmement pointilleuse sur les discriminations, mais pas au point de donner crédit à une organisation terroriste comme le Hamas. Vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, leur approche semble plutôt empreinte d’attentisme et de perplexité, en harmonie avec l’ensemble des Français.
Toutefois si les sondages montrent des opinions balancées sur la situation géopolitique au Moyen-Orient, ils ne traduisent qu’imparfaitement des émotions qui, dans le monde contemporain, transcendent les analyses à froid. En matière de bataille d’images autour de la victimisation, les Palestiniens confondus avec le Hamas sont en passe de gagner la partie, largement aidés par l’extrême-gauche (et par les médias, ou plus simplement par le pouvoir des images). Même si le Hamas est rejeté comme organisation politique, le malheur des Palestiniens capte toute l’attention, submergeant d’émotion les esprits, et constituant une cause en soi qui anéantit toute autre considération. Là est son principal potentiel d’entraînement auprès des autres étudiants.
On est tenté de ramener les mobilisations étudiantes américaines autour du conflit israélo-palestinien à celles des campus américains dans les années 1960. On peut risquer la comparaison : si les étudiants protestaient contre une guerre du Vietnam dans laquelle leur pays était directement engagé, leurs actions se combinaient à des luttes émancipatrices qui se sont accélérées dans les années 1970 (droits civiques, liberté sexuelle, féminisme). Dans le cas présent, l’indignation morale des étudiants face au sort des Palestiniens occupe l’avant-scène en France comme aux Etats-Unis. De là à imaginer un mouvement d’ampleur historique, il n'y a qu’un pas. Un pas difficile à franchir, tant « les codes ont changé » et tant la volonté d’action semble circonscrite à un petit monde.
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[1] Anne Muxel, Politiquement jeune, L’Aube, 2018, Frédéric Dabi, La Fracture, Les Arènes, 2021.
[2] Monique Dagnaud, « L’imaginaire politique de la gauche culturelle », Telos, 12 mars 2022.
[3] Selon un sondage IFOP de décembre 2023 (Quels regards portent les Français musulmans sur le conflit israélo-palestinien ?) auprès des Français musulmans : 24% des 18-24 ans éprouvent uns sympathie pour le Hamas (contre 19% des musulmans, 10% des hauts diplômés musulmans (2E et 3e cycle) et 4% de l’ensemble de la population) : toutefois 50% des jeunes musulmans de moins de 25 ans, et 44 % des musulmans hauts diplômés considèrent que les attaques du 7 octobre constituent des actions de résistance face à la colonisation. L’appréciation la plus favorables au Hamas provient des catégories aux revenus modestes et aux catégories diplômés du 1er cycle supérieur. Une forte majorité des musulmans français craint que le conflit israélo-palestinien ait de fortes répercussions en France, et une majorité d’entre eux pensent que le gouvernement français et les médias sont du côté d’Israël.