L’unité de l’UE sur l’Ukraine exige la fin des dissensions franco-allemandes edit
Dans l’Union européenne, il faut toujours trouver un consensus à 27 (ou presque). Mais lorsque se produit un désaccord entre deux pays importants, il faut désamorcer la mine avec des procédures et des formats adaptés. C’est particulièrement délicat lorsque le désaccord se situe entre la France et l’Allemagne ; deux pays dont le consensus ne suffit plus à lui seul aujourd’hui à consolider l’unité de l’UE, mais dont le désaccord rend cette unité impossible à réaliser. Les autres membres, en particulier l’Italie, qui aspire au rôle du troisième grand, ne cachent pas leur irritation face à ces épisodes dont semble dépendre l’avenir de l’Union, mais ils sont en même temps conscients que, d’une manière ou d’une autre, l’obstacle doit être levé. Il est parfois bon que la relation bilatérale soit enrichie par d’autres, non pas tant comme médiateurs, mais pour permettre aux deux parties de placer leurs demandes respectives dans un contexte plus large. L’idée de réunir les dirigeants de la France, de l’Allemagne et de la Pologne à Berlin était donc particulièrement opportune. La présence polonaise avait du sens, non seulement en raison de l’autorité personnelle de Donald Tusk, mais surtout parce que la participation du pays membre le plus exposé sur le front oriental peut être très utile dans une discussion centrée principalement sur l’Ukraine et les relations avec la Russie. D’après ce qui en est ressorti, la réunion n’a pas permis de clarifier toutes les questions en suspens, mais des progrès importants semblent avoir été réalisés.
Les raisons pour lesquelles la grande majorité d’entre nous est parvenue à la conviction que de la liberté de l’Ukraine dépend la sécurité pour tous les Européens sont bien connues et il n’est pas nécessaire de les répéter ici. Pour comprendre la nature et l’importance des questions ouvertes, il est bon de les analyser à deux niveaux différents. Tout d’abord, il faut partir du principe que le conflit auquel nous sommes confrontés concerne une puissance nucléaire ; qui plus est, dans un contexte où l’on peut légitimement douter de la crédibilité à long terme de l’engagement américain. Nous sommes donc dans une situation où les règles de la dissuasion s’appliquent. Depuis le premier jour de l’invasion, nous nous interrogeons donc tous sur les scénarios qui auraient pu conduire à une escalade du conflit avec l’utilisation éventuelle par la Russie d’armes nucléaires tactiques. La question est également légitime car il s’agit de la première crise de ce type depuis la fin de la guerre froide, avec un agressé dépourvu d’armes nucléaires que nous nous sentons engagés à protéger, mais qui n’est pas couvert par les garanties qui découleraient d’une adhésion à l’OTAN.
Il n’est pas toujours facile de démêler le discours de Poutine et celui de ses principaux collaborateurs. Bien que la doctrine nucléaire de la Russie soit bien connue, rien n’indique que la logique soit la même que celle des dirigeants soviétiques jadis. Ce processus d’apprentissage, qui ne s’est d’ailleurs pas déroulé à un rythme similaire chez tous les membres de l’OTAN et de l’UE, a conditionné la nature du soutien militaire à l’Ukraine depuis le début de l’invasion. D’une part, cela a contribué à un ralentissement significatif de la quantité et de la qualité de l’aide que nous avons apportée. De l’autre, il est facile de constater que bon nombre des fournitures actuelles auraient été impensables au printemps 2022. Cependant, cela ne signifie pas que nos analyses sont complètement alignées aujourd’hui. L’un des éléments de la discussion actuelle, la fourniture de missiles de croisière à moyenne portée Taurus par l’Allemagne, est emblématique à cet égard. Après les résultats insatisfaisants de l’offensive ukrainienne de l’année dernière, tous les alliés semblent s’aligner sur une stratégie fondamentalement défensive, mais accompagnée de la nécessité pour l’Ukraine de pouvoir frapper les lignes d’approvisionnement de l’ennemi sur le territoire russe et en Crimée. Ce n’est pas un hasard si la discussion sur les fournitures nécessaires est centrée sur les munitions d’artillerie, les avions de chasse et les missiles à moyenne portée. De ce point de vue, la réticence allemande à fournir les missiles nécessaires est difficilement compréhensible.Mais il est tout aussi incompréhensible du point de vue des règles de la dissuasion que le président Macron ait soulevé, sans concertation sérieuse avec les alliés, la question d’un éventuel déploiement de troupes au sol sans préciser quelles en seraient la nature et la fonction. Tout cela dans un contexte où le soutien concret de Paris n’est pas considéré par beaucoup comme étant à la hauteur de ce que la France pourrait faire. La consternation de nombreux alliés face à une situation dans laquelle les deux principaux pays européens, d’une part, ne fournissent pas ce qui est immédiatement nécessaire et, d’autre part, envisagent vaguement des interventions que l’Ukraine elle-même se garde pour l’instant de demander, ne doit donc pas surprendre.
Le deuxième enjeu concerne le récit : qui parle, ce qu’il dit et surtout comment il le dit. Dans le monde réel, les mots comptent avant tout pour la façon dont ils sont perçus et n’ont d’autre valeur que les effets concrets qu’ils produisent. Toutes les démocraties sont structurellement sujettes à un certain degré de cacophonie dans la communication. L’UE l’est encore plus, car sa nature l’oblige à s’exprimer non seulement par le biais d’institutions, mais aussi de gouvernements individuels. Or c’est un fait que pour tous nos gouvernements, la politique étrangère est en grande partie une fonction de la politique intérieure. Il s’ensuit que lorsque les dirigeants s’expriment, ils le font avant tout en s’adressant à leur propre opinion publique ; chacun dans son propre style et selon sa culture nationale. Tous les amis de la France sont habitués à une communication qui contient un degré de rhétorique absent dans pratiquement tous les pays voisins. Beaucoup se souviendront comment, au plus fort de la pandémie et alors que tout le monde voulait éveiller l’attention du public, Emmanuel Macron a solennellement présenté le problème comme une « guerre », quand Angela Merkel se contentait d’évoquer une question « très sérieuse ». Rien de répréhensible dans tout cela. Cependant, lorsque les dirigeants s’adressent à leur propre opinion, ils ne semblent pas trop se soucier de la façon dont leurs paroles seront reçues au-delà des frontières ; la même rhétorique, ou son absence, peut résonner très différemment lorsqu’elle est traduite du français vers l’allemand, l’italien, l’anglais, ou vice versa. Un autre aspect que le récit des dirigeants néglige souvent est que les mots ont leur propre réputation en fonction de la personne qui les prononce. Tout ce qui est dit à Berlin sera interprété à la lumière d’un pacifisme résiduel présumé ou d’une réticence à s’engager sérieusement contre l’agression russe. Le cauchemar de Stalingrad et de Koursk, ou à tout le moins un « merkelisme » résiduel. D’autant plus s’il émane d’un chancelier dont le parti a une base plutôt réticente à l’engagement militaire. Un désastre de communication qui a été habilement exploité par les révélations russes sur les désaccords ouverts entre le gouvernement et l’état-major allemands sur les conditions d’utilisation des missiles Taurus. D’autre part, tout ce qui se dit à Paris sera interprété à la lumière de reliquats de gaullisme, d’une volonté de se mettre en avant et d’affirmer une « exception française » face à l’Amérique mais pas seulement. D’autant plus si le récit émane d’un président qui, il y a deux ans, a passé des heures à Moscou ou au téléphone avec Poutine et a déclaré qu’ « il ne faut pas humilier la Russie ». Il est très probable que le message, réitéré à son retour de Berlin, que Macron a voulu faire passer, soit celui d’une Europe déterminée à soutenir fermement la liberté de l’Ukraine. Après les messages pour le moins inopportuns du pape François, le sens de celui de Macron est important et opportun ; cependant, il faut au moins noter que les mots, du moins du point de vue des alliés, ont été mal choisis.
Ceux qui, comme moi, ont été directement ou indirectement impliqués dans les affaires complexes de l’Europe depuis plus d’un demi-siècle, pourraient être tentés de conclure que nous assistons à un nouvel épisode d’un processus lourd et souvent peu excitant, mais par lequel l’Europe arrive toujours, bien que tardivement, à faire ce qu’il faut. Mais les événements actuels devraient nous déconseiller ce genre d’autosatisfaction. Et ce, pour plusieurs raisons.
La première est que les divisions européennes, surtout lorsqu’elles vont de pair avec la paralysie américaine, renforcent la croyance de Poutine en un Occident désuni, velléitaire et incapable de réagir ; elle l’encourage donc à élever le niveau de la confrontation. La seconde est que le conflit en Ukraine se trouve à une étape cruciale dont le timing est incompatible avec les byzantinismes européens. Les discussions sur la « défense européenne » resteront un simple débat dans les think tanks si ne sont pas prises rapidement certaines décisions impérativement requises par la crise ukrainienne. La première concerne l’augmentation des dépenses de défense. La Russie, qui consacre un tiers de son budget aux dépenses militaires, est désormais clairement entrée dans une économie de guerre. D’autre part, il a été calculé qu’il manque aux membres de l’UE environ 56 milliards par an pour atteindre l’objectif de l’OTAN de 2 % du PIB pour les seules dépenses militaires ; un objectif que beaucoup considèrent comme insuffisant. Les deux tiers de ce déficit de dépenses sont dus à deux grands pays, l’Italie et l’Espagne. Deuxièmement, il s’agit de stimuler d’urgence la production de ce qui est nécessaire en Ukraine, principalement des munitions. Pour cela, l’industrie européenne a besoin de garanties à moyen terme de la part des gouvernements pour réaliser les investissements nécessaires. Des garanties qui peuvent être fournies par le biais d’achats et, si nécessaire, de financements conjoints. Troisièmement, il faut abandonner les scrupules à fournir les avions et les armes à moyenne portée dont l’Ukraine a besoin. Enfin, il faut trouver rapidement un accord sur l’utilisation du produit des avoirs russes saisis dans le cadre des sanctions.
Toute opération de dissuasion, car c’est bien de cela qu’il s’agit, repose sur la crédibilité, essentielle non seulement vis-à-vis de l’adversaire, mais aussi et surtout entre alliés. Le problème franco-allemand actuel nous apprend que, comme souvent, ce qui bloque l’Europe n’est pas tant une divergence d’intérêts qu’un manque de confiance mutuelle. Une confiance qui peut se construire non seulement avec des gestes concrets, mais aussi en alignant les récits. Chacun conservera sa propre rhétorique et sa propre culture, mais cela devrait devenir une priorité d’éviter la cacophonie. Cet ensemble d’efforts conjoints devrait se produire maintenant, dans les mois à venir. L’urgence découle non seulement de l’impératif d’arrêter la Russie, mais aussi de la nécessité d’établir notre crédibilité auprès d’un allié américain qui, même si les deux candidats à la présidence ont des tons et des objectifs très différents, nous exhorte à aller dans la même direction.
Reste à savoir si et comment les deux principaux États de l’UE parviendront à concilier l’impératif d’urgence avec leurs faiblesses évidentes en interne. Vu à travers les yeux des autres membres de l’UE, le paradoxe est en fait que nous observons deux systèmes politiques dotés, bien que de manière différente, d’une grande stabilité, mais tous deux affaiblis politiquement. Dans le cas français, un président qui détient des pouvoirs importants et inamovibles pour les trois prochaines années, mais qui perd en popularité et n’a pas de majorité parlementaire. Dans le cas allemand, un chancelier faible à la tête d’une coalition querelleuse dont les membres sont affaiblis. Deux situations instables dans lesquelles, cependant, personne n’a intérêt pour l’instant à provoquer la seule clarification possible, qui serait des élections anticipées.
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