L’extinction du paritarisme? edit
Emmanuel Macron, réélu, évoque la nécessité de gouverner autrement. C’est certainement là une fenêtre ouverte pour le renouveau de cette forme particulière de gouvernance à la française qu’est le paritarisme. C’est en tout cas ce que souhaitent les partenaires sociaux.
Louis-Napoléon Bonaparte, qui n’était pas encore Napoléon III, publie en 1844 Extinction du paupérisme. Il s’agit, principalement, de remédier à la pauvreté endémique de la population urbaine. De façon très caustique, l’humoriste Ferdinand Lop propose, au siècle suivant, « l’extinction du paupérisme à partir de dix heures du soir ». De fait, le paupérisme ne s’est jamais véritablement éteint. Peut-on être aussi ironique avec le paritarisme ? Rien ne l’interdit, mais rien ne le justifie vraiment. Certains experts et opérateurs, plutôt du côté des pouvoirs publics, ne verraient pas forcément d’un œil caustique une extinction du paritarisme. D’autres, plutôt du côté des organisations syndicales (salariales et patronales) s’opposent classiquement à une telle perspective.
Retour sur les contenus d’un mot bien français
Caractéristique du modèle social à la française, le paritarisme fait couler de l’encre. Le terme, qui ne se traduit pas aisément, désigne un mode particulier de gouvernance et, surtout, un projet, celui de la démocratie sociale.
Sur ce projet donnons rapidement la parole à Ambroise Croizat et à Pierre Laroque, deux des pères fondateurs de la Sécurité sociale, souvent mis en concurrence. Le premier, ministre du Travail et de la Sécurité sociale, écrit en 1946 que « le plan de Sécurité sociale est devenu une réalité vivante. Demain, les administrateurs seront élus au suffrage universel et à la représentation proportionnelle et l’ensemble de l’institution reposera sur des bases essentiellement démocratiques. Pas d’étatisation ni de fonctionnarisation. Tout sera mis en œuvre pour que la Sécurité sociale soit agréable à tous et à toutes et soit bien la propriété exclusive des Français et des Françaises »[1]. Le second, souhaitant par ailleurs gommer ce qu’il appelle les « particularismes d’activité », écrit en 1955 que « sans doute n’est-il pas sûr que dans la généralité des cas l’élection des administrateurs ait réellement rapproché les conseils des électeurs et donné à la masse des travailleurs le sentiment d’être associés à la gestion de leurs caisses. Bien des efforts restent ici encore à faire. D’autre part, l’attribution à des élus de la gestion conduit peut-être parfois à une technique administrative et financière moins parfaite que ne le serait celle d’une administration fonctionnarisée. Mais elle permet aussi une gestion plus humaine et plus souple et ceci compense bien cela »[2]. Dans les deux cas, on perçoit l’importance accordée à la démocratie sociale, même si ses composantes peuvent ne pas être forcément les mêmes. Surtout, on note – ce qui se repère dans l’ensemble des discours et articles des deux auteurs – l’absence du mot « paritarisme ».
Le paritarisme n’apparaît qu’assez récemment dans le vocabulaire français commun ; du moins dans le vocabulaire commun autour de la protection sociale. La première occurrence du terme dans Le Monde date de 1965. Il est employé pour désigner la « politique contractuelle ». Son emploi s’étend avec les ordonnances de 1967 (ordonnances Jeanneney) qui réforment la sécurité sociale. Le communiqué du conseil des ministres du 12 juillet 1967, à l’occasion duquel sont évoquées ces ordonnances, précise que le ministre des Affaires sociales (Jean-Marcel Jeanneney donc) s’est notamment inspiré de l’idée de paritarisme. Et le communiqué de préciser : « Le paritarisme, néologisme qui désigne la volonté de représenter en nombre égal, à tous les conseils d’administration, les assurés et les entreprises cotisantes ».
Le néologisme est, en réalité, plus ancien. Dans les années 1870, il est utilisé, sur le registre ecclésiastique, au sujet d’une certaine équité entre les cultes. Aujourd’hui, il y est fait couramment référence pour distinguer une forme, ou plutôt des formes de gouvernance dans le secteur de la protection sociale. Chose étrange, ou ironie de l’histoire, le paritarisme a été très disputé, à partir de la fin des années 1960, entre syndicats salariés et organisations patronales. Aujourd’hui, même si ses conditions de mise en œuvre et ses champs d’application sont toujours discutés, son principe est très largement valorisé par les différents partenaires sociaux.
Du professionnel à l’universel: la question-clé
Le projet de sécurité sociale de 1945 comportait implicitement une ambition en trois « U ». Il s’agissait d’une protection sociale uniforme avec des prestations forfaitaires. D’une protection sociale unique avec un régime unique. D’une protection sociale appelée à s’universaliser. On disait alors à se généraliser. La véritable création de 1945 c’est d’ailleurs l’extension de ce régime « général » dans lequel les différentes composantes professionnelles de la société étaient appelées progressivement à s’intégrer.
Parmi les trois U, l’uniformité est totalement oubliée et l’unité n’a jamais vraiment pu s’opérer. En revanche, troisième U, la France atteint l’universalisation. Toute la population est en effet couverte. La couverture est généralisée. L’universalisation s’observe au moins dans trois domaines. Les allocations familiales, depuis les années 1970 puisqu’il n’y a plus de lien entre le droit à ces prestations et l’activité professionnelle. Les retraites également sont en quelque sorte universelles avec un socle de base – le minimum vieillesse. En assurance maladie l’universalité a été atteinte avec la PUMA – baptisée ainsi car Protection maladie universelle aurait faisait PMU. Désormais, comme pour les allocations familiales, l’assurance maladie est détachée globalement de l’activité professionnelle.
Bref, puisque la protection sociale est de moins en moins professionnelle et de plus en plus universelle, le paritarisme est toujours plus mis en question. Quand tout le monde est couvert, les partenaires sociaux, centrés sur les actifs et principalement sur les salariés, ne traitent pas l’ensemble de la population. Se profile dès lors ce que les uns souhaitent et ce que les autres redoutent : l’étatisation.
Concrètement, le premier quinquennat d’Emmanuel Macron aura incarné un approfondissement de la logique universelle et une critique accrue, implicite souvent, explicite parfois, du paritarisme. D’abord, se repère et se dénonce souvent une réserve, voire un dédain à l’égard de l’ensemble des corps intermédiaires. Ceux-ci, aux premiers rangs desquels se trouvent les partenaires sociaux, auront largement critiqué, à partir de 2017, un manque de considération, voire une relégation. Cette relégation, du côté du paritarisme, se retrouve pratiquement dans des décisions relatives à la protection sociale et dans des projets. Du côté des décisions, c’est l’universel qui aura guidé les réformes, pour l’assurance chômage notamment. De même, du côté des grands projets, certains avancés comme le système universel des retraites ou juste évoqués comme « la grande Sécu » en assurance maladie, c’est l’universel qui prévaut. Dans tous ces cas, il s’agit de transformer structurellement le système de prise en charge, avec, de fait, mise à l’écart, partielle ou totale, des partenaires sociaux. Pour cause, en particulier, de crise Covid, ces projets, pour les retraites, n’ont pas abouti et, pour les deux étages de l’assurance maladie, ont été écartés des calendriers.
Le Président de la République, qui voulait, comme il le disait au début de son mandat, établir un « État-providence du 21e siècle », avait certainement à l’esprit de réviser en profondeur des régulations issues d’un autre siècle. Les événements auront limité ces ambitions. Heureusement, ou malheureusement, c’est selon.
Mais rien n’est écrit sur l’avenir. En tout cas, les solidarités et les branches professionnelles, à la base historique des assurances sociales, sont loin de se dissoudre intégralement dans l’universel. La dynamique d’universalisation accompagne la déconnexion de la protection sociale du monde du travail. Mais le travail, par les cotisations, demeure très largement la principale source de revenus, même si la fiscalité – CSG oblige – progresse. Le système des solidarités à la française se retrouve parfaitement hybride entre les modèles de Bismarck (des assurances professionnelles) et de Beveridge (une couverture universelle).
Un paritarisme du 21e siècle?
De 2017 à 2022, les partenaires sociaux ont donc diversement apprécié les réformes réalisées ou annoncées. Collectivement, ils déplorent un étiolement du paritarisme et dénoncent des attaques contre la démocratie sociale. Début 2021, ils ont identifié une série de thèmes de discussion, dans un agenda indépendant de celui du gouvernement, pour évoquer, notamment, la modernisation du paritarisme de gestion, la gouvernance des groupes de protection sociale (GPS) ou encore la branche Accidents du Travail – Maladies Professionnelles (AT-MP), la révision de l’article L1 du Code du travail qui insiste sur la concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs mais à partir de documents d’orientation jugés trop contraignants.
Le souci général revient au sujet classique du paritarisme, celui de bien en délimiter le contenu et les compétences, en le différenciant précisément de l’intervention étatique.
Depuis la loi Larcher de 2007, l’article L1 du Code du travail, concernant donc le paritarisme de négociation, a transformé les partenaires sociaux, en quasi-pré-législateurs. Disons cela ainsi, pour qualifier une nouvelle ambition donnée à l’élaboration d’un Accord National Interprofessionnel (ANI). Certains ANI ont été très consistants, comme celui créant la rupture conventionnelle. D’autres sont jugés plus sévèrement, comme des textes sans forcément grand relief ni grande conséquence normative. L’ambition des partenaires sociaux de moderniser l’article L1 peut être lue, à cet égard, comme une nouvelle affirmation volontariste, mais avec un risque de creux, en raison notamment des divisions entre les syndicats. Reste que le paritarisme de négociation, affaibli dans une certaine mesure à l’échelle interprofessionnelle s’est tout de même renforcé au niveau des branches et surtout des entreprises.
Concernant le paritarisme de gestion, il est habituellement présenté à la fois comme une réussite dans le domaine des retraites complémentaires et comme une faiblesse débouchant sur des difficultés majeures dans le domaine du chômage. Lourdement endetté et bénéficiant d’une garantie de l’État, le régime d’assurance chômage voit ce dernier prendre de plus en plus la main.
En tout état des débats autour du L1 et des composantes du paritarisme de gestion, le cycle des discussions et négociations entre partenaires sociaux s’est achevé à la mi-avril 2022, entre les deux tours de l’élection présidentielle. La visée stratégique est claire : souligner, à l’attention du plus haut niveau de l’État, la vitalité du paritarisme. Il en ressort un nouvel ANI, en date du 14 avril, « pour un paritarisme ambitieux et adapté aux enjeux d’un monde du travail en profonde mutation ». Sa singularité, au-delà de dispositions sur le financement du paritarisme et sur le fonctionnement du paritarisme de gestion, est de mettre l’accent sur le paritarisme de négociation, c’est-à-dire sur l’articulation des rôles. Le préambule de ce texte revient, avec force, sur la démocratie sociale : « Les organisations signataires de cet accord national interprofessionnel, attachées à la démocratie, réaffirment leur détermination à être, pleinement, des acteurs de la consolidation et du renouvellement de la démocratie sociale. » Et d’ajouter : « Faire de la démocratie sociale un outil pleinement efficace pour anticiper et accompagner les transformations économiques, sociales et environnementales suppose de la revitaliser et de mieux articuler ce qui relève de la loi et ce qui relève de l’accord collectif. »
Au total, c’est une « articulation équilibrée des relations entre pouvoirs publics et partenaires sociaux » que visent les partenaires sociaux. Toute la définition et toute l’ambition d’un paritarisme modernisé et d’un dialogue social apaisé. Reste à voir ce que tout cela donnera en termes de mise en œuvre, dans un contexte qui se caractérise, entre autres, par des pressions budgétaires accrues et des interrogations renforcées sur la soutenabilité du système. La balle est cependant bien lancée dans le camp de l’État. Et, plus précisément, dans celui du Président tout récemment élu qui a promis « une autre manière » de gouverner.
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[1]. Ambroise Croizat, « Préambule », in Ministère du travail et de la sécurité sociale, Guide de l’Assuré Social et des Vieux Travailleurs, Paris, Imprimerie nationale, 1946.
[2]. Voir l’article, datant de 1955, de Pierre Laroque, « Caisse unique et gestion démocratique de la Sécurité sociale », in Comité d’histoire et association pour l’étude de l’histoire de la sécurité sociale, La Sécurité sociale de Pierre Laroque, La Documentation française, 2020, pp. 132-137.