L’Ukraine et les limites de la géopolitique edit
Dans le livre qu’il vient de publier (Guerre en Ukraine, l’onde choc géopolitique, Eyrolles), Pascal Boniface pose ainsi les termes du débat provoqué par la décision de la Russie d’envahir son voisin : « soit on estime que l’agression russe est inexcusable et il ne faut alors pas chercher la moindre circonstance atténuante, soit on estime que les Occidentaux, par maladresse et ou par hubris, ont maltraité Moscou, et l’on peut donc comprendre cette dernière, tout en regrettant la catastrophe survenue ». « Il n’y a pas à choisir entre ces deux affirmations initiales, car les deux me paraissent vraies », estime pour sa part le géopolitologue.
Cette analyse, qui le conduit à concentrer la discussion sur le comportement prêté à l’Occident, aboutit à occulter les effets de la dynamique interne du pouvoir russe pour faire de la guerre la résultante du jeu des puissances. Elle est emblématique d’une approche « géopolitique » du conflit russo-ukrainien, très prégnante en France.
Alors que, au lendemain de l’agression russe, le chancelier allemand tire les conséquences de cette « Zeitenwende » (« changement d’époque ») et affirme que cette « guerre d’agression » a pour « seule raison » la « liberté des Ukrainiennes et des Ukrainiens, qui met en question son propre régime d’oppression », de nombreux responsables politiques français, tout en condamnant cette invasion, restent perplexes sur ses causes. Le président de la République lui-même voit dans l’invasion de l’Ukraine une « erreur ». « Comment en est-on arrivé là ? », se demande-t-il en octobre 2022 devant la communauté San Egidio. « Je n’ai pas de réponse », admet-il, évoquant toutefois « un nationalisme exacerbé », nourri du « ressentiment et de l’humiliation » et un isolement international accentué par l’épidémie de covid, qui a « construit la conviction que les menaces étaient là ».
Pendant des mois, le discours sur « l’humiliation » prétendue de la Russie a fleuri en France, les appels à engager une négociation « paix contre territoires », reviennent régulièrement. Par tradition, la France se veut un interlocuteur privilégié d’une Russie, qui exerce sur elle une certaine fascination, souvent mêlée d’une méconnaissance de ce vaste pays situé à l’autre extrémité du continent, sur lequel les Français projettent leurs attentes et leurs illusions. Les considérations géopolitiques n’ont jamais non plus été absentes de cette recherche de proximité. Face à l’affirmation de l’Allemagne à la fin du XIX siècle et des États-Unis après 1945, la diplomatie française a d’abord vu dans la Russie puis l’URSS un contre-poids à ces puissances, afin de conserver des marges de manœuvre sur la scène internationale. Les similarités pouvant exister entre les deux pays (rôle de l’État, mentalité impériale, anti-américanisme, siège de membre permanent au conseil de sécurité de l’ONU, arsenal nucléaire) ont contribué à donner le sentiment d’intérêts convergents. Les dirigeants soviétiques comme russes ont flatté ce rôle de « puissance d’équilibre » qu’entend jouer la France afin de diviser la communauté occidentale. Autant de raisons qui ont poussé la classe politique française à négliger les relations avec les autres pays d’Europe centrale et orientale - comme l’a reconnu Emmanuel Macron à Bratislava en juin dernier - et à ignorer leurs mises en garde sur le retour de la « menace russe ». Ce tropisme explique aussi le peu d’attention accordée à l’évolution interne de l’URSS et de la Russie post-soviétique et à la persistance du syndrome impérial.
Les tenants de l’approche géopolitique tendent en effet à sous-estimer les conséquences déstabilisatrices, pour la Russie et pour le monde, de la dérive du pouvoir à Moscou – qui, depuis le 24 février 2022, prend des traits totalitaires – alors même qu’ils soulignent à l’envi les risques d’escalade militaire induits par les livraisons d’armes occidentales à Kiev. En considérant la scène politique russe comme une simple toile de fond de cette aventure meurtrière dont une part de la responsabilité reviendrait à l’Occident, ils méconnaissent les déterminants internes de l’attitude du Kremlin. Assez rares sont les personnalités qui, comme l’ancien Premier ministre Lionel Jospin, rappellent que, « à partir de 2011 et des manifestations de citoyens russes contre le trucage des élections, Poutine a pris résolument un tournant nationaliste et autoritaire qui laissait peu de place, à l’extérieur, pour un dialogue constructif. N’acceptons pas hâtivement l’idée que les Européens seraient eux-mêmes responsables de l’agressivité de la Russie » (tribune au JDD du 10 décembre 2022). L’absence de vie politique et de débat public en Russie peut laisser penser que l’agenda interne est totalement éclipsé par les échéances extérieures, en réalité c’est tout le contraire, explique une chercheuse russe, Irina Busygina, la politique étrangère est au service de la politique intérieure, c’est même « l’outil le plus important » pour « créer le consensus interne et la mobilisation » [i].
Dans l’étude qu’elle a consacrée à la question de l’élargissement de l’OTAN, Kimberly Marten parvient à la conclusion que, du côté américain comme du côté russe, les facteurs internes ont été déterminants. Elle observe aussi que « le tournant anti-occidental pris par la Russie a précédé la discussion sur l’expansion de l’OTAN aux États-Unis » [ii]. L’importance des contraintes internes dans les prises de décision du Kremlin est mise en évidence par les démocrates russes et les experts indépendants. Le rapport sur le premier épisode de la guerre en Ukraine – l’annexion de la Crimée et l’intervention dans le Donbass – préparé par Boris Nemtsov et publié après son assassinat, en février 2015, souligne que le retour au Kremlin de Vladimir Poutine en 2012 s’était avéré « impossible sans fraude » électorale et que les mesures « populistes » prises ensuite pour restaurer sa popularité ont été inopérantes, ce qui a conduit le Kremlin à envisager le retour de la Crimée dans le giron russe, scenario « planifié et soigneusement préparé à l’avance par les autorités russes », qui est détaillé dans le rapport [iii]. Impossible de comprendre l’attitude du Kremlin en 2014 sans faire référence à « l’hiver de mécontentement 2011-12 » en Russie, relève Konstantin Eggert, « l’annexion de la Crimée est moins une réponse aux menaces occidentales, réelles ou non, qu’une étape-clé de la mobilisation de la société et de la construction de la "forteresse assiégée ». « La politique étrangère est devenue pour le Kremlin un moyen de résoudre les problèmes internes », analyse Lilia Shevtsova, « l’humiliation » dont se plaint la Russie est un « instrument de chantage » vis-à-vis de l’Occident et « la principale justification du comportement révisionniste du Kremlin ». « A partir de novembre 2013, l’élite politique russe a eu recours à une propagande agressive afin de promouvoir ses aspirations étatistes et civilisationnelles et un mode de pensée ami/ennemi », note aussi Ina Shakhraï, ce qui « a permis à Vladimir Poutine d’engranger des soutiens pour son mode de gouvernement autoritaire et a mis en cause la composante occidentale de l’identité nationale russe ».
Le sociologue Sergueï Medvedev souligne combien la formule de Carl Schmitt (« est souverain celui qui décide de l’état d’exception ») est éclairante pour expliquer l’attitude de Vladimir Poutine et sa décision de s’emparer de la Crimée afin de recouvrer une légitimité. Dans aucun autre pays, le regain d’intérêt qu’a connu le juriste allemand n’a été aussi marqué que dans la Russie poutinienne, observe-t-il. Carl Schmitt est « le théoricien des années 2000 en Russie », observe également Oleg Kildiouchov, l’un de ses commentateurs en Russie, beaucoup de ses textes ont été traduits en russe à cette période, car « ils répondaient aux besoins du moment ». « Pourquoi Carl Schmitt est-il si important pour nous ? Parce qu’il illustre l’autosuffisance du pouvoir qui, dans sa pratique, n’a besoin d’aucune justification idéologique, si ce n’est l’image de l’ennemi dans sa vacuité », explique pour sa part Lev Goudkov, du centre Levada. De fait, les principales références idéologiques du régime de Vladimir Poutine – le « chaos » des années 1990, la « grande guerre patriotique » (1941-1945) et la Russie comme « forteresse assiégée » – ont pour point commun de désigner l’Occident comme l’adversaire et, désormais, comme l’ennemi. Contrairement à une opinion répandue, qui fait de 2007 - année du discours de Poutine à la conférence sur la sécurité de Munich – un tournant dans la politique russe, succédant à une phase pro-occidentale, le narratif sur la victimisation du peuple russe s’est mis en place dès 1999. Gleb Pavlovski, l’un des principaux architectes du système Poutine, a souligné, après avoir quitté le Kremlin en 2011, que la stratégie électorale destinée à assurer sa victoire en mars 2000 consistait à prendre ses distances par rapport à l’héritage de B. Eltsine et à rassembler les perdants des années 1990 dans une « coalition de la revanche ».
De nombreux pays ont été concernés par la dissolution de l’Union soviétique et ont expérimenté une transition difficile vers l’économie de marché, ils ont été confrontés au défi de la construction d’une nouvelle identité, mais seule la Russie en a fait un « traumatisme choisi » pour unifier la nation en s’octroyant un statut de victime, marque Gulnaz Sharafutdinova [iv]. Le « vide identitaire » au sortir de la période soviétique a permis au Kremlin de présenter les réformes des années 1990 comme une période de désintégration, imputée à des dirigeants qui auraient trahi la Russie. Un autre narratif était possible, souligne la chercheuse qui, tout en reconnaissant les épreuves traversées par la population, aurait valorisé les réformes, le pluralisme et les libertés publiques. « Plutôt que de considérer le renversement du communisme comme une opportunité pour davantage de liberté et de démocratie, le Président Poutine l’a qualifiée de plus grande catastrophe géopolitique du XXième siècle », écrit aussi Olaf Scholz dans Foreign Affairs. C’est ainsi que le discours anti-occidental s’est répandu, en témoigne, en 2004, le succès du livre de Mikhaïl Iourev, La Forteresse Russie, qui plaide pour une rupture des liens avec l’Occident, rappelle Ilya Yablokov [v]. Il est vrai qu’à la différence des autres républiques soviétiques et des pays du bloc socialiste, qui ont pu rejeter sur Moscou la responsabilité de leurs malheurs passés, la rupture avec la période soviétique impliquait de la part des Russes un effort sans précédent sur eux-mêmes et un important travail de mémoire [vi].
« La possibilité d’une transformation de la ‘forteresse assiégée’ en partenaire égal de l’Occident n’existe plus », déplore le philosophe Alexandre Tsipko en 2020, année de la réforme constitutionnelle, qui marque une étape supplémentaire dans la dérive autoritaire du régime Poutine. La « forteresse assiégée » implique la militarisation et une idéologie d’Etat, poursuit cet intellectuel, convaincu que « les menaces internes représentent le plus grand danger pour la Russie actuelle » et de citer la « psychose » qui accompagne la désignation des citoyens russes, stigmatisés comme « agents de l’étranger ». « Le plus terrible, avertit Alexandr Tsipko, est qu’il n’y a pas de sortie progressive d’un tel modèle politique. En règle générale, l’autoritarisme sans limite, poussé aux extrêmes, conduit non seulement à l’effondrement du système politique, mais du pays dans son ensemble » [vii] . Le discours géopolitique tenu sur la Russie ne peut occulter le choix délibéré fait par le Kremlin de compenser le déficit croissant de légitimité du régime, de suppléer à l’absence de toute vision de l’avenir du pays et de se protéger d’influences jugées déstabilisatrices (Occident, Ukraine) en agitant une prétendue menace extérieure globale, stratégique et désormais civilisationnelle. Le système Poutine est né de la guerre (Tchétchénie), la « figure de l’ennemi » est indispensable à sa survie. La Russie n’est certes pas isolée sur la scène internationale mais, plus que jamais, comme le soulignait Aleksandr Tsipko, voici près de trois ans, elle est engagée dans une impasse, dans une spirale de radicalisation et dans une fuite en avant lourde de dangers pour elle-même et pour les autres Etats.
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[i] Irina Busygina, « Russian foreign policy as an instrument for domestic mobilization », Norvegian Institute of International Affairs, Policy brief, 2/2018
[ii] Kimberley Marten, « Reconsidering NATO expansion : a counterfactual analysis of Russia and the West in the 1990s », European Journal of International Security, 2017, Vol. 3, part 2, pp. 135–161.
[iii] « Putin. The War - about the Involvement of Russia in the Eastern Ukraine conflict and the Crimea », EU Foreign Affairs Journal, mai 2015
[iv] Gulnaz Sharafutdinova, The Red Mirror, Oxford UP, 2020
[v] Ilya Yablokov, Fortress Russia: Conspiracy Theories in Post-Soviet Russia, Cambridge UP, 2018
[vi] « Russie, année zéro : peut-on y croire ? », Telos, 10 mai 2023
[vii] Aleksandr Tsipko, « La Russie en situation de forteresse assiégée : comment survivre ? » (en russe), MK, 27.12.2020