Des crimes de guerre des deux côtés? edit
Qui n’a pas vu l’un ou l’autre de ces visages, bien trop nombreux, d’enfants disparus, assassinés ou enlevés par le Hamas? Bien entendu, il serait ignoble de penser que la mort des enfants palestiniens de Gaza pourrait constituer une vengeance légitime. La barbare loi du talion n’a plus lieu d’être. Et, quels que soient les discours obligatoires et télévisés des mères palestiniennes exposant leur joie d’avoir fourni un martyr à la Cause, on imagine que la peine des parents et grands-parents peut beaucoup ressembler à celle ressentie de l’autre côté.
Un mort en vaut un autre. C’est là l’ultime bastion du principe d’égalité entre humains. Mais une mort n’en vaut pas une autre. Sinon, pourquoi tant s’émouvoir de l’assassinat de Dominique Bernard? Après tout, Il n’est pas exceptionnel pour un homme de mourir à 57 ans, et dans quelques cas de mort violente. Ce qui a choqué à Arras, c’est le caractère hors norme du meurtre non provoqué d’un prof par un ancien élève, et plus encore ce qu’il manifeste en termes de haine et de volonté de destruction de tout ce qui nous est collectivement le plus cher, de l’aveu spontané du meurtrier : l’éducation profane, la République, la laïcité...
Il en va à peu près de même dans le cas du massacre auquel s’est livré le Hamas – et pas seulement par la similitude des référents idéologiques. À une échelle probablement inconnue depuis le génocide rwandais de 1994, on s’est adonné, de manière préméditée et organisée, à l’extermination totale d’un groupe humain – non pas femmes, vieillards et enfants inclus, comme par accident, mais enfants, femmes ou vieillards en guise de cibles privilégiées, et ce de manière clairement préméditée. Ce qui bien entendu évoque le nazisme, où l’adulte en bonne santé (et donc en capacité de porter les armes) avait un peu plus de chances de survie que le faible. Il s’agit incontestablement d’un crime contre l’humanité pour manuel de droit international, tant il est, si l’on peut dire, parfait (préméditation, ciblage, étendue…). L’élément original, dans le cas du Hamas, a été de tuer indistinctement quiconque lui tombait sous la main, y compris des dizaines d’Asiatiques (32 Thaïlandais, selon leur gouvernement), difficiles à confondre avec des Israéliens, et même un certain nombre d’Arabes israéliens. Les nazis discriminaient davantage leurs victimes, seuls les juifs étant systématiquement exterminés. Le but, autour de Gaza, était moins la destruction d’une ethnie particulière que la tabula rasa, la place nette pour un repeuplement à composante unique, sans élément allogène, et sans population « contaminée » par la fréquentation des juifs. La seule limite à ce nettoyage par le vide a été la capacité de Tsahal à réagir, certes bien tardivement, et à anéantir les infiltrés du Hamas.
Cela, par contre, ressemble bien peu aux bombardements effectués par Israël sur Gaza. Certes, si l’on ajoute foi aux chiffres transmis par le Hamas (dont, depuis le pseudo-bombardement de l’hôpital, on connaît la fiabilité), de nombreux enfants auraient été tués. Mais qui peut sérieusement prétendre qu’ils seraient ciblés en tant que tels ? Israël fait un certain nombre d’efforts pour limiter les pertes civiles, en particulier en prévenant des cibles prochaines, quitte à réduire l’efficacité militaire des frappes ; Tsahal exerce une retenue à bombarder les hôpitaux, alors même qu’il paraît démontré que certains servent de QG ou d’arsenaux au Hamas. C’est d’ailleurs ce qui explique que des milliers de Gazaouis persistent à y trouver refuge. On peut néanmoins sans doute parler dans quelques cas de négligence criminelle (criminal neglect), ce qu’aucune armée n’est jamais parvenue à éviter complètement. Mais l’incrimination de crimes de guerre apparaît infondée – contrairement à ce que beaucoup croient nécessaire, voire naturel d’avancer, et qui à les suivre équivaudrait en gravité aux massacres du Hamas. Pour cela, il faudrait que les bombardements sur zone urbaine soient par eux-mêmes contraires au droit de la guerre. Ce n’est pas le cas, et c’est parfaitement justifié. Il serait exorbitant qu’il suffise à une armée de s’entourer de nombreux civils pour pouvoir se retrancher, développer des productions d’armements, préparer des offensives ou lancer des missiles, sans risque de représailles. La distinction effectuée au XIIIe siècle par Thomas d’Aquin entre jus ad bellum et jus in bello demeure primordiale : le second (droit de la guerre) ne peut être contraignant au point d’annuler le premier (droit à faire la guerre). Les crimes de guerre caractérisés sont plutôt du côté du Hamas : utilisation de civils, palestiniens ou étrangers, comme boucliers humains ; détournement des structures médicales protégées au profit de son effort de guerre ; et, bien entendu, prise d’otages, sans même, après trois semaines, la communication de leur nombre et de leurs identités.
Qu’on se reporte à la Seconde Guerre mondiale : les bombardements alliés tuèrent environ un million d’Allemands et de Japonais pris ensemble, sans même parler des deux bombes atomiques. Sans doute dix fois plus de civils qu’au cours des bombardements commis par les pays de l’Axe – qui avaient cependant enclenché le cycle, entre 1937 et 1940, avec les bombardements de Guernica, de Chongqing (Chine) et de Rotterdam, comparativement peu meurtriers du seul fait de la modestie des flottes de bombardiers du temps. Dès l’automne 1940, au cours de la bataille d’Angleterre, le premier raid britannique sur Berlin précéda le blitz allemand sur Londres. Or quiconque s’avise de se servir de ces faits pour mettre un signe égal entre les forfaits fascistes et la violence des démocraties, voire pour excuser les premiers par la seconde, se voit généralement dénoncé et marginalisé comme révisionniste – à juste titre. Qui oserait aujourd’hui mettre sur le même plan le massacre des juifs de Kyiv à Babi Yar (29 et 30 septembre 1941) et le tragique bombardement de Dresde par les Alliés (février 1945), pourtant quantitativement équivalents (environ 35 000 morts de part et d’autre) ? Parmi les atrocités japonaises, on met souvent en exergue l’utilisation de cobayes humains en Mandchourie par l’unité 731 (3000 morts) et la prostitution sous contrainte des « femmes de réconfort » (200 000 environ, dont la grande majorité survécut), alors que les victimes directes ou indirectes (famines) du Japon militariste furent une vingtaine de millions.
Evaluer ce que représentent les victimes d’un conflit n’est pas seulement affaire de quantité – ce serait le degré zéro de l’analyse. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les Anglo-Américains, tout en prenant beaucoup moins de gants que les Israéliens aujourd’hui (on compta près de 100 000 morts à Tokyo le seul 9 mars 1945, du fait de l’utilisation massive de bombes incendiaires), ne visaient ni à anéantir des pays, ni à exterminer leurs populations. Il s’agissait de gagner la guerre, le plus vite possible, en détruisant le potentiel militaire adverse, et en démoralisant les ressortissants de l’Axe. Et cela fut globalement efficace, quoique moins rapidement et complètement qu’espéré. Une preuve peu connue de cela : les seuls Japonais massivement jusqu’au-boutistes, des mois après la capitulation du Japon (août 1945), à laquelle ils refusaient de croire, brutalisant et assassinant parfois ceux d’un avis contraire, furent les internés civils des camps de relégation aux Etats-Unis, eux-mêmes pour une part citoyens américains[1]. À la différence de leurs compatriotes de l’archipel nippon, eux n’avaient pas subi les bombes américaines… Il serait osé d’arguer d’une vertu pédagogique des bombardements (l’effet peut être inverse), mais ceux-ci tendent à faire sortir une population de l’hubris de la toute-puissance, fort mauvaise conseillère en termes de violences gratuites (c’est au moment des plus grands succès allemands en Russie que commença véritablement la Shoah, c’est au moment de ses plus grandes victoires en Chine que le Japon commit le massacre de Nankin, en décembre 1937).
Il serait incohérent de ne pas juger à la même aune que ceux du dernier conflit mondial les bombardements sur Gaza, quelque cruels que soient leurs effets. Ils sont tout simplement incommensurables avec les atrocités du Hamas, qui n’ont qu’elles-mêmes pour objet. Quant à l’objectif, il est parfaitement licite, le tir incessant de milliers de missiles des quatre coins de la ville en faisant une zone de guerre ; en outre, malheureusement, rien n’indique que la population gazaouie désavoue dans sa masse ceux qui prétendent la représenter et l’utiliser dans l’effort de guerre. La seule condition juridique (et ajoutons, humaine) à prendre en considération par les Israéliens est la suivante : que le pilonnage de Gaza n’outrepasse pas les limites de ce qui est utile à la victoire sur le Hamas, et en particulier n’empêche pas l’arrivée des secours humanitaires à la population civile.
Jean-Louis Margolin, historien de l’Asie moderne, est l’auteur de Violences et crimes du Japon en guerre, 1937-45, Hachette Littératures, 2008. En préparation : L’Autre Seconde Guerre mondiale: de Nankin à Hiroshima, à paraître aux éditions Perrin.
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[1] Yasutaro (Keiho) Soga, Life behind Barbed Wire : The World War II Internment Memoirs of a Hawai’i Issei, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2008.