Pedro Sánchez: et après? edit
Mercredi 24 avril, en annonçant sur le X (ex Twitter) qu’il s’octroyait cinq jours pour savoir s’il allait ou non démissionner, le Premier ministre Pedro Sánchez a plongé l’Espagne dans un suspense qui n’a été dénoué que lundi 29 à 11 heures, lorsqu’il annonça qu’encouragé par le soutien reçu, il restait en poste. Auparavant, rien n’avait filtré de sa décision. Seul le roi, chef de l’État, et quelques très proches avaient été mis au courant.
La raison qu’il a donnée de sa pensée de démissionner était le harcèlement continu que devaient subir depuis près de dix ans lui-même et sa famille, particulièrement son épouse Begoña Gomez. Le déclencheur, dernier acte d’une longue série, fut les allégations du site d’extrême droite Manos limpias (mains propres) et du média El Confidencial. Leurs affirmations, presque jamais étayées par des faits, sont avant tout destinées à calomnier. Leurs dénonciations n’ont jamais trouvé de traduction judiciaire, parce qu’elles ne reposent en général sur rien. Dans le cas d’espèce, l’allégation que Begoña Gomez aurait favorisé le sauvetage par un prêt public de la compagnie aérienne Air Europa n’a été sustentée par aucun élément concret. Pourtant, contrairement à la jurisprudence de la Cour Suprême espagnole, une instruction a bien été ouverte par un juge. Son secret doit bien sûr être préservé. Toutefois, il est rare que des éléments de cet ordre ne fuitent pas. Mais ici, rien ! C’est pourquoi il est troublant que ce juge ait pu ouvrir une procédure sur une base aussi ténue. La question a donc été posée dans la presse internationale : n’y aurait-il pas là un cas de lawfare, quand un juge instrumentalise ses compétences à des fins politiques, même si certains prétendent que cela n’existe pas en Espagne ?
C’est à ce genre de pratiques dangereuses pour la démocratie que Sánchez a voulu répondre. Car, si comme il est possible le cas de son épouse se révèle sans objet, dans l’intervalle le dommage réputationnel aura été accompli, et il n’est guère réparable. Sánchez a voulu faire de cet épisode une ligne de partage de la démocratie : ou bien on pouvait s’entendre entre partis sur une condamnation claire de ces pratiques et agir contre elles à l’avenir, ou bien on les acceptait tacitement, et elles ne feraient que croître. Mais d’abord le Partido Popular (PP, droite de gouvernement), et ensuite évidemment Vox (extrême droite), ont clairement refusé de le suivre sur ce terrain. Le président du PP, Alberto Feijóo, a déclaré que c’était du théâtre, ainsi qu’une démarche inquiétante pour légitimer un pouvoir toujours plus autoritaire et personnel, ennemi des juges et de la presse libre, au lieu de comparaître et de répondre sur le fond. Sánchez se serait livré à une fuite en avant, en vain du reste, parce que son temps serait révolu. Cette réponse très dure de l’opposition signalait qu’elle ne cédait pas d’un pouce, et que la fin du climat de crispation qui caractérise depuis six ans la vie politique espagnole n’était pas en vue.
Pourquoi cette attitude si dure du PP ? C’est d’abord un procès en illégitimité. Depuis la motion de censure de juin 2018, par laquelle Sánchez avait renversé le gouvernement de Mariano Rajoy, pour ensuite parvenir à se maintenir au pouvoir jusqu’à ce jour, le Premier ministre n’a cessé d’infliger au PP des défaites politiques, et ce dernier ne lui fait pas de cadeaux. Il a commencé en le traitant de squatteur (« okupa ») de la Moncloa. C’est pourtant de façon constitutionnelle qu’il était parvenu au pouvoir, et qu’il a ensuite remporté ses deux investitures (2019, puis 2023). Pour le PP, la défaite de 2023 a été amère : arrivé en tête des élections du 23 juillet, il s’est vu aux portes du pouvoir, mais n’y est pas parvenu à cause de son accord avec Vox, qui l’a privé de toute alliance ultérieure, ce qui l’a empêché de constituer une majorité à la chambre.
Certes, ces combats, Sánchez les a remportés dans des circonstances particulièrement difficiles, et les accords qu’il a noués pour parvenir ou se maintenir au pouvoir ont été contestés. C’est surtout le cas du dernier, puisque ce fut au prix d’une alliance avec les indépendantistes catalans. Il lui a fallu s’allier avec Junts (le parti de Puigdemont), moyennant l’adoption d’une très controversée loi d’amnistie, alors qu’avant les élections de juillet 2023, Sánchez jurait ses grands dieux que cela n’arriverait jamais. Cette alliance a indisposé de larges secteurs de l’opinion espagnole, jusque dans l’électorat socialiste, et ne passe toujours pas. Tout aurait été plus facile si les Espagnols avaient donné à Sánchez une majorité franche et massive, et l’avaient mis à l’abri des exigences des indépendantistes, un partenaire tout sauf fiable. Mais la réalité n’est pas celle-là, il lui a bien fallu forger des majorités avec ce qu’il avait. Et puis gouverner. N’est-ce pas le but premier de l’action politique ? D’autant que le PP de Feijóo n’avait quant à lui aucune possibilité de gouverner.
Un problème, est que ce procès en illégitimité se fixe sur les contions de l’arrivée ou du maintien au pouvoir, au détriment des politiques menées. Dans ce tumulte incessant, ces joutes verbales et ces hyperboles, on ne souligne pas assez ce que Sánchez a accompli au cours de la législature 2019-2023, et se propose de poursuivre. Or son bilan est bon : les derniers indicateurs de croissance pointent une surperformance par rapport à la zone euro, et sur des sujets comme l’emploi, le pouvoir d’achat, les retraites, la précarité au travail, la transition énergétique, la stature internationale de l’Espagne, l’action pendant la pandémie, et last but not least la pacification de la Catalogne, de réels progrès ont été accomplis. Le PP, de son côté, a tout misé sur « l’anti-sanchisme ». Durant la campagne de 2023, il n’a pas produit de programme économique. Le narratif du PP et de Vox est centré sur la personne du Premier ministre : ce qui anime Sánchez ne serait qu’un goût immodéré du pouvoir, autoritaire de surcroît. Or à l’évidence les Espagnols n’en sont guère convaincus, et ce calcul politique ne paie pas puisque l’alternance n’a pas eu lieu.
Et maintenant ? À court terme, Sánchez sort peut-être renforcé par son coup d’éclat, parce ce qu’il a resserré les rangs dans son camp, à part les indépendantistes catalans en campagne pour les législatives du 12 mai. Mais au-delà, l’opposition n’aura aucune peine à contrer des initiatives de réglementation qu’il pourrait vouloir prendre, au nom de la liberté d’expression et de l’indépendance de la justice. Il est très délicat d’y toucher, même si, dans certains cas, cela pourrait être justifié, et il ferait bien de ne pas s’y risquer. Certains ont suggéré à Sánchez d’organiser un vote de confiance aux Cortes. Dans sa comparution de lundi dernier, il ne l’a pas évoqué. Puisqu’on est en période électorale en Catalogne, il pourrait craindre qu’un Junts toujours imprévisible ne veuille s’offrir la chute du Premier ministre sur un plateau. Ces élections catalanes sont d’ailleurs une étape importante. On s’attend à ce que le PSC de Illa (branche locale du PSOE, le parti de Sánchez) soit en tête. Il y a néanmoins la possibilité qu’une coalition majoritaire des indépendantistes porte Puigdemont à la tête de la Généralité, et ce serait un revers majeur pour le Premier ministre, qui scellerait l’échec de sa politique en Catalogne. En février, l’annonce de la convocation de ces régionales anticipées l’avait conduit à renoncer à présenter son projet de budget pour 2024 : au moins jusqu’à 2025, l’Espagne vit avec des douzièmes provisoires. C’est une paralysie très gênante de l’action gouvernementale, surtout pour une équipe qui se veut ambitieuse.
Enfin, cet épisode a souligné avec une acuité particulière à quel point la vie politique espagnole tourne autour de la personnalité de Pedro Sánchez. Il y a un côté positif : son leadership fort qui a été capable de retourner les situations. Mais aussi un côté négatif, parce que visiblement sa relève n’est pas prête : de la même façon que l’opposition ne parvient pas à convaincre, au sein de la majorité aucune figure n’émerge. En cas de démission, on avait bien susurré le nom de Maria José Montero, la ministre de l’Économie et vice Première ministre. C’est une personne estimable, compétente, et engagée, et son investiture porterait pour la première fois une femme à la Moncloa. Mais son profil politique n’est pas encore ce qu’il devrait être. La question de la succession de Pedro Sánchez est donc désormais sur la table. Combien de temps pourra-t-il encore tenir à la tête du gouvernement ?
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