La question ukrainienne dans la politique française edit
Les récentes déclarations d’Emmanuel Macron sur la possibilité, dans un avenir indéterminé, d’un « engagement au sol » de miliaires français dans le conflit ukrainien ont remis la guerre russo-ukrainienne au centre du débat politique français. La question ukrainienne occupera sans doute une place importante dans les élections européennes, où elle joue un rôle majeur dans le clivage entre Renaissance et le Rassemblement national, tout en constituant une pomme de discorde au sein des forces de gauche. Le récent vote sur l’accord franco-ukrainien a montré que, pour l’essentiel, les députés des partis du bloc central, droite et gauche confondues, restent favorables à un soutien de la cause ukrainienne, refusé en revanche par LFI, qui a voté contre, et par le Rassemblement national, qui s’est abstenu. Ce soutien des « partis de gouvernement » ne préjuge cependant en rien de l’évolution à venir de la politique de la France, où la venue au pouvoir du parti de Marine Le Pen ne peut plus être exclue, et qui ne manquerait évidemment pas d’être affectée par une éventuelle défection américaine, si Donald Trump devait être réélu. Pour comprendre la manière dont va se poser cette question, il me paraît utile de revenir sur les raisons qui expliquent la russophilie durable d’une partie de l’opinion française et de voir comment celle-ci a réagi au conflit en cours.
Le tropisme pro-russe dans la culture et dans la politique françaises
L’idée d’une affinité fondamentale entre la France et la Russie est fréquemment défendue, à gauche et à droite, par tous ceux qui y voient une conséquence naturelle de la situation de la France, qui a eu besoin de l’alliance russe pendant les deux guerres mondiales et qui a pu être tentée, à l’époque de la guerre froide, de chercher à établir une relation particulière avec la Russie pour renforcer sa position particulière. Les critiques libéraux de la tradition politique française seront plutôt tentés d’y voir un effet des penchants autoritaires hérités de la monarchie absolue et de certains courants des Lumières, et ils peuvent pour cela évoquer le souvenir de la sympathie et même l’admiration de Voltaire, de Diderot et de quelques autres pour Pierre le Grand et pour Catherine II[1]. Mais cette idée d’une solidarité naturelle entre la Russie et la France est trop manifestement unilatérale pour rendre compte des sentiments complexes des Français envers la Russie. Elle ne tient compte ni des conflits qui ont pu opposer les deux pays, à commencer par la guerre de Crimée, ni de la fragilité de l’alliance russe lors des deux guerres mondiales. Elle oublie aussi que, au XIXe siècle, l’image de la Russie chez les meilleurs esprits français, de Hugo à Michelet en passant par Quinet, a longtemps été celle d’un empire rétrograde et d’une « prison des peuples » qui s’illustrait notamment par l’oppression de la Pologne. La sympathie pour la Russie se développe après la guerre de 1870, dans une période dominée par le souci français de limiter la puissance allemande, et ses relais culturels se situent plutôt chez les conservateurs, notamment catholiques, que chez les héritiers des Lumières. La « fascination russe[2] » dont a souffert la politique française depuis une trentaine d’années s’explique sans doute moins par une hypothétique affinité éternelle entre l’ « âme russe » et l’esprit français, que par la manière dont les politiques français se sont peu à peu fabriqué une image de la politique russe à laquelle ils ont fini par croire aveuglement en mettant entre parenthèses tout ce qui pouvait la contredire.
Cette image est d’abord le fruit d’une construction intellectuelle selon laquelle, malgré les alternances, la diplomatie française est restée fidèle à une doctrine constante et cohérente – le « gaullo-mitterandisme » ; selon cette doctrine, la France devrait, sans renier ni l’alliance atlantique ni le choix de la construction européenne, faire échec aux ambitions hégémoniques des États-Unis en « arrimant » solidement à l’Europe une Russie à laquelle on reconnaît de fait une place supérieure à celle de ses anciens vassaux. Ce discours était plausible dans la période où l’ « hyper-puissance » américaine déployait un activisme qui pouvait sembler dangereux – du bombardement de la Serbie (1999) à l’invasion de l’Irak (2003) – et où la Russie poutinienne continuait à se présenter comme une puissance modérée, que l’on supposait engagée dans une « transition » démocratique lente mais irréversible ; il a sans doute atteint son apogée au moment de la deuxième guerre d’Irak (2003), lorsque Jacques Chirac dénonçait l’imprudence des nouveaux États européens libérés de la domination russe, qui se rangeaient sous la bannière américaine là où la France inscrivait son action dans la perspective d’un axe Paris-Berlin-Moscou. Il est plus curieux qu’il ait survécu aux menées de plus en plus clairement agressives de la Russie, depuis les tentatives d’enrayer les « révolutions de couleur » jusqu’à l’annexion de la Crimée en passant par la guerre de Géorgie. Pour justifier cela, cette doctrine un peu flottante s’est accompagnée d’un récit qui n’a toujours pas disparu : l’agressivité russe et l’évolution autoritaire de son régime seraient dues à l’ « humiliation » de la Russie et aux craintes (justifiées ?) que suscitait chez elle l’expansion de l’OTAN ; dans ce récit, c’est donc l’Occident et en tout premier lieu les Etats-Unis, qui sont responsables de l’évolution de la politique russe et d’un Vladimir Poutine dont l’intention première aurait été de faire de son pays une démocratie européenne régie par l’État de droit (Luc Ferry).
Si discutable qu’elle fût, cette diplomatie supposait implicitement que la bienveillance pour la Russie nouvelle était liée à ses progrès vers la démocratie et sur sa contribution supposée à une évolution pacifique de l’ordre international. Parallèlement, on a vu aussi se développer en France des courants de nature différente, qui se reconnaissaient ouvertement dans l’orientation « illibérale » et autoritaire du régime poutinien, dans lequel ils voyaient une alternative cohérente aux dérives supposées du libéralisme occidental. Ces courants étaient puissants dans la droite française, et pas seulement dans l’extrême-droite ; la Russie était supposée défendre la morale traditionnelle, elle combattait l’ « islamisme » et protégeait les chrétiens d’Orient ; ses organes de propagande décrivaient une France ravagée par les effets d’une immigration musulmane incontrôlée et favorisée par des forces obscures à l’œuvre dans l’union européenne. Comme le disait une tribune publiée par Le Monde, « Ce qui plaît dans M. Poutine c’est « l’homme fort ». Notre droite succombe à un culte de la force, camouflé derrière l’étendard des « valeurs traditionnelles » que prétend défendre la Russie, ou de la prétendue « lutte contre l’islamisme » brandie par le Kremlin.[3] » L’engouement pour la Russie poutinienne était également très présent dans une fraction de la gauche qui, avec Jean-Luc Mélenchon, poursuivait ainsi le combat contre l’impérialisme américain et contre l’Occident capitaliste, mais il faut reconnaître qu’une partie significative de la gauche démocratique refusait de sombrer dans la « poutinolâtrie », comme devait le montrer la politique suivie par François Hollande[4].
La Russie dans la politique française avant 2022
Pour analyser l’évolution récente de l’opinion et des forces politiques françaises, le mieux est de partir de l’élection présidentielle de 2017, qui est au point de départ de toutes les recompositions ultérieures. Le fait le plus notable est que, sur les quatre candidats les mieux placés au premier tour, les trois qui étaient issus de formations bien établies dans le système politique avaient en commun une même complaisance envers la Russie poutinienne. Cette complaisance s’affirmait de manière positive et lyrique chez Marine Le Pen, qui voyait en la Russie poutinienne une combinaison intéressante de « patriotisme économique », de défense de la souveraineté et de fidélité aux traditions nationales ; chez Jean-Luc Mélenchon, elle se traduisait par des discours violents et insultants contre les ennemis supposés de la Russie, dans lesquels il dénonçait les néo-nazis d’Ukraine, les pays baltes « qui n’existent pas » etc. ; chez François Fillon, elle s’exprimait plus discrètement dans le cadre général d’un discours néo-gaulliste et d’une analyse stratégique centrée sur le caractère prioritaire de la lutte contre le « totalitarisme islamiste », mais qui s’accompagnait d’une vision des problèmes de l’Est européen pour l’essentiel favorable aux thèses russes et allait de pair avec des positions sur les débats « sociétaux » très conformes aux attentes de milieux conservateurs souvent séduits par la rhétorique poutinienne. Dans ce contexte de recomposition accélérée, la position de la gauche démocratique avait quelque chose de pathétique : Benoît Hamon, qui bénéficiait sur ce point du ferme soutien de Yannick Jadot, restait fidèle à la ligne dominante du Parti socialiste, mais son investiture n’avait été acquise que grâce à l’élimination des héritiers de François Hollande, et elle se traduisit finalement par l’effondrement du vote socialiste au bénéfice de Jean-Luc Mélenchon. Emmanuel Macron était donc le seul candidat important à porter une position critique sur la politique russe, sur la base d’un discours « progressiste » sur les questions de société qui s’opposait frontalement aux « valeurs » défendues par les admirateurs de Vladimir Poutine. L’attitude de la Russie lors de cette élection était du reste sans ambigüité : elle s’est ouvertement réjouie de la victoire de François Fillon à la primaire de la droite, et ses réseaux se sont déchaînés contre Emmanuel Macron dès l’instant où il a paru susceptible de remporter l’élection.
Les élections présidentielle et législatives de 2017 peuvent donc être considérées comme une défaite objective du « parti russe » et, six ans plus tard, les clivages qui divisaient alors les principales familles politiques continuent largement de structurer le débat public. La France insoumise reste fidèle à sa fureur anti-occidentale ; le Rassemblement national défend toujours une politique fondamentalement pro-russe mais sa « dédiabolisation » le conduit à adopter une rhétorique plus discrète qui ressemble à celle de François Fillon en 2017 ; le courant pro-russe est moins puissant qu’autrefois chez les Républicains, dont beaucoup d’électeurs sont passés au parti de Marine Le Pen ; Renaissance s’efforce de placer la question russe au cœur de la campagne des élections européennes, en compétition sur ce point avec la liste conduite par Raphaël Glucksmann, à qui la question ukrainienne donne un point d’appui pour réaffirmer l’autonomie d’une gauche démocratique empêtrée dans la NUPES. D’un autre côté, on doit aussi reconnaître que ce réalignement des positions n’a eu dans un premier temps que des effets limités sur la politique étrangère de la France ; on pourrait même plaider que, dans l’ensemble, la politique suivie par Emmanuel Macron après son élection, et qui s’est poursuivie pendant un an après l’agression de 2022, était en retrait par rapport à celle de François Hollande, parce qu’elle restait inscrite dans le cadre du prétendu consensus « gaullo-mitterandien », dont elle conservait les postulats majeurs, à commencer par la surestimation de l’importance réelle que les Russes accordent à la France[5].
La guerre russe contre l’Ukraine : moment de vérité pour la politique française
Le déclenchement de l’ « opération spéciale » du 24 février 2022 a donné lieu à deux surprises majeures qui ont conduit à affaiblir les positions de tous ceux qui, d’une manière ou de l’autre, niaient jusqu’alors la dangerosité de la politique russe.
La première surprise est venue de l’agression elle-même, que la plupart des observateurs tenaient pour impossible, parce que manifestement disproportionnée du point de vue de ses intérêts nationaux bien compris de la Russie. Poutine avait beau invoquer une interprétation de l’histoire russe dans laquelle l’Ukraine n’avait jamais eu de réalité substantielle pour en faire un simple instrument d’une improbable « russophobie » occidentale servie par des élites moralement dégénérées et politiquement « néo-nazies », il restait entendu qu’il ne voulait rien d’autre que la protection des population russophones de l’Est de l’Ukraine grâce à la mise en application des « accords de Minsk » et l’arrêt de l’élargissement de l’OTAN. C’est pourquoi on pensait que le déploiement massif de troupes à la frontière de l’Ukraine et la rhétorique menaçante qui l’accompagnait n’étaient rien de plus qu’une manœuvre d’intimidation, largement justifiée aux yeux des pro-russes par l’ « agressivité » de l’OTAN et par la volonté hégémonique des Occidentaux. L’invasion de l’Ukraine, et le fait que son but était bien de prendre le contrôle de l’ensemble du pays en allant jusqu’à Kiev, dévoilaient sans ambigüité le vrai sens de l’appel des Russes à la modération occidentale : l’Ukraine devait être non seulement « neutre » mais « démilitarisée », c’est-à-dire privée de toute possibilité de défense, et son gouvernement ne pouvait être « dénazifié » qu’en étant confié à des collaborateurs. Les forces politiques les plus ouvertement prorusses, de Reconquête et du Front national à la France insoumise, proclamèrent donc leur réprobation devant le coup de force de la Russie, tout en invitant évidemment les responsables français à ne pas céder à la panique et à s’efforcer d’œuvrer à une paix négociée qui devrait faire droit aux légitimes préoccupations de sécurité qui avaient conduit les Russes à cette erreur fâcheuse. Cette manœuvre grossière n’eut pas beaucoup de succès sur ceux qui, quelle qu’ait pu être leur indulgence passée pour la Russie poutinienne, restaient soumis à une exigence minimale de sérieux ; la plupart furent conduits à réviser en partie leur doctrine passée et à reconnaître que, quelle qu’en fût la raison, la guerre déclenchée contre l’Ukraine prouvait que la Russie était effectivement (re)devenue dangereuse et qu’il était donc légitime de soutenir l’Ukraine contre son agresseur. Chez les spécialistes et admirateurs de la Russie qui, comme Hélène Carrère d’Encausse, célébraient depuis des années sa lente mais irrésistible entrée dans la civilisation européenne, cela se traduisit par un regain d’intérêt pour l’idée que la référence européenne n’était qu’un des pôles de l’identité russe, qui restait marquée par un long passé (asiatique ?) de violence et de tyrannie. Chez les analystes « réalistes » de la politique internationale, cela conduisit à admettre que, même si, selon eux, une politique américaine plus prudente aurait pu éviter le retour de la confrontation après la fin de la guerre froide, il fallait prendre acte de ce que la Russie était en train de redevenir un adversaire[6]. En fait, les plus avisés étaient conduits à nuancer leurs critiques de la politique occidentale ; c’est ainsi que, par exemple, Hubert Védrine notait que, même si l’extension de l’OTAN avait été selon lui une erreur, celle-ci était moins le fruit d’une volonté hégémonique de l’Occident que d’un désir de protection bien compréhensible des anciennes démocraties populaires qui, pour se protéger de la Russie, étaient allées se réfugier « au commissariat de police le plus proche ».
La deuxième surprise est venue de l’ampleur et de l’efficacité de la riposte ukrainienne, qui a permis d’écarter un compromis qui n’aurait pu être qu’une capitulation, et qui a contraint la plupart des acteurs politiques responsables à se demander – ou à feindre de se demander – non pas s’il fallait soutenir l’Ukraine, mais comment et jusqu’où il fallait la soutenir.
Dans le contexte français, il est clair que tout reposait sur l’action et sur les décisions du Président de la République ; or on sait que, après avoir cherché pendant longtemps à maintenir avec Vladimir Poutine un « dialogue » dont l’objet était de moins en moins clair pour demander ensuite que l’on évite d’ « humilier la Russie », Emmanuel Macron se présente aujourd’hui comme le plus ferme défenseur de la cause ukrainienne, et qu’il n’hésite plus à dire que la guerre en cours concerne directement l’avenir de l’Europe, dont la Russie poutinienne est un adversaire dangereux et durable. S’il est sans doute trop tôt pour donner une explication complète de cette évolution ou même pour en évaluer la portée pratique, il me semble néanmoins, à la lumière de ce qui précède, que l’on peut émettre l’hypothèse suivante. La « disruption » provoquée en 2017 par l’élection d’Emmanuel Macron s’inscrivait dans un contexte de redistribution des forces politiques où les positions à l’égard de la question russe correspondaient à des clivages réels dans la politique française, alors même que les débats de politique étrangère restaient dominés par des schémas qui s’étaient formés avant l’affirmation du projet néo-impérial de la Russie poutinienne. L’évolution des positions d’Emmanuel Macron est en harmonie avec ses choix politiques fondamentaux, elle correspond à l’orientation du noyau dur de son électorat et elle traduit sans doute la manière dont il a progressivement fait l’expérience de l’épuisement des schémas diplomatiques hérités de De Gaulle et de Mitterrand. Il n’est par ailleurs pas impossible, dans la logique des positions françaises, que la France soit d’autant plus sensible aux risques engendrés par l’attitude de la Russie que les Etats-Unis semblent susceptibles de les négliger dans l’hypothèse d’une réélection de Donald Trump. Dans le contexte d’aujourd’hui, l’insistance de la France sur la nécessité d’une « autonomie stratégique » de l’Europe, où la plupart de de nos alliés voyaient un simple « point d’honneur » ou un signe de l’incurable vanité française pourrait même se voir reconnaître finalement une certaine pertinence si la tendance américaine à se détacher du continent européen se confirmait.
L’évolution du débat politique n’exclut donc pas que la question russe soit finalement traitée avec toute la rigueur nécessaire sans que l’on retombe dans les illusions – naïves ou cyniques – qui ont souvent pesé sur l’approche française de la Russie. Il faut simplement espérer que cette réforme intellectuelle et morale n’arrive pas trop tard.
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[1] Voir sur ce point l’ouvrage ancien mais jamais dépassé d’Albert Lortholary, Le Mirage russe en France au XVIIIe siècle, 1951, rééd. Vrin.
[2] Elsa Vidal, La Fascination russe, Robert Laffont, 2024.
[3] Galia Ackerman, Alain Besançon, Boris Najman, Philippe de Lara, Philippe Raynaud, Philippe de Suremain, Françoise Thom, « La droite française est devenue l’agent d’influence de Vladimir Poutine », Le Monde, 13 mars 2015.
[4] Elsa Vidal, op. cit., p. 100-118.
[5] Id., ibid., p. 34-36.
[6] Les dernières prises de position de Henry Kissinger, que les réalistes français citent volontiers avec faveur, manifestent une évolution similaire : après avoir longtemps critiques l’extension de l’Otan, il a fini par défendre l’adhésion de l’Ukraine.