L’Europe unie et divisée sur l’Ukraine edit
Zeitenwende, un changement d’époque, le terme qui s’est imposé en Allemagne dès le début de l’agression par la Russie de l’Ukraine fait, bien entendu, écho à die Wende, la révolution pacifique de 1989 qui marquait la chute du Mur et les retrouvailles européennes dans la démocratie. En 1989 l’avènement de la démocratie allait de pair avec la dislocation de l’empire soviétique. Aujourd’hui l’Ukraine fait face à l’agression d’une dictature en mode de reconquête impériale.
Face à l’invasion russe du 24 février l’Europe avait montré son unité dans la condamnation, l’aide humanitaire aux réfugiés, la fourniture d’armes à l’Ukraine et en adoptant des sanctions sans précédent touchant les échanges, les investissements et les transactions financières allant jusqu’à geler les avoirs déposés en Occident de la Banque nationale de Russie. Dans la lignée de ces mesures visant à couper les ressources permettant à la Russie de financer la guerre, un sixième train de sanctions fut adopté 31 mai, malgré l’exception hongroise, visant à réduire de plus de 80% les importations de pétrole russe d’ici la fin de l’année.
Cependant trois mois après le début du conflit cette unité affichée de l’UE commence à se fissurer et des divisions sont apparues entre l’Est et l’Ouest de l’Union. Elles portent principalement sur trois sujets : la source du conflit, à savoir la Russie, l’issue du conflit, et la perspective d’arrimage à l’UE proposée à l’Ukraine.
D’abord la nature du conflit. De par leur histoire et leur proximité géographique les pays d’Europe centrale partagent, à des degrés divers, une méfiance profonde envers la politique de la Russie dans cette partie du monde qu’à Moscou on appelait depuis les années 1990 « l’étranger proche » devenu sous Poutine le « monde russe ». Au-delà de l’histoire plus ancienne, il s’agit de pays qui ont connu des régimes communistes et la présence sur leur territoire de troupes soviétiques pendant près d’un demi-siècle. Cette donnée est essentielle pour comprendre les différences entre ces pays et leurs partenaires occidentaux au sein de l’Union européenne dans les perceptions de la Russie post-soviétique. Ils se retrouvent dans une lecture du conflit proche de celle du président ukrainien Zelensky : l’affrontement de « deux mondes différents », qui s’opposent sur les valeurs, à commencer par la liberté. « C’est cela, dit Zelensky, qui détermine qui appartient à l’Europe ». C’est autour de cette question des valeurs et de la Russie comme entité distincte de l’Europe que se construit le discours centre-européen sur les causes et les enjeux de la guerre en Ukraine.
On retrouve là un thème majeur des débats intellectuels des années 1980 autour de la redécouverte de l’Europe centrale que Milan Kundera avait défini alors comme un « occident kidnappé »[1] par la Russie soviétique, une « autre civilisation ». Le président allemand Steinmeier avait employé à propos de l’Allemagne hitlérienne des années 1930 le terme de « rupture civilisationnelle ». Les Européens du centre reprennent aujourd’hui cette notion à propos de la Russie de Poutine. La guerre révèle un double conflit : entre la démocratie et l’autocratie, entre la Russie et l’Europe.
En France, en Allemagne ou en l’Italie on invoque pour expliquer le comportement de la Russie tantôt une « humiliation » présumée tantôt un complexe obsidional ravivé par l’élargissement à l’Est de l’OTAN. La Russie est d’abord une puissance avec laquelle on doit tenter de construire une architecture de sécurité européenne car il ne peut être dans l’intérêt de l’Europe de voir la Russie devenir le « junior partner », voire le vassal de la Chine dans une guerre froide avec l’Occident.
Vu d’Europe centrale la Russie est d’abord une menace, une puissance révisionniste destructrice d’un ordre de sécurité en Europe issu de 1989. Il en découle des priorités différentes sur la conduite et l’issue possible de la guerre. Les dirigeants français et allemands ou italiens souhaitent éviter une guerre longue avec ses désastreuses retombées économiques et, pour en sortir, ne pas « humilier » la Russie et encourager les Ukrainiens à accepter un retour à la situation d’avant le 24 février avec une nouvelle mouture des accords de Minsk concernant les territoires de l’Est[2].
Pour certains pays voisins immédiats du conflit les buts de guerre sont différents et les risques d’escalade nucléaire minimisées. Les pays d’Europe centrale ne sont certainement pas un bloc, il suffit d’évoquer la Hongrie de Viktor Orban qui, après un long partenariat avec la Pologne autour du souverainisme et de la « démocratie illibérale », a fait éclater le groupe de Visegrad sur le rapport à la Russie de Poutine. Orban a fait sa campagne électorale et gagné les élections en avril sur une ligne indulgente envers la Russie qui assure un approvisionnement énergétique bon marché et la promesse de ne pas entrainer le pays dans « une guerre qui n’est pas la nôtre ». Par-delà l’exception hongroise, pour les autres pays voisins immédiats du conflit les buts de guerre sont différents et les risques d’escalade nucléaire minimisées.
Vu l’échec des plans russes de guerre éclair et la performance médiocre de l’armée russe dont le principal fait de guerre en trois mois fut la destruction de Marioupol, il s’agit de repousser l’envahisseur hors d’Ukraine et revenir, si possible, à la situation d’avant 2014 et l’annexion de la Crimée.
La possibilité d’une défaite de la Russie comme préalable des relations à venir est affichée surtout en Pologne et dans les pays baltes. L’ancien ministre des finances slovaque devenu ensuite conseiller du président Porochenko en Ukraine, Ivan Miklos, voit une « défaite possible de la Russie si l’Occident fournit une aide militaire et financière » aux Ukrainiens. « Toute autre chose qu’un retour aux frontières de 2014 serait…un dangereux compromis »[3], source de nouvelles tensions et un obstacle à la reconstruction.
Cette position s’est affirmée en Europe centrale dans le prolongement des propos du Secrétaire d’Etat à la défense américain Lloyd Austin fin avril après sa visite à Kiev suggérant une possible victoire ukrainienne et l’objectif d’affaiblir durablement la capacité de la Russie de menacer ses voisins.
Ces pays comptent sur l’OTAN et le renforcement de la présence militaire américaine sur leur territoire comme la seule garantie de leur sécurité qui vaille. L’élargissements en cours de l’OTAN aux pays nordiques complète et justifie les élargissements à l’Est.
Le troisième différend porte sur l’élargissement de l’UE et le projet de Communauté politique européenne du président Macron. Avec la guerre en Ukraine le centre de gravité géopolitique du continent se déplace vers l’Est alors que le centre de gravité institutionnel reste ancré à l’Ouest ; à Bruxelles pour être précis, où siègent l’OTAN et l’Union européenne. La perspective de l’Ukraine dans l’OTAN fut (provisoirement) écartée par le président Zelensky, pousse ce dernier à se tourner avec d’autant plus de vigueur vers l’UE. S’adressant aux députés européens le 1er mars 2022 de son bunker à Kiev il lança « Nous appelons l’UE à lancer immédiatement la procédure conduisant à l’octroi du statut de candidat à l’Ukraine pour son adhésion. Prouvez que vous êtes avec nous ». Ovation debout, avec une écrasante majorité de 637 voix – 13 contre – la résolution du Parlement européen appelle les institutions de l’Union à œuvrer à accorder le statut de pays candidat à l’Ukraine. Dans les semaines qui suivirent trois premier ministres d’Europe centrale (Pologne, République tchèque et Slovénie) se rendirent à Kiev pour demander une procédure accélérée (« fast track ») pour la candidature de l’Ukraine qui a remplit le questionnaire accompagnant sa demande en un temps record pour la remettre en main propre à Kiev à Ursula von des Leyen. Le Conseil européen du 27 juin devra statuer sur cette demande que l’on n’imagine pas rejetée tant le symbole politique est fort. Voilà pour la partie facile et rondement menée de l’exercice.
Reste qu’il s’agit d’un pays en guerre qui ne contrôle pas une partie de son territoire et dont l’état de droit et l’économie sont loin de correspondre à ce que l’on attend d’un futur membre. C’est là que les difficultés commencent, pour le pays comme pour l’UE, et c’est à cela que tente de répondre la proposition du président français d’une « Communauté politique européenne ». Celle-ci évite un des deux pièges liés au projet avorté de Confédération européenne de François Mitterrand de 1990-91. Il n’est plus question d’y inclure la Russie ; on peut même dire que le nouveau projet se construit contre elle. La Communauté n’évite cependant pas complètement le second : la crainte qu’avaient les participants centre-européens aux Assises de la Confédération à Prague en juin 1991 et qu’ils retrouvent aujourd’hui : la Communauté comme substitut à l’adhésion ? Ce n’est, certes, pas ce qu’a dit le président, mais le « il faudra des années, des décennies » a immédiatement déclenché la suspicion. La phrase de trop qui sape déjà la confiance envers le projet français.
La candidature d’un pays qui lutte pour sa survie et affirme son attachement aux valeurs européennes oblige à la fois à relancer le processus d’élargissement de l’UE et à le repenser. Si celle de l’Ukraine est acceptée quid de celle de la Moldavie et de la Géorgie, deux autres pays relevant du « partenariat oriental » de l’UE ? Mais surtout : on ne peut pas considérer l’Ukraine comme pays candidat en ignorant les pays des Balkans auxquels l’UE promit après les guerres de dissolution de la Yougoslavie une « perspective européenne et qui patientent toujours dans la salle d’attente avec pour effet le désenchantement des élites pro-européennes et des opinions publiques (en dix ans le soutien à l’UE en Serbie est passé de 70% à 37%).
Relancer le processus n’est plausible qu’en le repensant de fond en comble. Puisque dans le contexte ukrainien il y a un momentum et l’urgence de placer la politique aux commandes il convient de reformuler la perspective d’adhésion en ce sens : l’affirmation d’une « communauté politique », d’une participation possible à certains aspect de la politique européenne (certaines réunion du Conseil, délégués au parlement européen, etc) puis œuvrer par étapes à l’accomplissement des réformes institutionnelles, juridiques, économiques qu’exigera l’intégration dans l’UE. Ce processus pourra, effectivement prendre des années, mais il importe que les pays candidats puissent se considérer d’emblée appartenir politiquement au projet européen.
Les obstacles sont nombreux et ne relèvent pas que de la frilosité des pays fondateurs par opposition au zèle expansionniste des pays d’Europe centrale. La Pologne s’est faite l’avocat véhément de l’adhésion de l’Ukraine dans l’Union, mais se montre défaillante sur l’État de droit, proclame haut et fort la supériorité du droit polonais sur celui de l’UE et envisagerait avec sympathie la proposition de Boris Johnson d’une nouvelle alliance avec la Pologne et les Baltes (contre Moscou et loin de Bruxelles).
Les opinions publiques occidentales ont de la sympathie pour la cause ukrainienne, mais cela n’équivaut pas à un soutien à son adhésion à l’UE[4] ; car si vous avez aimé l’Europe à 27 vous allez adorer l’Europe à 37… L’idée d’ une « communauté politique » (terme que Bronislaw Geremek préférait à celui d’Union) a le mérite de tenter de répondre à ce défi géopolitique en proposant une nouvelle architecture européenne capable d’accommoder la diversité des situations, des vécus, des histoires des pays Européens.
L’invasion russe de l’Ukraine redéfinit les enjeux et politise explicitement le projet européen. D’où l’importance du débat entre les pays fondateurs et les pays d’Europe centrale sur sa signification et ses transformations à venir. C’est face au retour de la guerre la seule façon de repenser l’avenir du continent.
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[1] Milan Kundera, « Un occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale ». Paru initialement dans Le Débat, novembre 1983, le texte vient d’être republié par les éditions Gallimard en France et dans une douzaine de langues.
[2] On ne mesure pas en France l’irritation et les sarcasmes que suscitent en Europe centrale les échanges téléphoniques du président Macron avec Poutine ou son souci de ne pas « humilier » cet être fragile qui agresse ses voisins et précise que ses frappes nucléaires peuvent atteindre Berlin en 150 et Paris en 203 secondes.
[3] I. Mikos, Denik N (Bratislava), 22 mai 2022; cf. aussi “Former Slovak FM: Ukraine must attack Russia and take back Crimea”, Euractiv 23 mai 2022.
[4] En 2016 les Pays-Bas ont organisé un référendum sur l’accord d’association de l’UE avec l’Ukraine rejeté par par 61% des votants ce qui a conduit le gouvernement à négocier avec l’UE une déclaration interprétative dont le Conseil européen de décembre 2016 a pris note en ces termes : « l’accord d’association ne confère pas le statut de candidat ni n’est un engagement à le conférer dans le futur... ne mènera à aucune forme de coopération obligatoire dans la défense ».