L’enquête Terra Nova-APEC qui dynamite les idées reçues sur les jeunes et le travail edit
Voilà une enquête bienvenue qui oppose des résultats robustes aux fantasmes qu’on entend à longueur de temps dans les médias (trop souvent conformistes) sur les jeunes et le travail : une génération supposée flemmarde, ne pensant qu’à travailler le moins possible ou seulement pour de très hauts objectifs sociétaux, critiquant avec virulence les grandes entreprises, une génération défiant constamment l’autorité, une génération individualiste etc. Tous ces poncifs sont mis à bas par les résultats de l’étude Terra Nova-APEC publiée le 31 janvier sous le titre Un portrait positif des jeunes au travail : au-delà des mythes. Ajoutons en préambule qu’il s’agit d’une étude sérieuse, réalisée par l’Institut Louis Harris sur un échantillon représentatif de plus de 3000 jeunes actifs de moins de 30 ans, avec un échantillon miroir de plus de 2000 actifs de 30 à 65 ans.
Reprenons quelques résultats marquants. Pour commencer, ces idées reçues énumérées plus haut sont malheureusement partagées par une grande partie de la population, et plus grave encore en grande partie par les managers qui embauchent les jeunes (entretiens qualitatifs réalisés en parallèle). Plus de 40% des adultes sont ainsi persuadés que l’arrivée de nouvelles générations dans les entreprises va plutôt dégrader la façon de travailler et l’organisation du travail (seulement un tiers pense que cela va l’améliorer). Ce pessimisme est alimenté par l’image majoritairement très négative qu’ont ces adultes des jeunes générations : ils les trouvent moins fidèles que les générations précédentes (73% des 45-65 ans), moins respectueux de l’autorité (71%), moins investis (66%), plus individualistes (59%) et même moins solidaires (57%). Un tableau à charge ! Et le pire est que les jeunes eux-mêmes partagent assez largement cette opinion négative sur leur propre génération (alors que, on va le voir, leurs attitudes effectives ne correspondent pas à ce sombre portrait), comme s’ils étaient intoxiqués par la diffusion ad nauseam de ces critiques dans l’espace public.
Pourtant, l’image qui ressort de l’interrogation des jeunes eux-mêmes sur leur rapport au travail est bien différente et ne valide pas du tout cette idée d’une jeunesse dilettante, désinvestie ou massivement rebelle. Une question centrale de l’enquête sur la place du travail dans la vie le montre bien.
Tableau 1. La place du travail dans la vie
« Actuellement diriez-vous que dans votre vie en général, votre travail… ? » (%)
*Enquête Histoire de vie, INSEE 2003 ; cette même question était posée dans cette enquête en 2003 ; dans cette colonne le résultat concernant les 18-29 ans à cette date. Source : Apec-Terra Nova 2023
Près de la moitié des jeunes actifs trouvent le travail plus important que tout ou très important mais autant que d’autres aspects de la vie et surtout, ils sont nettement plus nombreux que les actifs de plus de 44 ans à exprimer cette opinion (36%). De plus cette adhésion au travail, même relativisée, semble s’être renforcée parmi les jeunes depuis vingt ans. Dans l’enquête INSEE Histoires de vie, où la même question était posée en 2003, seul un quart des jeunes choisissaient ces deux items (le travail plus important que tout ou très important comme d’autres choses). Et finalement, en 2023, seuls 7% des jeunes actifs déclarent que le travail n’a que peu d’importance, alors que c’est le cas de 13% des 45-65 ans. Les jeunes sont donc plus engagés dans le travail que les générations plus âgées ; un résultat auquel peu de Français auraient accordé foi.
Une autre question confirme le maintien de l’attrait du travail chez les jeunes. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils feraient s’ils n’avaient plus besoin de travailler pour subvenir à leurs besoins, 80% répondent qu’ils continueraient à travailler (soit dans le même métier, 44%, soit en changeant de métier 36%), contre seulement 62% des 45-65 ans.
Dans la même ligne, lorsqu’on leur demande ce qu’ils préféreraient à l’avenir, « gagner plus d’argent mais avoir moins de temps libre », « avoir plus de temps libre mais gagner moins d’argent », ou « ne rien changer à la situation actuelle », 48% des jeunes actifs choisissent la première option (21% la seconde et 27% qui ne veulent rien changer). Les actifs de 18-29 ans sont plus appétents à travailler plus que les actifs de 30-44 ans (43%) et surtout que les actifs de 45-65 ans (seulement 24%). L’idée d’une jeunesse rétive au travail est totalement démentie. Et même l’idée très souvent avancée que les jeunes veulent préserver avant tout leur vie privée de l’emprise trop importante du travail est relativisée par cette enquête. Certes, lorsqu’on leur demande ce qui est le plus important dans leur vie professionnelle, 34% d’entre eux citent en première, deuxième ou troisième position « un bon équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle ou familiale » mais ils le font moins que les 30-44 ans (38%) et surtout que les 45-65 ans (45%).
Pourquoi les jeunes veulent-ils travailler, et même travailler plus?
Si les jeunes actifs veulent travailler, et pour une part non négligeable d’entre eux, travailler plus, c’est pour deux raisons principales. D’une part, ils sont globalement satisfaits de leur situation professionnelle (81% se disent tout à fait ou plutôt satisfaits). Lorsqu’on leur demande comment ils vivent leur travail, en leur proposant plusieurs qualificatifs, 52% ont des appréciations très positives (20% un plaisir, 19% une réalisation de vous-même, 13% une passion), 18% disent le vivre comme « une habitude, une routine » et 27% comme « une nécessité, il faut bien gagner sa vie » ; seuls 2% disent le vivre comme « une épreuve ». Ces appréciations positives ne sont partagées que par 45% des actifs de 45-65 ans.
Bien sûr, il n’y a pas unanimité chez les jeunes pour vivre le travail comme une expérience enrichissante et pleinement satisfaisante. Mais ceux des jeunes qui le font moins ont de bonnes raisons de le faire : ils occupent des emplois effectivement moins intéressants et offrant moins de perspectives d’évolution professionnelle. 42% des ouvriers déclarent avoir un rapport positif au travail (une passion, une réalisation de soi ou un plaisir) contre 67% des cadres. Mais, bien qu’occupant souvent de moins bons emplois que leurs ainés, les jeunes sont pourtant, dans l’ensemble, plus satisfaits de leur travail. Il est particulièrement frappant de voir que les jeunes se disent plus satisfaits de leur niveau de rémunération (à 60%) que les 30-44 ans (56%) et les 45-65 ans (53%), alors que leur rémunération est évidemment bien inférieure, en moyenne, à celle des générations plus âgées.
Ces résultats sont un beau démenti à l’idée si souvent avancée que les jeunes Français sont dans une situation économique si défavorable qu’elle en ferait une « génération sacrifiée ». Bien sûr, cette enquête ne livre que des appréciations subjectives. Mais peut-on imaginer que les jeunes seraient à ce point dominés qu’ils ne pourraient avoir une claire conscience de leur situation objective ? Les gens ne sont pas stupides et les Français ne sont d’ailleurs pas les derniers à se révolter lorsqu’ils ressentent une injustice. Manifestement concernant leur travail, la plus grande partie des jeunes n’a pas le sentiment de vivre une situation de cette nature qui alimenterait une profonde insatisfaction. Cette dernière, en tout cas, ne se manifeste pas.
Pour autant, tout n’est pas rose dans les appréciations que les jeunes portent sur leur travail, lorsqu’on entre dans un détail plus poussé. Tout d’abord, les jeunes actifs connaissent nettement plus souvent que les actifs plus âgés des conditions de travail difficiles : entre un tiers et 40% des jeunes sont astreints à l’une ou l’autre de ces pénibilités : porter des charges lourdes, avoir des horaires atypiques, être exposés à un bruit continu, effectuer des mouvements répétitifs ou être en position statique toute la journée.
C’est probablement ce qui explique que les jeunes actifs sont plus nombreux que leurs collègues plus âgés à ressentir souvent ou occasionnellement de l’épuisement dans le travail (70%, 7 points de plus que les 30-44 ans et 8 points de plus que les 45-65 ans) ou de l’ennui (46%, respectivement 2 et 10 points de plus que les 30 -44 ans et les 45).
Mais ce qui est frappant, c’est que ces conditions de travail, objectivement plus difficiles et parfois physiquement éprouvantes, n’entament pas leur motivation au travail et n’altèrent pas, chez le plus grand nombre d’entre eux, la satisfaction professionnelle.
L’argent est aussi une motivation importante
Il y a une seconde raison qui explique la motivation des jeunes à l’égard du travail. Elle est évidente mais il faut malgré tout la citer : c’est la rémunération. Elle est flagrante chez les 27% des jeunes qui disent travailler parce que « il faut gagner sa vie » (voir supra). Mais elle est aussi évidemment très importante chez tous les jeunes actifs. Vouloir exercer un travail intéressant et enrichissant n’empêche pas de vouloir qu’il soit suffisamment bien rémunéré. Supposer que les jeunes renoncent au travail, ou ne voudraient travailler que marginalement sous-entend qu’ils seraient prêts à vivre avec peu de revenus et que certains seraient prêts à le faire par conviction sociétale ou politique. Mais l’enquête ne montre aucune tendance en ce sens.
Dans le top 3 des aspects les plus importants aux yeux des jeunes, de leur vie professionnelle, on trouve « avoir un travail intéressant, qui vous plaît » (41%), « avoir un bon équilibre vie privée/vie professionnelle (34% mais moins que les actifs plus âgés), et « avoir des revenus élevés » (34%, nettement plus que les actifs plus âgés). Et lorsqu’on les interroge, dans une autre question, sur les critères qui compteraient le plus pour eux s’ils devaient rejoindre une nouvelle entreprise, la rémunération arrive ici en tête (62% en 1er, 2e ou 3e choix).
Les jeunes ne sont manifestement pas prêts à s’engager dans une voie de renoncement, même partiel, au travail qui se traduirait inévitablement par une baisse de revenus (même dans l’hypothèse, très improbable d’un hypothétique « revenu universel » qui ne pourrait être en aucun cas un « revenu élevé »).
Pas de rejet de l’autorité
L’enquête est très riche et je ne peux présenter dans ce court papier l’ensemble des résultats. Je voudrais pour terminer, mettre en lumière l’un d’entre eux qui fait écho à des débats actuels sur l’autorité (la perte d’autorité ou le nécessaire retour de l’autorité).
C’est un thème un peu annexe du questionnaire, mais il est plein d’enseignements. Tout d’abord, 70% des jeunes actifs interrogés disent faire confiance (tout à fait ou plutôt) à leur manager ou responsable hiérarchique direct ; et 64% font de même à l’égard de la direction de leur entreprise.
Figure 1. Le rapport à l’autorité
« Comment définiriez-vous votre rapport à l’autorité ? »
Source : enquête APEC-Terra Nova 2023
Mais surtout la figure 1 montre que le rejet de l’autorité chez les jeunes dans l’entreprise est marginal et pas plus élevé (même un peu plus faible) que celui que manifeste les actifs plus âgés. Seule une très petite minorité est prête à opposer un refus à une décision qu’elle n’approuve pas, et une minorité des jeunes encore plus étroite à refuser par principe l’exercice d’une autorité sur eux-mêmes. Bien sûr, 43% des jeunes, comme leurs aînés, souhaitent que l’autorité qui s’exerce soit compréhensible, mais qui ne le souhaiterait pas ?
Il ne semble donc pas y avoir chez les jeunes, dans le monde du travail en tout cas, de crise de l’autorité.
Au total, cette enquête dresse le portrait d’une jeunesse active assez bien intégrée, très éloigné des constats très pessimistes qui sont habituellement avancés. Le rapport nuance évidemment à raison ce résultat d’ensemble en mettant en exergue l’hétérogénéité sociale de cette classe d’âge, comme nous l’avions fait sur les aspects sociopolitiques, avec Marc Lazar, dans notre rapport « Une jeunesse plurielle » pour l’Institut Montaigne. Mais au-delà même des facteurs liés au statut social que souligne le rapport Terra Nova, il faut s’interroger sur le clivage, à l’intérieur de la jeunesse, entre ceux qui ont un travail et ceux qui n’en ont pas (et ne font pas partie de l’échantillon), qui sont encore nombreux. Au fond, ce que montre ce rapport, c’est que le travail, l’intégration dans une entreprise (l’enquête montre aussi que les jeunes se sentent massivement en phase avec la culture de leur entreprise), sont de formidables boosters d’intégration. Mettre le travail au cœur des politiques publiques doit donc demeurer, plus que jamais, un objectif essentiel.
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