Mayotte et le droit du sol edit
On a parlé d’atteinte au droit du sol, on a avancé que les principes républicains étaient menacés lorsque le ministre de l’Intérieur a évoqué l’éventualité d’une réforme de l’application du droit du sol au cas, très particulier, de Mayotte. Une fois de plus, on a opposé les mauvaises démocraties du droit du « sang » (terme venu du latin, jus sanguinis, mais qui a pris une connotation négative depuis son utilisation par les mouvements fascistes) aux nobles démocraties civiques du droit du « sol ». Une fois de plus, on entend sur France Inter que la remise en cause du droit du sol menace les principes républicains.
Cela donne un fort sentiment de déjà-vu et nous renvoie à 1986. Jacques Chirac, Premier ministre lors de la première cohabitation avec François Mitterrand, avait envisagé une réforme du droit du sol pour répondre, déjà, à la campagne du Front national ; la scène politique s’était alors enflammée. Pour distraire les esprits, le Premier ministre avait constitué une commission chargée de marginaliser politiquement le problème. La première réunion a été dominée par des discours qui, inspirés par le débat médiatique, évoquaient la défense de la République dont le droit du sol était l’instrument et le symbole. Au cours de la séance, pourtant, j’entends encore l’intervention d’un professeur de droit, dont la voix flutée et plus modeste que celle des intellectuels médiatiques qui participaient à la Commission, lui-même d’origine roumaine et naturalisé français, avait rappelé : « Mais, enfin, 95% des Français le sont en fonction du droit du sang ». Sur le moment, j’avais été frappée par cette remarque sans en tirer toutes les conséquences.
Avec l’apprentissage collectif auquel ont procédé les membres de la Commission, des vérités ont été admises par tous. Le droit du « sang » veut simplement dire que l’immense majorité des citoyens ont la nationalité française parce qu’au moins un de leurs parents est français. Le « sang » ne fait pas allusion à la connotation ethniciste résumée en allemand par l’idéologie du « Blut und Boden », il signifie la filiation ou l’héritage, on hérite de sa nationalité comme de son existence juridique par sa filiation sociale, le plus souvent mais pas nécessairement confondue avec la filiation biologique.
Aucune nation démocratique ne peut être purement fondée sur ce droit de la filiation, parce qu’elle est ouverte aux autres. Des non-nationaux s’y installent par choix ou par nécessité. Les nouveaux-venus ont l’aspiration de connaître de meilleures conditions économiques, de répondre aux besoins du pays d’installation ou bien ils fuient un pays tyrannique. Immigrés économiques, exilés politiques, poètes ou amoureux, les étrangers sont nombreux dans les pays démocratiques. Une fois présents, ils participent de fait à la vie collective, par le travail, par la consommation, par le respect imposé des normes communes. À moyen ou long terme, eux et leurs descendants ne peuvent rester marginalisés dans la vie collective ; la société démocratique est politique. D’où l’adoption d’un droit de la nationalité qui, sous des formes et avec des conditions diverses, reconnaît les droits qu’ils ont acquis par leur présence sur le territoire national. Toutes les nations démocratiques font appel à des dispositions plus ou moins ouvertes ou plus ou moins restrictives du droit du sol.
Les Français, rétrospectivement, ont donné un sens moral ou idéologique à la place large qu’ils lui accordent. Mais les raisons d’intérêt économique et militaire étaient aussi bien présentes. Dans une France démographiquement faible dont la défense reposait sur le nombre des soldats, la loi de 1889 qui libéralisait l’accès à la citoyenneté avait pour but premier de fournir des hommes à l’armée : les enfants des immigrants ne devaient pas échapper au devoir militaire qui incombait aux citoyens français. Le rapporteur de la loi au Sénat ne s’en cachait pas, qui déclarait qu’il fallait « soustraire » les jeunes étrangers socialisés en France « à la tentation d’éluder » « les exigences nouvelles de la loi militaire »[1]. La nation en tant que « plébiscite de tous les jours » est une belle formule, mais elle n’épuise pas la question. Le droit du sol n’est pas toujours un signe de démocratisation.
C’est en fonction de l’intérêt national que son application a varié dans les nations démocratiques. Les pays des Amériques qui avaient besoin d’attirer de nouvelles populations pour s’étendre sur des terres qu’ils jugeaient vides ont en général appliqué le droit du sol « simple » : aujourd’hui encore, toute personne née aux États-Unis ou en Argentine a la citoyenneté des Etats-Unis ou d’Argentine. Avoir acquis la nationalité sans avoir des parents américains ou sans être né aux Etats-Unis vous interdit d’être élu président. C’est une limite modeste, mais qui a peut-être joué pour Henry Kissinger arrivé adolescent d’Allemagne.
Les nations de l’Europe n’ont jamais adopté le droit du sol simple. Ce qui les différencie les uns des autres de ce point de vue, ce sont les modalités et les conditions de l’application du droit du sol selon les circonstances historiques. Longtemps on a opposé l’ouverture du droit français – étant donné ses besoins économiques et militaires, mais aussi sa croyance en la diffusion des valeurs républicaines associées au patriotisme – à la fermeture du droit allemand. L’Allemagne, étant donné sa fécondité, n’avait pas les mêmes besoins et, une partie de la population germanophone résidant hors de ses frontières politiques, la législation privilégiait le droit de la filiation pour garder ses nationaux. Mais cette opposition que tant d’écrits, historiques, philosophies ou sociologiques ont développée depuis la fameuse controverse entre Ernest Renan et Theodor Mommsen à la suite de l’annexion de l’Alsace par les Allemands en 1870, est de moins en moins vraie. Le retour des Allemands « ethniques » après la défaite de 1945 et la chute du mur de Berlin en 1989, la présence active des descendants des Gastarbeiter venus au cours des Trente Glorieuses années de développement économique, la dynamique de la démocratisation et le vieillissement de la population ont conduit le gouvernement allemand à adopter des réformes qui rapprochent progressivement la législation allemande de la législation française. Celle-ci, comme celle du Royaume-Uni, ne se contente pas de la naissance sur le sol français, mais pose comme condition que cette naissance a été suivie de la présence sur le sol français, c’est-à-dire de la socialisation et de la participation à la vie commune. L’enfant d’une touriste qui accouche par hasard au cours d’un voyage dans un pays étranger n’a pas droit à la nationalité d’un pays où il n’a pas vécu.
C’est autour de ces exigences que se sont développés les débats. Ils s’étaient concentrés jusqu’en 1993 sur les modalités de l’application de l’article 44 de l’ancien code de la nationalité qui prévoyait que les enfants nés en France de parents étrangers avaient droit à la nationalité française à leur majorité s’ils avaient été présents en France pendant les cinq années qui précédaient cette majorité. La Commission de la nationalité de 1986/1987 avait proposé que ce droit, qui n’était pas remis en question, devrait être précédé d’une déclaration de volonté de devenir français (par la signature d’un imprimé). Cette « manifestation de volonté » a alors suscité dans les années qui ont suivi des débats passionnés. Curieusement les sympathisants de gauche étaient les plus hostiles à cette proposition qu’ils dénonçaient comme contraire aux principes de la nation civique, alors que celle-ci repose dans son principe sur la volonté des citoyens et le fameux « plébiscite de tous les jours ».
L’exigence de manifester la volonté de devenir français selon les recommandations de la Commission a été effectivement introduite dans le code de la nationalité en 1993 par la majorité de droite, pour être supprimée par la majorité de gauche en 1997. Celle-ci a abrogé le code de la nationalité ; l’ancien article 44 est devenu l’article 21-7 du code civil, avec la précision que le séjour de cinq années en France ne précédait pas nécessairement la majorité et pouvait être continu ou discontinu. Depuis lors, les enfants étrangers deviennent automatiquement français à leur majorité s’ils ont résidé en France pendant cinq années depuis l’âge de 11 ans, sauf s’ils ont manifesté par une démarche administrative la volonté de ne pas le devenir (une loi de 1916 a facilité l’acquisition de la nationalité par les membres d’une fratrie qui n’étaient pas nés en France, mais y étaient arrivé très jeunes). Depuis cette date, le problème n’a plus été soulevé et le droit du sol est appliqué automatiquement. Le débat semblait politiquement clos.
S’agissant du projet évoqué par le ministre de l’Intérieur, il ne s’agit pas de remettre en cause le droit du sol inscrit dans les principes républicains et les besoins de l’intégration politique des sociétés démocratiques mais, éventuellement, d’adapter les conditions de son application aux nouvelles situations sociales et politiques. Or Mayotte est un département français particulier, géographiquement, démographiquement, économiquement. Malgré sa pauvreté l’ile attire massivement des populations beaucoup plus pauvres qui débarquent illégalement des autres Comores. Pour juger de ce projet, on ne peut négliger ces données. L’article 73 de la Constitution prévoit que les lois et règlements peuvent « faire l’objet d’adaptations » dans les départements et régions d’outre-mer, peut-il s’appliquer dans ce cas ?[2] En tous cas, rien ne permet de dire que ce projet sera ensuite appliqué dans l’Hexagone. Peut-être le projet du ministre est-il mal formulé, peut-être devra-t-il être revu et corrigé – personne ne le connaît. Ses effets seront sans doute limités. Mais le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il ne constitue pas la menace principale qui pèse sur l’avenir de la République.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Être français aujourd’hui et demain, Rapport de la commission de la nationalité, 1987, t. 2, p. 23-24.
[2] Le juriste Jean Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, en discute dans « Les tenants et aboutissants du jus soli, à Mayotte et ailleurs », Atlantico, 15 février 2024.