Le féminisme face au 7 Octobre: la tentation négationniste edit
La réaction de la plupart des mouvements féministes[1] à la sauvagerie extrême des viols et meurtres perpétrés le 7 octobre mérite qu’on l’interroge. Elle projette en effet un éclairage cru sur les inquiétants dévoiements d’un féminisme largement inféodé depuis 2017 au mouvement #MeToo, dont le slogan fondamental est, comme on sait, « Victimes, on vous croit ! » Détaillons.
Un « nouveau récit » féministe
Le 9 octobre 2023, deux jours après l’attaque terroriste menée par le Hamas, Mona Chollet, étoile et guide des jeunes féministes biberonnées à ses best-sellers, postait ceci sur X : « Vous êtes au courant qu’il y a aussi des centaines de tués côté palestinien, des familles entières massacrées ? Pas la bonne couleur de peau peut-être. » Bien avant l’offensive israélienne contre Gaza, qui n’a débuté, rappelons-le, que le 27 octobre.
Le 19 octobre 2023, dans une tribune collective publiée sur Mediapart entendant dénoncer « le massacre à Gaza », on pouvait lire : « Organisations et militantEs féministes et LGBTQI+, nous […] reprenons à notre compte l’appel formulé en mai 2021 par le Palestinian Feminist Collective : "la Palestine est une question féministe." » La tribune était signée par une impressionnante brochette de collectifs féministes : antennes locales de Nous Toutes ainsi que des Collages féministes, centres du Planning familial, associations « queer », et bien sûr divers groupuscules « révolutionnaires ». Tout un activisme se réclamant des luttes « intersectionnelles » – marketing « théorique » qui recouvre des intérêts hétéroclites sinon incompatibles.
À titre individuel, notons la signature d’Adèle Haenel, icône du mouvement #MeToo en France, qui, lors de la séance d’accusation publique du réalisateur Christophe Ruggia à laquelle elle s’était livrée sur Mediapart en novembre 2019, avait martelé qu’il fallait au féminisme de « nouveaux récits ». Sur le même plateau la militante Iris Brey nous avait ensuite gratifiés d’une exégèse des « révélations » de l’actrice ; curieusement, il n’y était question que de « Violanski ». J’accuse sortait quelques jours plus tard, et des accusations fracassantes de la photographe Valentine Monnier allaient soudain s’abattre sur Polanski[2]. Un épisode fondateur, qui fournit certaines clés pour interpréter le déni féministe face au 7 Octobre.
Osez le féminisme et la Fondation des femmes, par la voix de sa présidente Anne-Cécile Mailfert, ont condamné les atrocités subies ce jour-là par les femmes. Mais a minima, en noyant l’innommable barbarie du 7 Octobre dans le (prétendu) continuum des violences faites aux femmes en général, ce qui revenait à occulter la dimension génocidaire[3] des crimes commis lors de ce pogrom.
Début mars 2024, l’ONU a fini par publier un rapport sur les violences sexuelles qui s’y sont déchaînées, indiquant qu’il avait de « bonnes raisons de croire » que des viols aient été commis. Une prudence remarquable… Les associations internationales de défense de droits de femmes ne se sont pas non plus empressées de dénoncer les horreurs attestées lors de ce carnage.
Pourtant, très vite, les crimes d’une violence insigne perpétrés par des massacreurs ivres de haine ont été mondialement connus, pour la simple raison que les pogromistes ont eux-mêmes filmé leurs exactions, et posté sur les réseaux sociaux les images insoutenables des forfaits fièrement accomplis. Et comme l’a signalé Renée Fregosi, « une enquête du New York Times menée pendant plus de deux mois auprès de plus de 150 témoins (anciens otages, rescapés militaires, médecins légistes intervenus sur les lieux des massacres) » rend compte précisément « de "la façon dont le Hamas a usé de la violence sexuelle comme arme" [4]».
On comprend alors la tristesse, la colère, le sentiment de trahison de militantes féministes juives qui, lors des manifestations du 25 novembre contre les violences faites aux femmes, puis du 8 mars, ont été la cible d’insultes antisémites, de jets de projectiles, et ont même dû être exfiltrées de la marche du 8 mars. D’où cet amer slogan : « #MeToo, sauf pour les juives ».
Un féminisme conséquent aurait dû condamner haut et fort les viols, sévices sexuels, meurtres sadiques dont ont été victimes les femmes israéliennes (ou considérées comme telles). Mais sans pour autant, comme l’a excellemment souligné Liliane Kandel, chercher à toute force à « féminiser le cauchemar du 7 octobre ». « Oui, des femmes ont été exhibées, violées, éventrées. Mais des hommes, de leur côté, ont été énucléés ou émasculés, des enfants et des bébés ont été décapités, des vieillards ont été brûlés vifs, des jeunes gens réunis pour danser et faire la fête ont été exécutés à bout portant […]. » Elle ajoute : « ils ont tous été, sans distinction d’âge, de genre, de nationalité, d’orientation sexuelle, de corpulence ou de goûts musicaux, massacrés, torturés, éventrés et émasculés, décapités, brulés vifs simplement et uniquement parce que juifs. »
Dénis et vérités alternatives
Or c’est à la fois la réalité des violences sexuelles abominables – sur lesquelles les preuves les plus indiscutables se sont accumulées –, et l’antisémitisme antisioniste génocidaire de l’attaque du 7 octobre qui ont été sinon totalement niés, du moins étrangement relativisés par tout un pan du féminisme contemporain, pourtant si prompt à décréter « violeur » quiconque se trouve sous le coup d’une accusation de « violences sexistes et sexuelles », cela sur la seule foi du « récit » d’accusatrices « libérant leur parole ».
Judith Butler, égérie « queer » du féminisme, a ainsi tout récemment admis du bout des lèvres que si (sic) des viols et exactions avaient été commis lors du « soulèvement », en rien antisémite d’après elle, du mouvement terroriste qu’elle qualifie depuis fort longtemps de « progressiste » dans sa « résistance à l’impérialisme », elle les condamnait.
Un tel déni de la réalité factuelle, tranquillement assumé par son auteure, ne surprendra que ceux qui ont obstinément voulu ignorer la nature philosophiquement spécieuse et politiquement très discutable de ses positions[5], et n’ont guère bronché lorsqu’elle a écrit par exemple, thèse féministe on l’admettra douteuse, que les Afghanes qui refusaient la burqa sous le premier régime taliban étaient des « complices du préjugé culturel occidental[6] ». Ou lorsqu’elle a sciemment faussé des propos d’Emmanuel Levinas, lui faisant dire que « les Palestiniens sont sans visage » et que pour cela il est permis de les tuer[7]. Tel est le « récit » de Judith Butler, qui prétend dire/engendrer la vérité sur Levinas. Peu importe qu’il s’agisse d’une falsification caractérisée – et pas sur n’importe quel sujet, son propos étant en l’occurrence de combattre le « sionisme ».
Que cela se « performe » au moyen de la fabrication d’une vérité alternative, estampillée « grande philosophe » – efficience garantie –, est remarquable. Car cette opération est celle même du discours de nature négationniste. L’historien Carlo Ginzburg a clairement démontré cela dans sa controverse avec Hayden White[8]. Rappelons que pour ce dernier, la réalité factuelle serait réductible aux « récits » plus ou moins efficients qui la font exister pour nous. Le critère de la « vérité » se définit alors à l’aune du degré d’adhésion que ces « récits » sont capables de susciter. Le discours le plus coté sera donc le plus « vrai ». Avec une sombre ironie, Carlo Ginzburg, commente : « Nous pouvons conclure que s’il arrivait que le récit de Faurisson devienne efficace, White n’hésiterait pas à le considérer comme vrai. »
Sans pousser jusqu’à l’extrémité faurissonienne, l’antisémitisme contemporain (post Shoah) est de facto négationniste – sur un mode radical, sinon tout à fait rare du moins peu affiché, ou, version « soft », par relativisme. Quant à l’antisionisme après 1948 – postérieur à la création de l’État d’Israël – il relève clairement du déni, plus ou moins assumé, de la réalité historique de la Shoah : à savoir principalement que les États européens ont abandonné leurs citoyens juifs de la fureur exterminatrice nazie. Par conséquent, sauf à vouloir nier ce fait, l’existence d’un État qui assurera en toute circonstance la défense de ses citoyens est un impératif qui ne souffre aucune discussion. Une scène du film de Claude Lanzmann, Pourquoi Israël (1972), scène qui contient en germe tout Shoah (1985), le fait comprendre avec simplicité, tout comme vingt ans plus tard, d’une tout autre façon, le profond et passionnant film Tsahal (1994), du même Lanzmann.
L’antisionisme militant est ainsi la forme chimiquement pure de l’antisémitisme après Auschwitz, au-delà du recyclage plus ou moins déguisé des poncifs de l’antisémitisme traditionnel, parmi lesquels le fantasme complotiste des juifs infiltrant les lieux de pouvoir et d’influence afin de dominer le monde. La déclinaison la plus absolue de cette détestation des « sionistes » sera, sous couvert de défense de la cause palestinienne, l’inversion perverse qui veut faire des juifs israéliens (voire des juifs tout court) des nazis.
Symptomatiquement, lors de la cérémonie des César 2021, un « humoriste » fit de Roman Polanski, cible que l’on voulait « gazée » en 2020, un équivalent d’Hitler (Adèle Haenel ayant été le plus sérieusement du monde présentée quelque temps auparavant par un universitaire spécialiste des crimes de masse comme un nouveau Primo Levi). Ainsi manifesta-t-il l’allégeance désormais de rigueur dans cette cérémonie au #MeToo du cinéma français.
Le discours (le « récit ») #Metoo-féministe est aujourd’hui superlativement efficace, à la faveur d’un étrange nominalisme performatif : énoncer « je suis une victime (sexuelle) » génère rétroactivement et de façon absolue le fait d’être une victime, et vaut ainsi comme preuve exclusive. C’est une pétition de principe, au nom de laquelle la dénonciation – calomnieuse ou non ce n’est pas la question –, élégamment nommée « témoignage » qu’elle passe ou non par l’institution judiciaire, est irrécusable. Parole nécessairement véridique, donc, quant à la réalité des faits allégués, conférant l’onction de légitimité souveraine qui émane aujourd’hui du statut de « victime ». A fortiori si les accusations sont publiques – publicitaires –, et en nombre.
La séquence Adèle Haenel, et la machine de guerre contre le réalisateur de J’accuse qu’elle a servi à enclencher, empreinte d’un antisémitisme qui s’est « libéré » sans frein envers Roman Polanski au cours de cette période[9], a dévoilé l’étroite intrication entre les logiques de l’absolutisme du « récit » (dit « féministe ») et la version (post) moderne de l’antisémitisme. Il est fascinant, et brutalement révélateur, que la question de l’antisémitisme soit d’emblée apparue au cœur de l’affaire. C’était loin d’être incongru : car là gisait l’enjeu nu de la guerre sur le statut du vrai. D’autant que J’accuse n’est pas seulement un film sur l’antisémitisme réalisé par un (miraculeusement) rescapé de la Shoah, mais surtout, telle est sa plus brûlante actualité, c’est une œuvre sur les procédés de falsification visant à produire, à la faveur d’un rapport frauduleux aux faits et à la vérité, l’adhésion à une vérité alternative.
Quand le « genre » (gender) efface le sexe
Il nous faut faire un pas de plus. Car cette vision d’une performativité radicale – la toute-puissance de « récits » intégralement démiurgiques – va très loin. Jusqu’à la lisière du délire quant au rapport du sexe et du « genre », envisagé selon la mécanique circulaire du gender butlero-queer.
Selon cette vision, le « genre », à la fois effet et cause de la « domination hétéropatriarcale occidentale », produira le sexe comme un pur « récit », source exclusive de la réalité matérielle. Ainsi un document officiel du Planning familial, après avoir expliqué qu’« en Occident [sic] », le « genre » comporte « deux catégories, dont une dominée : les femmes ; et une dominante : les hommes », enseigne aux ignares que, s’agissant de la matérialité du sexe, « à la naissance, les médecins décident, selon des normes de longueur du pénis/clitoris, si l’individu est un garçon ou une fille. [10]» Une « assignation », laquelle effectue un « récit ». Un canular ? Pas du tout. L’actuelle catéchèse « féministo-queer.
À ce compte, parce que juives appartenant à « l’entité sioniste », les Israéliennes violées et massacrées sont, du point de vue du « genre » (gender) à ranger du côté des « dominants » : non pas des femmes par conséquent, mais des « hommes » – au sens « féministe » inculqué par le memento sacré du Planning familial. Elles ne sauraient donc être des victimes effectives ; peu importe la réalité factuelle de ce qu’elles ont subi, dans leurs corps de femmes. Aberrant ? Certes. Mais « vrai » au sens du « récit » #MeToo-féministe.
Dès lors on comprend deux choses.
D’une part ceci : il n’est nullement surprenant que, en rupture avec le féminisme historique très solidement ancré quant à lui, nonobstant sa diversité conflictuelle, dans la réalité matérielle, historique, sociale, le féminisme gendérisé dont relève #MeToo ait révélé un fort tropisme négationniste quant aux événements du 7 octobre. Car c’est un féminisme corrompu par le même type de distorsion intellectuelle qui préside à l’antisémitisme contemporain –intrinsèquement négationniste –, dont l’antisionisme paré d’empathie pour les seules « victimes » légitimes (les « victimes systémiques » des « nazis » juifs que sont les « sionistes ») constitue la version la plus achevée.
D’autre part, en concevant la vérité – fatale hélas – du slogan « #MeToo, sauf pour les juives », on doit aussi admettre qu’il peut n’y avoir aucun sens, pour les féministes juives (israéliennes ou non), de vouloir à toute force se ranger elles aussi sous la bannière du #MeToo-féminisme, en ses accointances délétères avec le discours déréalisant qui triomphe à l’ère de la post-vérité.
Puisse cette très cruelle séquence dessiller enfin toute féministe – toute femme, et tout esprit qui résiste un tant soit peu à la déraison.
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[1] Quelques féministes universalistes, critiques des mantras de l’intersectionnalité (mais pas, pour certaines, des impasses du #MeToo féminisme), ont heureusement sauvé l’honneur du féminisme sur cette séquence particulièrement sombre.
[2] Voir S. Prokhoris, Le Mirage #MeToo, le Cherche-Midi, 2021, et Qui a peur de Roman Polanski, le Cherche-Midi, 2024.
[3] Renée Fregosi a, dans ces colonnes, parfaitement explicité cet aspect central. Voir Renée Fregosi, « La dimension génocidaire, angle mort des massacres du 7 octobre », Telos, 3 janvier 2024.
[4] Idem.
[5] Voir S. Prokhoris, Au bon plaisir des « docteurs graves » - À propos de Judith Butler, Puf, 2017.
[6] J. Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Éditions Amsterdam, 2005, p. 175 sq.
[7] J. Butler, Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme, Fayard, 2013, p. 40.
[8] C. Ginzburg, « Unus testis », Le Fil et les traces, Verdier, 2010, p. 334.
[9] En témoignent lors des cérémonies des César 2020 puis 2021, et d’ignobles des pochoirs sur les trottoirs de Paris ainsi libellés : « Polanski, bois nos règles ».
[10] https://www.planning-familial.org/sites/default/files/2020-10/Lexique%20trans.pdf Sur ce point, voir S. Prokhoris, Les Habits neufs du féminisme, Intervalles, 2023.