La France de 2020 face aux attentats du 13 novembre 2015 edit
Aujourd’hui, notre pays salue la mémoire des 130 victimes des attentats du 13 novembre 2015. Ces commémorations interviennent dans un contexte politique particulier : une nouvelle vague d’attaques terroristes vient d’ensanglanter la France et l’Autriche. Cinq ans après les massacres du Stade de France, du Bataclan et du quartier République, « l’attentat au hachoir » rue Nicolas-Appert à proximité des anciens locaux de Charlie Hebdo le 25 septembre dernier, l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, le 16 octobre, et les trois meurtres de la cathédrale Notre-Dame de Nice le 29 octobre ont ravivé et même amplifié le traumatisme des attentats de 2015 en France. En quelques instants, la terreur de 2015 a ressurgi et a envahi l’espace public. Les mêmes états de sidération, les mêmes passions de colère ont saisi les médias, les responsables politiques et la société civile.
Pourtant, depuis 2015, les « effets de terreur » ont évolué et la France doit aujourd’hui lutter contre de nouvelles agressions contre ses principes politiques (laïcité, liberté de la presse). Face au terrorisme de 2020, la France ne doit pas seulement se souvenir de 2015 mais lucidement affronter les défis sécuritaires qui s’annoncent.
Le 13 novembre 2015 ou l’irruption de la guerre dans les rues de Paris
Les attentats du 13 novembre 2015 ont propagé en France des « effets de terreur » que le pays ne connaissait pas encore directement. Malgré sa longue exposition aux attentats de la période de la décolonisation, aux attaques des indépendantistes de ETA ou du FLNC, aux crimes perpétrés par Action Directe puis aux années 1990, la France, entre janvier et novembre 2015, est entrée dans l’ère de l’hyperterrorisme militarisé.
En 2015, les mitraillages perpétrés en janvier par les terroristes affiliés à al-Qaida puis en novembre par les commandos de l’organisation Etat Islamique (EI) avaient fait basculer la France dans un climat de « guerre » sur son propre sol selon l’expression délibérément choisie par le président Hollande dans la nuit du 13 au 14 novembre alors que l’assaut contre les terroristes du Bataclan était mené.
Le terrorisme de 2015 marquait une massification des attaques, des moyens et surtout des bilans. Depuis le 11 septembre 2001, à New York et à Washington, puis à Madrid (2004), Londres (2005) ou encore Mumbai (2008), les terroristes étaient engagés dans des stratégiques politiques visant à augmenter les bilans humains. Cet « hyperterrorisme » (pour reprendre l’expresson de François Heisbourg) aussi spectaculaire qu’épouvantable essayait de hisser les bilans au niveau de ceux d’opérations militaires afin d’obtenir un résultat poltique sans précédent : se faire passer pour une armée régulière opérant sur un sol étranger. En 2015 en France, la massification et la militarisation du terrorisme vont de pair. Elles s’inscrivent dans une stratégique géopolitique, au moment où l’organisation EI subit des revers sérieux en Syrie et en Irak du fait de l’intervention russe et des frappes de la coalition internationale. Le message politique à la France et à l’Europe entière est sans équivoque : l’organisation EI entend ouvrir un front militaire (ou imitant les batailles du Moyen-Orient) en Europe. De fait de nombreuses villes européennes sont frappées dans la foulée : Bruxelles, Berlin, Stockholm, Barcelone, Nice, etc. En 2015 c’est un Etat souverain qui est visé, la France, par une organisation qui essaie de se faire passer pour un Etat.
Ces attentats changent la donne terroriste et modifient sensiblement le paradigme de la lutte anti-terroriste. La première inflexion consiste dans la « militarisation de l’anti-terrorisme » : en déclarant « nous sommes en guerre » et en mobilisant les forces armées dans l’opération Sentinelle, le président Hollande change de modèle : jusque-là, les Etats européens avaient choisi de traiter le terroristes en criminels, pas en soldats ou en guerriers.
Ces attentats ont modifié la tradition politique française en militarisant la vision du terrorisme et les moyens de lutte contre lui. La communauté nationale a alors réussi à se souder dans un rejet commun de la violence politique et dans la construction d’une union sacrée contre le terrorisme adoptant la grammaire de l’union sacrée en temps de guerre.
Le 13 novembre 2020 et l’attaque contre les principes républicains
De 2015 à 2020, la continuité a été évidente de point de vue des passions publiques : lorsque les chaînes d’information continue et les médias sociaux ont diffusé l’annonce des attentats de septembre et octobre dernier, l’onde de choc médiatique a été d’autant plus forte que la mémoire collective a immédiatement fait la comparaison avec les attentats d’il y a cinq ans.
Toutefois, le message politique a changé. Aujourd’hui, les terroristes ont changé de profil, de cibles, de modus operandi et donc de tactique politique.
Il ne s’agit plus de terroristes aguerris sur des champ de bataille lointains mais de (très) jeunes gens inexpérimentés en matière militaire. Il ne s’agit plus d’armes automatiques et d’explosifs mais d’armes blanches (sauf à Vienne). Et les bilans ne sont plus des massacres à l’arme de guerre mais des assassinat à l’arme blanche faisant peu de victimes (numériquement) mais s’acharnant sur des corps martyrisés. De 2015 à 2020, le terrorisme n’emprunte plus ses modèles à la guerre mais au meurtre « sacrificiel » – modèles – particulièrement horribles et à même de frapper les esprits. Du terrorisme militarisé à l’épouvante low cost en somme.
Les messages que ces criminels adressent à la communauté politique sont sensiblement modifiés. Le choix de cibles indique clairement que les mouvements islamistes veulent aujourd’hui saper non pas l’action d’un Etat au Moyen-Orient mais certains éléments essentiels de la tradition républicaine. Premièrement, la liberté de la presse en blessant deux personnes rue Nicolas Appert sur le lieu de l’ancien siège de Charlie Hebdo. Deuxièmement, la laïcité de l’école publique en assassinant Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine au motif qu’il avait montré à ses élèves les fameuses caricatures. Troisièmement, la liberté de culte et de croyance en assassinant trois personnes dans où près de la cathédale Notre-Dame à Nice.
Il ne s’agit plus de la « stratégie indirecte » utilisée par EI en novembre 2015 pour affaiblir une puissance militaire sur son sol même en frappant ses populations civiles. Les actions violentes de 2020 ne visent plus à infléchir la politique extérieure de la France mais à saper les principes républicains en créant un clivage : il s’agit de faire passer la laïcité pour de l’islamophobie et la neutralité active de l’Etat pour la persécussion d’une confession, l’islam. Le but est clairement de créer une scission dans la population française entre les musulmans et les autres.
De l’union sacrée à la controverse nationaliste
De 2015 à 2020, la réaction de la communauté nationale et de ses représentants a changé. Alors qu’il y a cinq ans le récit national était unificateur, la division s’est rapidement exprimée lors des attentats de 2020. L’opinion publique s’est déchirée notamment en accusant les pouvoirs publics et les administrations de laxisme sur la laïcité, sur les flux migratoires et sur les lieux de cultes musulmans. Ainsi que d’un attachement coupable à l’état de droit et aux libertés individuelles. La différence entre 2015 et 2020 tient au fait qu’aujourd’hui « l’effet de terreur » créé par les terroristes a été redoublé par « le climat du soupçon » développé par une partie de l’échiquier politique.
En effet, plusieurs responsables politiques de droite ou d’extrême droite ont engagé la polémique en défendant l’idée que c’était l’identité nationale française qui était attaquée, les armes à la main, par des agents de l’étranger. Ils ont à cet effet insisté sur la nationalité des criminels : pakistanaise à Paris, tchétchène à Conflans et tunisienne à Nice. Passant sous silence qu’une bonne partie des coupables et des complices de 2015 à 2020 sont des nationaux français ou européens, ils ont propagé l’illusion que le terrorisme islamiste est un corps étranger et constitue une cinquième colonne sur le territoire national. L’équation de l’anti-terrorisme devient alors redoutablement simple : terroriste = musulman = étranger et, réciproquement Français = victime = chrétien. La lutte contre le terrorisme devient seulement une question de politique migratoire. Si cette lecture simplificatrice est plus marquée à droite, on notera que la présidence Hollande avait, dès 2015, enclenché cette lecture du terrorisme et cette dynamique de l’anti-terrorisme en demandant la déchéance de nationalité pour les coupables des attentats.
Le problème de cette lecture nationale du terrorisme est que tout le défi de la lutte est précisément que les auteurs des crimes restent le plus souvent des compatriotes. Quand on l’envisage sur les cinq dernières années, le terrorisme n’est pas une opération clandestine menée par une souveraineté étrangère. C’est une violence politique qui sape de l’intérieur une société civile et des institutions. Lutter contre le terrorisme ne se réduit malheureusment pas à maîtriser ou juguler les flux migratoires, sinon la fermeture des frontières de 2016 aurait protégé Bruxelles contre l’EI, la Police aux frontières (PAF) pourrait remplacer avantageusement la DSGE et la DGSI et durcir les conditions d’obtention de titres de séjour, du statut de réfugié politique ou d’accession à la nationalité suffirait à garantir la France contre les attaques terroristes. Le simplisme sécuritaire trouve vite ses limites.
Pour autant, lutter contre le terrorisme ne peut pas consister à réduire les garanties apportées aux libertés fondementales. Rappelons-le une fois encore : le but de tous les mouvements terroristes en lutte contre les régimes libéraux, démocratiques ou républicains a été de les contraindre à se renier et à « révéler leur véritable visage oppressif ». Demander un « régime d’exception », une « législation de guerre » et un affranchissement des « boulets » de l’Etat de droit reviendrait à accorder aux terroristes ce qu’ils souhaitent : la disparition de l’identité politique de la France (et non son identité nationale). De plus, personne parmi les professionnels de la lutte contre le terrorisme ne réclame un changement des normes applicables. Les outils juridiques élaborés durant la dernière décennie sont suffisants, à la différence des ressources qui sont consacrées à leur mise en œuvre.
Lutter contre le terrorisme n’est pas non plus mener une « guerre de civilisation », d’abord parce qu’accorder le titre de « civilisation » à une organisation commettant des meurtres de civils en civilisation est scandaleux et ensuite parce qu’une guerre de civilisation ne se remporte que par la disparition de la civilisation adverse.
Si le débat est nécessaire, la controverse nationaliste est elle délétère car elle sert objectivement les buts terroristes : amener une communauté politique à se diviser et à se renier.
Au moment où nous saluons la mémoire des victimes du 13 novembre 2015 et où, à travers elles, nous nous souvenons des victimes du terrorisme plus récentes encore, il nous faut mesurer la nature et l’ampleur véritables du défi terroriste contemporain : ce qui est aujourd’hui attaqué n’est plus seulement notre politique étrangère mais notre identité politique collective. La réponse ne peut plus être principalement d’ordre militaire. Puisque c’est la République qui est visée, c’est seulement la défense et la promotion des principes républicains (liberté, laïcité et Etat de droit) qui peuvent être à la hauteur des menaces actuelles.
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