Sur un double aveuglement edit
Analyser « vingt ans de naïveté, de complaisance, d’arrogance parfois ou simplement de négligence » à l’égard de la Russie de Vladimir Poutine, c’est l’objet du livre de Sylvie Kauffmann intitulé Les Aveuglés[i], riche des témoignages de nombreux acteurs de cette période, qui souligne le « poids prépondérant » de l’Allemagne et de la France dans la politique européenne à l’égard de Moscou.
Si la deuxième guerre de Tchétchénie, déclenchée à l’automne 1999, crée un froid dans les relations franco-russes, celles-ci ne tardent pas à se réchauffer. La « solidarité existant entre les trois leaders du camp de la paix, Poutine, Schröder et Chirac » face à l’intervention américaine en Irak en 2003 contribue à ce rapprochement. « Comme tout président français, Chirac brûle de s’atteler à l’avènement d’un monde multipolaire », même si sa relation avec Poutine n’atteindra jamais la même proximité que celle nouée par le président russe avec le couple Schröder, qui adopte des enfants russes. En campagne électorale, Nicolas Sarkozy promet « de ne jamais serrer la main de M. Poutine », leur entretien en marge du G8 de Heiligendamm est « franc » et même « brutal », cependant, dès le premier déplacement à Moscou du nouveau président de la république, le ton change, et « à partir de là, Nicolas Sarkozy suivra une ligne résolument pro-russe ». « J’étais, par ailleurs, bien décidé à ne pas me laisser phagocyter par une partie de l’Europe de l’Est dans une posture anti-russe qui ne me semblait correspondre ni à nos intérêts, ni à notre histoire commune », expliquera en 2020 Nicolas Sarkozy dans son livre Le Temps des tempêtes, alors même que Poutine durcit le ton à l’égard des Occidentaux, comme le montre son discours en février 2007 devant la conférence sur la sécurité de Munich.
Berlin et Paris sont en phase dans le débat sur l’adhésion à l’OTAN de la Géorgie et de l’Ukraine, « l’Allemagne est à la manœuvre avec une audace qui étonne les Américains », eux qui souhaitent mettre les deux pays « à l’abri » d’une menace russe. L’Allemagne et la France considèrent que les deux pays candidats « ne sont pas mûrs » et qu’il ne faut pas « envenimer les relations avec la Russie ». Le compromis négocié en avril 2008 à Bucarest par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy est « boiteux ». Quatre mois plus tard, l’armée russe occupe deux régions séparatistes géorgiennes (Abkhazie, Ossétie du sud), N. Sarkozy, qui préside l’UE, négocie un cessez-le-feu, néanmoins « rares sont ceux qui osent aujourd’hui qualifier l’accord du 12 août 2008 de succès ». Quelques jours après la fin des combats, Moscou reconnaît en effet formellement l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud. Le président Medvedev officialise les principes d’une politique extérieure révisionniste : la protection des populations russophones « où qu’elles soient » et l’affirmation « d’intérêts privilégiés » de la Russie dans certaines régions. « Loin d’être un accident, la crise géorgienne est le premier épisode de la politique expansionniste russe conçue par Poutine », observe Sylvie Kauffmann. Toutefois « le récit qui s’installe à Berlin et à Paris est celui d’une erreur de jugement géorgienne suivie d’une réaction russe excessive ». La relation avec Moscou reprend son cours, malgré les avertissements de hauts responsables militaires, N. Sarkozy donne son accord en 2011 à la fourniture à la Russie de quatre porte-hélicoptères de type Mistral. En 2012, le gazoduc Nord Stream 1, projet initié par le chancelier Gerhardt Schröder en 2005, entre en service.
« Les signes avant-coureurs » de la crise russo-ukrainienne de 2013-14 ne manquent pas, note Sylvie Kauffmann, mais Berlin et Paris regardent ailleurs : la France est préoccupée par la situation en Syrie, Angela Merkel concentre ses efforts sur la libération de l’ancienne Première ministre ukrainienne, Ioulia Timochenko. Le refus du président ukrainien Viktor Ianukovytch de signer l’accord d’association UE-Ukraine déclenche la révolution du Maïdan. En mars 2014, la Russie annexe la Crimée : pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies modifie unilatéralement les frontières d’un État européen indépendant, dénonce Angema Merkel. Le « format Normandie » (Russie, Ukraine, Allemagne, France) est mis sur pied, « les Français voient là un processus franco-allemand, mais dans l’esprit des Allemands que j’ai interrogés, écrit Sylvie Kauffmann, c’est bien Merkel qui est au volant ; simplement elle ne veut pas conduire seule ». Plus que l’annexion de la Crimée, c’est le crash du vol MH17 en juillet 2014 en Ukraine qui va « réveiller les dirigeants européens », observe Sylvie Kauffmann. De l’aveu même de François Hollande, les sanctions prises par l’UE sont de la « gnognotte ». Fin 2014, il met un terme au contrat Mistral et s’attire les critiques de l’extrême-droite (Marine Le Pen évoque une « soumission à la diplomatie américaine »), de l’extrême-gauche (Jean-Luc Mélenchon dénonce « une trahison insupportable ») et d’une partie de la droite gaulliste. Mais en 2015, le contrat du gazoduc Nord Stream 2 est signé, en dépit des protestations des Baltes et des Polonais.
La relation germano-russe est très spécifique, souligne Sylvie Kauffmann : « l’ampleur des cataclysmes du XX siècle, ses deux guerres mondiales et ses deux totalitarismes, lient les subconscients russe et allemand avec une profondeur que les autres peuples d’Europe, ne mesurent peut-être pas. Il y a une spécificité de la relation germano-russe, historique et géographique, qui prime toutes les autres en Europe ». La culpabilité ressentie par les Allemands pour les crimes commis en URSS pendant la seconde guerre mondiale, la reconnaissance envers Mikhail Gorbatchev pour son rôle lors de la réunification allemande expliquent la nature de cette relation particulière (« Sonderbeziehung »). Après la chute du mur de Berlin, « une surprenante lecture de la fin de la guerre froide s’est imposée » chez les Allemands, note la journaliste, attribuée non pas à Ronald Reagan, au Pape Jean-Paul II et aux opposants polonais, mais à l’Ostpolitik mise en œuvre au début des années 1970. Autre illusion, largement partagée après 1989, le caractère pacifique de la réunification de l’Allemagne, « désormais entourée d’amis », conduit à la conclusion que la force militaire ne compte plus et que seule importe la puissance civile. Au « changement par le rapprochement » succède le « changement par le commerce » (« Wandel durch Handel »). Nord Stream devient le « symbole de l’aveuglement allemand face aux visées et aux manipulations de Poutine ». L’Allemagne, où il a vécu cinq ans à Dresde, est le pays « le plus important » pour Vladimir Poutine, qu’il choisit pour ses deux interventions majeures à l’étranger, en 2001 au Bundestag – discours qui suscite « émotion » et « émerveillement » – et en 2007 à Munich, où il choque son auditoire.
La relation de la France avec la Russie n’a pas la même profondeur que celle de l’Allemagne, analyse Sylvie Kauffmann. L’attirance des élites françaises pour la Russie s’explique en particulier par l’ambition géopolitique. À la différence de son voisin, la France dispose d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, c’est une puissance dotée de l’arme nucléaire, qui entend traiter d’égal à égal avec les autres grandes puissances. On peut y ajouter l’antiaméricanisme, traditionnellement beaucoup plus prégnant en France qu’en Allemagne, qui continue à s’en remettre à la protection des États-Unis. Tandis que Berlin cherche à mettre en place avec la Russie un « partenariat stratégique », fondé sur une complémentarité économique, « chaque président français ambitionne de mettre sur pied une nouvelle architecture de sécurité en Europe ». Comme Jacques Chirac en 2005 (« il ne faut pas humilier la Russie »), Emmanuel Macron est convaincu qu’au début des années 1990, l’Occident a perdu une occasion de construire une véritable relation avec la Russie, qui s’est sentie humiliée.
On peut noter à ce propos qu’en Allemagne, cette thèse de l’humiliation est très peu évoquée, alors qu’elle fait directement référence à son histoire (« syndrome de Weimar »). Outre-Rhin, les Rußlandversteher mettent en avant le pacifisme et la culpabilité allemande née des crimes commis sur le front de l’Est, alors qu’en France, les « poutinophiles » sont attirés par l’image de « l’homme fort » et par sa défense des « valeurs traditionnelles ».
Un élément commun est en revanche la corruption d’une partie des élites. Sylvie Kauffmann consacre un long développement à l’influence politique que s’est procuré la Russie en Allemagne par le biais de ses exportations de gaz. Elle mentionne aussi « les intérêts financiers de dirigeants politiques, qui, une fois sortis de leurs fonctions officielles, font volontiers le voyage Paris-Moscou ».
Il faut aujourd’hui constater qu’aussi bien la stratégie « économiste » (la démocratisation par le « doux commerce »), la volonté de dialogue et la vision réaliste ou géopolitique, bien décrites dans le livre, se sont avérées inopérantes pour arrimer la Russie au continent européen.
Toutes ces approches ont négligé la dérive autoritaire croissante du pouvoir russe, dont les premiers signes remontent à 2004-5 (raidissement du Kremlin après les premières « révolutions de couleur » dans les républiques ex-soviétiques), est-il rappelé. Les fortes paroles prononcées par Angela Merkel après l’annexion de la Crimée, qui « remet en question l’ordre de paix européen tout entier », n’entraînent aucune conséquence sérieuse. « On cherche en vain les signes du vrai tournant stratégique dans cette période », note Sylvie Kauffmann. Au vu de son expérience du communisme et de la Russie et de ses convictions démocratiques, la faible réaction d’Angela Merkel demeure « une des grandes énigmes ». « Comment a-t-elle pu lui livrer les clés de l’approvisionnement énergétique de l’Allemagne, présider à l’affaiblissement spectaculaire de la Bundeswehr ? », s’interroge l’éditorialiste du Monde. Les initiatives prises par Emmanuel Macron posent aussi question, en particulier l’invitation de Vladimir Poutine à Brégançon, le 19 août 2019, « complètement à contre-courant de la dynamique interne observée avec constance à Moscou, répressive, expansionniste et révisionniste ». De plus, cette opération a été montée par l’Élysée en solitaire, « même Berlin a été tenu à l’écart. Évidemment, les Allemands sont furieux ». En janvier 2021, l’arrestation d’Alexei Navalny à son retour de Berlin, inquiète Angela Merkel : c’est « un très mauvais signe », rapporte Sylvie Kauffmann, la chancelière a « un pressentiment », continue cependant à plaider pour le dialogue avec Moscou. Le 18 juin 2021, elle propose à Emmanuel Macron d’inviter V. Poutine au Conseil européen des 24/5 juin, suggestion rejetée par les autres Chefs d’Etat et de gouvernement européens, qui découvrent le projet la veille du sommet.
Le choc provoqué par l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, est moins violent en France qu’en Allemagne, où la plupart des responsables politiques allemands, du SPD notamment, reconnaissent leurs erreurs et tirent les conséquences de ce « changement d’époque » (« Zeitenwende »). Notre pays est moins dépendant du gaz russe, il a préservé ses capacités de défense et ses liens avec la Russie n’ont pas la densité de la relation germano-russe. La France a « dû opérer un virage stratégique sur sa relation avec la Russie », estime Sylvie Kauffmann. La classe politique française a effectivement condamné l’agression russe, mais on peut aussi la juger moins encline à remettre en cause les fondements de la politique suivie à l’égard de Moscou[ii].
Autre victime collatérale du conflit russo-ukrainien, qui n’est pas abordée dans cette étude par ailleurs très fouillée et fort instructive, l’état de la coopération franco-allemande. Pour tenter de dissuader Vladimir Poutine d’agresser l’Ukraine, en février 2022, Emmanuel Macron et le nouveau chancelier Olaf Scholz se rendent successivement, à une semaine d’intervalle, à Moscou, les livraisons d’armes des deux pays ne sont pas coordonnées, chaque capitale organise ses conférences sur la reconstruction de l’Ukraine, le 60e anniversaire du traité de l’ Élysée, en janvier 2023, ne donne lieu à aucune initiative commune, Olaf Scholz et Emmanuel Macron prononcent chacun à Prague (2022) et à Bratislava (2023) un discours pour tenter de resserrer les liens avec les pays de l’Europe centrale et balte, distendus du fait de la priorité longtemps accordée par Berlin et Paris à la Russie. Depuis la disparition du « format Normandie », la seule initiative commune, qui est mentionnée dans le livre, est le déplacement conjoint à Kiev d’Olaf Scholz et d’Emmanuel Macron à la mi-juin 2022. C’est lors de cette visite, qui associe le président roumain Klaus Iohannis et le chef du gouvernement italien Mario Draghi, que le président français et le chancelier allemand apportent leur soutien à la candidature de l’Ukraine à l’UE.
En ce début d’année 2024, l’heure de vérité se rapproche pour une UE confrontée à des défis majeurs et inédits (possibilité d’un désengagement des États-Unis du continent européen, perspective d’un conflit de longue durée en Ukraine, maintien de la cohésion interne et d’un front commun face à la Russie, élargissement aux Balkans occidentaux et à l’Ukraine) qui rendent plus nécessaire que jamais une coordination et une impulsion franco-allemandes.
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[i] Sylvie Kauffmann, Les Aveuglés, Stock, octobre 2023, 460 p.
[ii] Bernard Chappedelaine, « L’Ukraine et les limites de la géopolitique », Telos, 12 octobre 2023.