L’aprѐs 7 octobre: un Titanic des gauches en démocratie edit
Le désastre du 7 octobre n’a pas fait s’effondrer que l’illusion d’une invincibilité d’Israël, ni celle d’une possible solution militaire au conflit israélo-palestinien. Il a aussi mis au grand jour, vu depuis chez nous, un autre désastre : celui, dans les sociétés démocratiques, d’une partie de la gauche, qui a basculé dans le soutien direct ou indirect au Hamas, depuis le refus de qualifier cette attaque de « terroriste » jusqu’à la reprise de slogans appelant ouvertement à la destruction d’Israël (tel le tristement célèbre « la Palestine, du Jourdain jusqu’à la mer »), en passant par l’argument de la « résistance », qui souille un mot fétiche de la mémoire nationale.
Et cela n’est pas le fait, en France, que de quelques groupuscules, tels le NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste) ou le PIR (Parti des Indigènes de la République), mais aussi d’un parti dûment représenté au Parlement, et qui a même prétendu pouvoir emporter une élection présidentielle – à savoir LFI (La France Insoumise).
Un quintuple désastre
Désastre : la lutte contre l’antisémitisme, qui fut longtemps un marqueur important de la gauche, a ainsi été abandonnée par des gens qui se prétendent de gauche. Si l’on sait depuis longtemps que l’antisémitisme est « le socialisme des imbéciles », l’on comprend aujourd’hui que l’antisionisme est devenu l’anticolonialisme des médiocres.
Désastre : la défense de la laïcité se trouve aussi remisée au placard, puisque ces gens préfèrent prendre le parti d’un mouvement politique devenu, avec le Hamas, à la fois militaire et explicitement islamiste. Ces militants sont prêts à soutenir les pires bigots pour peu qu’ils soient identifiés comme des « dominés », dans la droite ligne de l’islamo-gauchisme – terme opportunément créé au début des années 2000 par Pierre-André Taguieff[1]. N’oublions pas l’indigne déclaration de Jean-Luc Mélenchon, le 12 novembre 2020, justifiant ainsi sa participation à la « marche contre l’islamophobie » organisée par le défunt CCIF : « Il y a dans ce pays, fabriquée, alimentée par tout un courant d’idées, une haine des musulmans déguisée en laïcité. »
Désastre : le combat pour l’égalité et pour l’émancipation des femmes – là encore un classique marqueur de la gauche – passe aux oubliettes, noyé dans la glorification d’un islam devenu, par la grâce de l’inversion victimaire, synonyme de lutte contre la domination, même lorsqu’il condamne les musulmanes à n’exister dans l’espace public qu’à l’état de zombies.
Désastre : la lutte contre l’homophobie et les discriminations liées à l’orientation sexuelle a sombré elle aussi dans ce naufrage du Titanic de la gauche radicale – une cause qui pourtant, elle aussi, appartient au catalogue des combats de la gauche. Que l’homosexualité soit diabolisée par les intégristes islamistes, que des homosexuels soient même défenestrés dans les pays gouvernés par la charia, cela ne semble pas inquiéter les militants LGBT « Hamas friendly », qui n’hésitent pas à proclamer leur soutien à leurs potentiels bourreaux tels des poulets courant se mettre sous l’aile de KFC (Kentucky Fried Chicken).
Désastre enfin : alors que le soutien à la démocratie est – ou du moins devrait être – un pilier de la gauche, voilà qu’une fraction d’entre elle soutient ouvertement les régimes les plus autoritaires, despotiques et anti-démocratiques pour peu qu’ils se déclarent victimes du seul pays démocratique au Proche-Orient (en dépit des politiques désastreuses menées par certains de ses gouvernants, et par l’actuel au premier chef). Victoire donc de l’éternel retour au dogme stalinien du « la fin justifie les moyens »…
Comment comprendre ce quintuple naufrage d’une partie de la gauche occidentale, advenu aussi soudainement, aussi brutalement, aussi impitoyablement depuis le 7 octobre ?
L’iceberg du wokisme
Il n’était pas difficile, pourtant, de l’anticiper. Car ce tournant inconditionnellement propalestinien, allant jusqu’au soutien assumé à ce qui mérite l’appellation d’« islamofascisme », s’appuie sur deux idées de base. La première est le communautarisme, qui assigne par principe tout individu à une communauté identitaire essentialisée : ici, « les juifs », sans distinguer entre juifs de religion et juifs d’ascendance ou de culture ; « les Israéliens », sans distinguer entre Israéliens juifs et Israéliens arabes ; et « les Palestiniens », sans distinguer entre les musulmans pieux et ceux qui se sont détachés de la religion, ni entre ceux qui soutiennent les militaires du Hamas et ceux qui les exècrent, ni entre ceux qui aspirent au Jihad et ceux qui aspirent à la démocratie – sans même évoquer les chrétiens et les druzes.
La deuxième idée est la focalisation exclusive sur le couple dominant/dominé, assignant le premier terme à une soi-disant « communauté » et le second à une autre, ignorant du même coup qu’il existe différents facteurs d’inégalité. Ignorant, donc, que toute inégalité n’est pas réductible à la domination ; et ignorant, par exemple, qu’un petit ouvrier juif pèse de peu de poids face à l’héritier d’une grande famille palestinienne, ou qu’une musulmane est infiniment plus « dominée » dans sa propre famille que son mari ne l’est à Gaza pour peu qu’il soit membre du Hamas, exploitant sans vergogne ses concitoyens, les utilisant comme boucliers humains et détournant à son profit les aides humanitaires.
L’on voit donc ici à l’œuvre deux conceptions régressives des rapports sociaux : le communautarisme, héritier du clanisme et du tribalisme, et l’obsession de la domination, basée sur un manichéisme infantile. Or c’est leur croisement qui fait la caractéristique fondamentale d’un phénomène bien identifié depuis quelques années dans les sociétés occidentales : le wokisme, dont j’ai montré les aspects inquiétants derrière sa façade apparemment progressiste[2], en soulignant notamment ses accointances avec l’antisémitisme[3].
Le désastre des gauches d’après le 7 octobre n’est donc que la partie émergée de l’iceberg du wokisme, dont nous avons été quelques-uns, depuis quelques années, à signaler le danger[4], en dépit de la frilosité de tant de nos pairs, paralysés à l’idée que la légitime critique du wokisme ne les assimile à la droite trumpiste – exactement de même que, il y a soixante ans, une partie de la gauche répugnait à dénoncer le goulag de peur d’être stigmatisée comme « impérialiste ». Car en choisissant de défendre inconditionnellement des « dominés » constitués en « communautés » (Palestiniens, musulmans, femmes, homosexuels, noirs…), l’idéologie woke en vient inévitablement à oublier de défendre non plus des clans, mais des valeurs : le « campisme », autrement dit le parti pris pour un camp contre un autre, tient rapidement lieu de réflexion politique et morale.
C’est ce naufrage de la référence à des valeurs constituantes qu’actait déjà l’avancée du wokisme et, avec lui, de l’islamo-gauchisme[5] – un naufrage qu’est venu faire éclater au grand jour le sinistre basculement de la gauche radicale, qui s’est ainsi coupée des valeurs fondatrices de la gauche.
La guerre des gauches
Kamel Daoud, pourtant, avait sonné l’alarme une semaine après l’attaque : celle-ci, écrivit-il, est « une défaite pour la cause palestinienne » du fait qu’elle est « la confirmation d’un messianisme antijuif. Désormais talibanisée, la ʺcauseʺ alimente une judéophobie strictement haineuse »[6]. De cette défaite que constitue, selon les mots de Taguieff, la « jihadisation du conflit israélo-palestinien », la gauche propalestinienne aurait pu prendre acte, en condamnant fermement une dérive barbare qu’aucune cause politique, aussi juste soit-elle, ne peut justifier, et en ayant le courage de dire cette vérité : le Hamas est le pire ennemi du peuple palestinien. Elle aurait ainsi fait preuve non seulement de lucidité mais aussi, tout simplement, de dignité.
Seulement, il faut bien aujourd’hui le reconnaître : la gauche radicale est indigne – indigne, en tout cas, des valeurs de la gauche. Et c’est pour cette raison que j’ai titré le présent article « un Titanic des gauches », au pluriel : car « la gauche », désormais, ne signifie plus grand-chose. Il n’existe plus que « des » gauches, en guerre l’une contre l’autre, ou qui du moins devraient se déclarer clairement telles. Les gauches ne peuvent plus se dire qu’au pluriel. Et c’est l’une des conséquences majeures du 7 octobre dans les pays occidentaux, de Paris à Harvard, de Rome à Londres et de Madrid à Berlin.
La gauche universaliste, rationaliste, laïque, démocratique, attachée à la liberté d’expression et liguée contre l’antisémitisme – cette gauche-là n’a plus rien à faire avec une soi-disant gauche qui méprise ces valeurs, les ayant troquées contre le prêt-à-penser du wokisme, et qui n’affiche sa détestation de l’extrême droite que pour lui ouvrir un boulevard par ses outrances. C’est pourquoi la « gauche radicale » n’a pas à s’arroger le monopole de la représentation de la gauche, pas plus que Benjamin Netanyahou n’a à s’arroger le monopole de la représentation d’Israël, et pas plus que le Hamas n’a à s’arroger le monopole de la représentation du peuple palestinien.
Ce que le 7 octobre nous aura donc appris, finalement – mais encore faut-il en tirer sérieusement la leçon – c’est que la gauche ne peut retrouver sa dignité qu’en se coupant résolument de sa faction radicalisée. Cette rupture, nous la devons à nos idéaux progressistes, comme nous la devons à tous ceux qui, en Israël, militent pour une paix équitable et durable – c’est-à-dire pour la survie du pays.
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[1] Il le rappelle notamment dans Le Nouvel Opium des progressistes : Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Gallimard-Tracts, 2023.
[2] Nathalie Heinich, Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Albin Michel, 2023 ; « L’entrisme sémantique du wokisme », Telos, 28 décembre 2023.
[3] Nathalie Heinich, « L’antisémitisme, angle mort du wokisme », Le Droit de vivre, 26 juin 2023.
[4] Voir le site de l’Observatoire des idéologies identitaires, créé en janvier 2021.
[5] Comme le dit très bien Pierre-André Taguieff : « La ʺwokisationʺ de l’islamisme radical palestinien représente le dernier moment en date de la grande vague islamo-gauchiste observable depuis plus de deux décennies » (entretien à Transfuge, 8 février 2024.
[6] Kamel Daoud, « Une défaite pour la cause palestinienne », Le Point, 13 octobre 2023.