Macron et l’Europe sept ans après edit
Il est très difficile de commenter succinctement un discours d’Emmanuel Macron qui s’est concentré sur la fragilité de l’Europe dans un monde en mutation et qui a duré près de deux heures. Le discours de M. Macron était aussi, de toute évidence, influencé par la campagne électorale en cours et la menace que représente la montée de l’extrême droite en France et ailleurs, mais il avait une signification stratégique à long terme.
L’européanisme de Macron est certainement profond et passionné. En choisissant à nouveau l’amphithéâtre de la Sorbonne sept ans après le premier discours dans lequel il voulait exposer sa conception de l’unité européenne, il était clair qu’il voulait faire le point et indiquer de nouvelles perspectives. Le bilan est réaliste, mais aussi globalement positif. En décrivant une Europe confrontée à des crises aussi graves qu’inattendues, du Brexit à la pandémie, en passant par l’expérience à ses frontières d’une guerre impliquant une puissance nucléaire, la crise inflationniste et énergétique qui s’en est suivie, ou encore les tensions générées par la pression migratoire, Macron souligne la surprenante capacité dont ont fait preuve les Européens à réagir de manière unifiée et à bien des égards efficace. La volonté de relier ces succès au message du discours précédent, qui appelait l’Europe à se mobiliser et à rechercher son « autonomie stratégique » ou sa « souveraineté », était prévisible, mais somme toute légitime.
Après le bilan, l’analyse des défis. Qu’il s’agisse de la défense et de la sécurité, de la transition climatique, du retard de l’Europe dans la révolution numérique et l’intelligence artificielle, du contexte international modifié et plus dangereux, Macron reprend ce que l’on peut considérer comme une analyse désormais dominante en Europe. Celle-ci se retrouve dans de nombreuses propositions de la Commission européenne, dans le récent rapport d’Enrico Letta sur l’avenir du marché unique cité à plusieurs reprises par Macron, ainsi que dans les préannonces du rapport que Mario Draghi est sur le point d’achever ; jusqu’à la nécessité d’une Zeitenwende annoncée par le chancelier Scholz en Allemagne et confirmée dans un important discours à Prague. Il s’agit là d’analyses certainement peu flatteuses et, à certains égards, alarmantes de la situation en Europe, qui appellent des changements radicaux. Cependant, alors que les autres dirigeants européens se contentent de souligner la gravité des défis, Macron, en affirmant que « l’'Europe est mortelle, elle peut mourir », utilise des tons particulièrement dramatiques. Comme pour tous les discours importants prononcés par des dirigeants politiques, il convient de distinguer la rhétorique de la réalité sous-jacente. Une certaine distance entre les deux est toujours présente, mais elle est peut-être plus prononcée dans le débat politique français, ce qui n’en facilite pas toujours la compréhension par les auditeurs étrangers. Il n’en reste pas moins que le premier impact d’un discours politique est toujours plus influencé par la rhétorique, la réalité se découvrant plus tard.
Il serait trop long et complexe d’analyser ici toutes les propositions contenues dans ce discours complexe et très articulé. Je me contenterai de mentionner quelques aspects qui m’ont paru particulièrement intéressants. La très vaste section consacrée aux problèmes de défense et de sécurité traite également de la possibilité pour l’Europe de mettre en œuvre sa propre capacité de dissuasion. À cet égard, il est également fait mention de manière peu développée du fait que la France dispose d’une « défense complète » qui comprend donc l’arme nucléaire ; une mention qui ne manquera pas d’être analysée et commentée dans les autres capitales. Ensuite, l’analyse sur la transition climatique explique de manière politiquement convaincante la contradiction apparente entre la tentative de l’UE de planifier sa stratégie à moyen terme et la difficulté politique de gérer sa mise en œuvre. Elle pose aussi clairement la nécessité d’articuler les priorités de la transition et leur compatibilité avec les impératifs de croissance et de compétitivité. Enfin, la section sur le prochain élargissement à l’Ukraine, à la Moldavie et aux Balkans occidentaux articule clairement sa nécessité et sa relation avec les réformes nécessaires de l’UE. À cet égard, la réaffirmation de la nécessité d’étendre la possibilité de prendre des décisions à la majorité est intéressante ; cependant, on ne sait pas quelle mesure l’Europe de Macron s’inscrit dans la continuité de l’Europe de Jean Monnet, qui considérait la délégation de compétences aux institutions supranationales non seulement comme un élément d’efficacité, mais aussi comme une garantie essentielle d’égalité pour tous les membres. Enfin, bien que les accents habituels sur le rôle central de la relation franco-allemande ne manquent pas, le discours de Macron témoigne d’une prise de conscience peu habituelle en France de l’importance du réseau complexe de relations qui unissent de manière variable et parfois informelle tous les pays membres, y compris la France.
Macron pose clairement les termes du défi, qui est de redonner à l’Europe sa centralité sur la scène internationale et de rattraper son retard en matière de nouvelles technologies, tout en préservant ses grandes ambitions en matière d’environnement et la préservation du modèle de protection sociale le plus avancé de la planète. Cependant, l’observateur étranger a le sentiment que la solution au dilemme est systématiquement trouvée dans une forme de fermeture au monde extérieur. Macron analyse très efficacement la fin de l’illusion d’une Europe sans ennemis, insérée dans un ordre international stable et ouvert ; une Europe capable de dialoguer avec la Russie au point de dépendre des importations de son gaz. Toutefois son Europe, qui se réveille dans un monde différent, semble être seule et sans amis. Il y a bien sûr des adversaires, la Russie en premier lieu avec ses alliés de fait que sont l’Iran, la Corée du Nord et la Chine, mais le reste du monde apparaît lui aussi potentiellement hostile. Il n’est pas inutile de rappeler que face à l’invasion russe de l’Ukraine, l’Europe a pu compter sur un soutien américain, certes précaire et peut-être transitoire, mais pour le reste, dans le discours de Macron, l’Amérique est au mieux un concurrent, sinon un adversaire potentiel. On voit revenir le concept d’équidistance, énoncé lors d’un voyage en Chine et qui avait à l’époque fait l’objet de critiques en France et ailleurs.
Par ailleurs, l’Occident en tant qu’entité stratégique et même culturelle est totalement absent, si ce n’est pour noter que l’Europe ne doit pas en être un appendice. L’effacement de l’Occident comme dimension idéale va bien au-delà du constat récurrent qu’une Amérique préoccupée par ses propres intérêts et regardant prioritairement vers l’Asie nous oblige à prendre plus de responsabilités et à abandonner définitivement l’illusion de pouvoir confier entièrement notre sécurité aux États-Unis. Dans le long passage passionné et très argumenté consacré aux dangers de la démocratie libérale dans le monde d’aujourd’hui, l’Europe apparaît comme une île assiégée. Macron semble ignorer que les ennemis de l’Europe sont aussi les ennemis de l’Occident. Dans sa défense passionnée et très incisive des valeurs de l’humanisme et de la démocratie libérale, il semble également oublier l’héritage historique et culturel commun qui nous unit non seulement aux États-Unis, mais aussi à des pays comme le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, sans parler de la Grande-Bretagne et de la Norvège, qui sont certes européennes, mais se considèrent aussi comme partie intégrante de l’Occident. Un héritage culturel et une histoire qui conduisent à une communauté de valeurs aujourd’hui de plus en plus partagée même par des pays sans tradition européenne comme le Japon et la Corée. Comme si le reste de l’Occident, confronté non seulement au danger que représentent les autocraties, mais aussi à l’immense défi de la régulation des nouvelles technologies en évolution tumultueuse, n’était pas aux prises avec les mêmes problèmes et ne cherchait pas des solutions difficiles. Comme si les dangers internes auxquels est confrontée la démocratie libérale, mais aussi les forces nécessaires pour y faire face, n’étaient pas fondamentalement similaires en Amérique et en Europe. Après tout, de la montée du populisme d’extrême droite à la résurgence de l’antisémitisme qui sévit dans les universités, les phénomènes qui nous inquiètent sont communs à l’ensemble de l’Occident. Si l’on admet que les défis effectivement analysés dans le discours sont bien d’époque, comment est-il crédible de prétendre que l’Europe peut les relever seule et non avec l’aide d’alliés confrontés à des problèmes largement similaires ? Même la nécessité, due à des facteurs géopolitiques, de reconstruire les chaînes d’approvisionnement en technologies critiques et en matières premières prend une tout autre dimension si l’Europe doit y faire face seule ou si elle peut unir ses forces à celles de pays qui partagent les mêmes préoccupations.
Il semble qu’une partie du débat politique européen ne parvienne pas à s’affranchir d’une prétendue alternative entre vassalité et détachement substantiel de l’Amérique, deux options également perdantes qui rendent impossible une réponse constructive aux vraies questions posées par l’évolution de la politique américaine. Ce sont des questions qui se posent à l’Europe indépendamment des résultats des prochaines élections américaines et qui conditionnent la vision de l’Europe de nombreux États membres de l’UE. Sans clarté sur ces questions, la stratégie commune espérée par Macron n’est pas possible. Peu de choses divisent autant les Européens que l’absence de consensus sur les relations transatlantiques. Même une éventuelle victoire de Trump serait un facteur de convergence pour de nombreux Européens, mais pas au point d’imaginer une rupture stratégique.
L’idée que l’Europe puisse se positionner comme une « puissance d’équilibre » dans la confrontation en cours entre les États-Unis et la Chine est encore moins crédible. La référence à la nécessité de développer une politique africaine ou indo-pacifique autonome est certainement juste, mais elle doit tenir compte du fait que les revendications de nos interlocuteurs, qu’il s’agisse d’adversaires potentiels comme la Chine ou de partenaires potentiels comme ce qu’on appelle le « Sud global », s’adressent à nous en tant qu’Occidentaux. En outre, l’hostilité rampante de nombreux pays africains à l’égard de l’Occident est davantage liée à l’héritage du colonialisme européen qu’au rejet de l’« impérialisme » américain, comme la France a dû l’apprendre à ses dépens au Sahel. Un exemple emblématique de cette contradiction réside dans l’idée intéressante d’établir un dialogue constructif avec le Sud global, tout en appelant à un changement radical des règles du commerce international pour conditionner tous nos accords non seulement au respect par nos partenaires des mêmes règles sociales et environnementales que l’Europe, mais aussi à la défense de notre autosuffisance alimentaire. Il ne faut pas s’étonner que, vue d’Afrique mais aussi du Brésil ou d’Indonésie, une telle attitude soit interprétée comme une nouvelle forme de colonialisme. Derrière tout cela, il y a l’illusion que l’importance de notre grand marché nous donne un pouvoir de négociation qui, pour d’autres, n’est que l’expression d’un « impérialisme réglementaire ».
Ce type de contradiction ou d’ambiguïté se retrouve également dans certains aspects de la dimension domestique du discours de Macron. Tout le monde s’accorde désormais à dire que les règles du jeu de l’économie internationale sont en train de changer et que l’Europe doit en prendre acte, y compris par le biais d’une certaine forme de politique industrielle. Cependant, certains appels à une nouvelle politique industrielle lancés par un dirigeant français ou même italien seront toujours accueillis avec une suspicion de protectionnisme ou de dirigisme par des pays qui, tout en étant conscients du nouveau contexte, restent convaincus de la nécessité de préserver autant que possible les avantages d’une économie ouverte et de la concurrence. Il en va de même des allusions qui semblent remettre en cause l’indépendance de la BCE, ou des critiques sévères à l’égard des règles européennes en matière de gestion des finances publiques, règles qui viennent d’ailleurs d’être approuvées dans leur nouvelle formulation.
Il existe aujourd’hui un large consensus en Europe sur le fait que les défis évoqués nécessiteront un important effort d’investissement, tant public que privé, estimé à plusieurs milliards d’euros par an. La question est ouverte de savoir comment des pays dans des situations structurelles différentes et avec des niveaux d’endettement différents mais partout élevés pourront y faire face, ce qui conduit logiquement à discuter, comme le propose également Macron, d’un plus grand effort de financement conjoint au niveau européen. Le problème qui se pose, cependant, est de savoir comment financer cet effort à si grande échelle par des économies où la pression fiscale est déjà proche, voire supérieure, à 50 % du PIB. L’idée que cela peut se faire sans peser sur les contribuables européens, mais sous la forme de taxes, qu’elles soient environnementales ou destinées aux multinationales, toujours aux dépens des « étrangers », est peut-être la partie la plus faible de l’ensemble de l’argumentation.
Les perplexités que peuvent susciter certains aspects de la rhétorique de Macron sont dans certains cas compensées par des rappels à la réalité très opportuns. Par exemple, à côté d’accents qui, comme nous l’avons vu, semblent conduire à un creusement du fossé entre l’Europe et l’Amérique, on trouve le souhait assez nouveau pour la France d’un « pilier européen de l’OTAN ». Ou encore, la critique radicale des principes qui ont jusqu’à présent inspiré les accords commerciaux de l’UE s’accompagne d’une défense vigoureuse et convaincante de l’accord CETA avec le Canada. Un accord qui, précisément en raison du type de rhétorique qui caractérise certaines phrases de Macron, se heurte actuellement à des obstacles apparemment insurmontables à sa ratification en France et en Italie.
Il est indispensable de combler ce fossé entre la rhétorique et la réalité si l’on veut que le discours de Macron soit non seulement une expression respectable des positions françaises, mais aussi qu’il exerce une fonction de leadership idéal plus large au sein de l’Union. Pour prendre un exemple, le « pilier européen de l’OTAN » a du sens s’il représente la voie vers une alliance stratégique d’égal à égal ; il perd tout son sens s’il ne représente qu’une mesure transitoire pour gagner du temps jusqu’à ce que les faiblesses structurelles de l’Europe démontrées à l’occasion de l’invasion de l’Ukraine soient corrigées et qu’une pleine autonomie puisse être retrouvée. Il serait en effet dommage que l’inévitable et prévisible méfiance occulte une passion et une ambition idéale que le discours de Macron contient et qui sont rares dans l’Europe d’aujourd’hui. La mobilisation des Européens pour répondre aux nouveaux défis a besoin d’un leadership français capable de créer le consensus, et Macron est actuellement le seul leader français capable d’exercer ce rôle. Il est donc important que le discours de la Sorbonne soit suivi assez rapidement de gestes concrets capables de démontrer qu’il s’agit d’idées capables de créer un consensus. Un exemple parmi d’autres pourrait être fourni rapidement après les élections de juin avec la désignation par les gouvernements et le Parlement européen des nouveaux responsables des institutions européennes. Un test fondamental serait que les Français promeuvent, quels que soient les noms proposés, des institutions au moins aussi fortes, autoritaires et efficaces que la Commission, qui arrive au terme de son mandat, a su le faire dans la pandémie et en d’autres occasions.
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