La guerre en Ukraine est-elle un conflit de frontières? edit

23 avril 2024

Ramener la guerre en Ukraine à un conflit territorial c’est se méprendre sur les intentions de la Russie vis-à-vis de son voisin, interpréter de manière unilatérale les accords de Minsk et aussi sous-estimer le projet impérial et révisionniste du Kremlin.

Le conflit ouvert entre la Russie et l’Ukraine se noue en novembre 2013 quand le président Ianoukovitch décide de suspendre le processus conduisant à la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne, revirement qui déclenche des protestations populaires (« Euromaïdan »). Fin février 2014, des soldats russes sans insignes (« les petits hommes verts ») prennent le contrôle des points stratégiques de la Crimée. Le 16 mars, un « référendum » d’indépendance y est organisé en toute illégalité du point de vue du droit international, qui conduit à l’annexion de la Crimée par la Russie. Au même moment est déclenchée dans l’Est de l’Ukraine une opération de déstabilisation, des groupes armés contrôlés par Moscou appuient des manifestants irrédentistes. Le 11 mai, les « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk déclarent leur indépendance à l’issue de « référendums », qui ne sont pas reconnus par la communauté internationale. En marge des commémorations du Débarquement allié du 6 juin 1944, les présidents ukrainien et russe se rencontrent sous les auspices de François Hollande et d’Angela Merkel (format « Normandie »). L’armée ukrainienne obtient des succès initiaux, mais, pendant l’été 2014, des unités de l’armée russe viennent épauler les indépendantistes du Donbass, la situation militaire devient délicate pour Kiev. Un premier accord est signé le 5 septembre 2014 (« Minsk I ») par les membres du « groupe de contact multilatéral » de l’OSCE (y sont représentés l’Ukraine, la Russie, les séparatistes ukrainiens, ainsi que la présidence de l’Organisation), qui élaborent une douzaine de mesures pour mettre fin au conflit. Mais les combats reprennent, l’armée ukrainienne essuie une importante défaite à Debaltseve. Sous une pression militaire croissante, le président Porochenko accepte le 12 février 2015 un nouveau « paquet de mesures en vue de l’application des accords de Minsk », qui précise l’accord de 2014. Ce texte (« Minsk II »), composé de plusieurs volets (sécuritaire, humanitaire, économique et politique), reflète le rapport des forces sur le terrain, très défavorable à la partie ukrainienne[1].

Comme l’exigeait la Russie, les dirigeants sécessionnistes, Alexandr Zakhartchenko et Igor  Plotnitski, sont signataires des accords de Minsk et entendent être considérés comme des interlocuteurs par Kiev[2]. Moscou a contrario ne se reconnaît aucune obligation, alors qu’il est question du retrait des « unités armées étrangères » et des « mercenaires étrangers » et du « désarmement de tous les groupes illégaux ». À l’instar de Berlin et de Paris, Moscou se présente comme « médiateur » dans ce qu’il prétend être un conflit inter-ukrainien. Au-delà de la « décentralisation » mentionnée dans les accords (le point 11 prévoit « l’adoption, avant la fin de 2015, d’une législation permanente relative au statut spécial de certains arrondissements des régions de Donetsk et de Louhansk »), l’objectif russe est en réalité la « fédéralisation » de l’Ukraine pour la maintenir sous tutelle, les entités séparatistes et leurs représentants servant de « cheval de Troie » à Moscou. Beaucoup de mesures figurant dans les accords de Minsk ne s’inscrivent pas dans une séquence et dans un calendrier précis, leur mise en œuvre sera l’objet, les années suivantes, de controverses incessantes. Dans leur effort pour rétablir la souveraineté ukrainienne sur leur territoire, les autorités de Kiev donnent la priorité aux mesures sécuritaires afin de réduire l’emprise qu’exercent sur les régions indépendantistes du Donbass l’armée russe et les milices. La Russie privilégie au contraire l’application du volet politique pour légaliser le contrôle de fait qu’elle exerce sur une partie des régions de Louhansk et de Donetsk. Ainsi, dès novembre 2014, en dépit des protestations du gouvernement ukrainien, des scrutins y sont organisés, en l’absence d’observateurs internationaux, pour légitimer les autorités de fait. La porosité de la frontière russo-ukrainienne est une difficulté majeure, le fait que « Minsk II » stipule que le « rétablissement du contrôle total » de Kiev sur ses frontières « devra commencer le premier jour suivant les élections locales et s’achever après le règlement politique global », est problématique. De plus, comme en Géorgie (politique de « passeportisation »), Moscou octroie la nationalité russe à de nombreux habitants du Donbass.

Dans les années qui suivent, le Kremlin fait pression sur l’Allemagne et la France afin d’obtenir la mise en œuvre du volet politique des accords de Minsk, et notamment du « statut spécial ». C’est quand il prend conscience que l’Ukraine va échapper à l’orbite russe, sans doute en 2020, que V. Poutine conclut que le « gel » du conflit ne lui est plus favorable et qu’il se décide à intervenir militairement, jugeant le moment propice, le départ précipité des États-Unis d’Afghanistan le confortant dans la conviction que l’Occident est faible et peu enclin à réagir. En 2021, V. Poutine publie son désormais célèbre article sur « l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » dans lequel il affirme que l’Ukraine actuelle est le produit de l’ère soviétique et se déclare convaincu que l’exercice de sa « souveraineté réelle n’est possible qu’en partenariat avec la Russie ». Sous prétexte de manœuvres, la Russie concentre alors des troupes aux frontières ukrainiennes et, en décembre 2021, Moscou adresse à l’OTAN et aux États-Unis deux projets de traités, qui sont en fait des ultimatums, pour obtenir de l’Alliance qu’elle renonce à accueillir de nouveaux membres, l’Ukraine étant nommément citée. L’objectif explicite de Moscou est aussi de rétablir la situation géostratégique qui prévalait sur le continent européen le 27 mai 1997, avant les élargissements successifs de l’OTAN, en obtenant le retrait du territoire des nouveaux États membres des troupes et armements, nucléaires notamment, déployés depuis cette date. Boris Bondarev, diplomate en poste à la représentation russe auprès de l’Office des Nations Unies à Genève, qui a démissionné après l’invasion de l’Ukraine, a raconté comment ses collègues du MID avaient été surpris par la position inflexible adoptée par Moscou qui ne leur laissait aucune marge de flexibilité dans les négociations qui eurent lieu notamment avec une délégation américaine en janvier 2022 à Genève[3].

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, le Kremlin a mis en avant de multiples raisons[4] pour justifier cette violation caractérisée du droit international, dont beaucoup ont peu à voir avec la question des frontières de l’Ukraine. Contrairement au narratif russe, souvent repris en Occident, ce n’est pas la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’Alliance, mais bien le projet d’association avec l’UE qui a servi de détonateur à l’intervention russe en 2014. Contesté dans les urnes et dans la rue en 2011-12, le pouvoir de Vladimir Poutine redoutait l’attraction que pourrait exercer une Ukraine démocratique sur sa population. A également été avancée comme argument la nécessité de la protection des populations russophones, victimes du « régime de Kiev » (c’est ainsi que l’Ukraine est nommée à Moscou), et la prévention d’un soi-disant « génocide », thèse déjà utilisée en Géorgie (2008), dans le Donbass et en Crimée (2014). Dans ses interventions des 21 et 24 février 2022, le président russe a, plus largement, évoqué les injustices commises en 1917 et en 1991à l’égard du peuple russe, contraint de renoncer à une partie de ses « terres historiques », ainsi que le spectre d’une « Ukraine, anti-Russie », instrument des Occidentaux. Au fil des mois, l’argument civilisationnel a pris de plus en plus d’ampleur, l’objectif étant désormais de rompre avec un « Occident collectif » décadent mais agressif, qui chercherait à imposer ses valeurs à une Russie, « État-civilisation », bastion des « valeurs traditionnelles », et de gagner à sa cause les pays du Sud. Un autre argument – la nécessité de la refonte de l’ordre européen post-guerre froide considéré comme injuste – s’inscrit dans un projet à long terme de la diplomatie russe. Nostalgique de l’époque soviétique et critique de l’ère Gorbatchev, accusé d’avoir bradé l’héritage de l’URSS, le Kremlin tente, en utilisant le levier ukrainien, d’obtenir la reconnaissance par les Occidentaux de son statut de grande puissance et d’une sphère d’influence dans son « étranger proche », ainsi que le désengagement des États-Unis du continent.

Depuis trente ans, bien avant son arrivée au Kremlin, Vladimir Poutine, qui met volontiers l’accent sur la souveraineté de la Russie, n’a eu de cesse de critiquer et de relativiser l’importance des frontières, considérées comme un facteur de division du peuple russe. Dès 1994 à Saint Pétersbourg, celui qui était alors adjoint d’Andrei Sobtchak, maire de la ville, avait déploré lors d’une conférence organisée par la Körber Stiftung le fait que « dans l’intérêt de la sécurité et de la paix en Europe, la Russie a renoncé volontairement à des territoires considérables au profit des anciennes républiques soviétiques, dont certains, historiquement, ont toujours appartenu à la Russie. Je ne pense pas seulement à la Crimée et au nord du Kazakhstan, mais aussi par exemple à la région de Kaliningrad ». La conséquence de ces abandons de terres, c’est que « 25 millions de Russes vivent à l’étranger et que la Russie ne peut tout simplement pas se permettre à d’abandonner ces gens à leur sort ». Quand en 2005, Vladimir Poutine évoque la disparition de l’URSS comme la « plus grande catastrophe géopolitique du XX siècle », c’est aux « dizaines de millions de nos citoyens et compatriotes » vivant hors des frontières russes qu’il fait référence. « De quoi était composée l’URSS ? De la Russie. Simplement son nom était différent », affirme-t-il en 2011. Alors qu’en Occident, l’annexion de l’Ukraine est comparée à celle des Sudètes par l’Allemagne nazie en 1938, Vladimir Poutine l’assimile à la réunification de l’Allemagne. En 2016, il déclare au tabloïd allemand Bild que « ce qui m’importe ce ne sont ni les frontières ni les territoires, mais le sort des gens ». « Dès lors qu’un peuple aspire à l’unité », il n’y a pas lieu de « contrecarrer cette volonté, personne n’y gagnera », affirme-t-il encore en octobre 2020 lors de la session annuelle du club Valdaï. En juin 2022, lors des commémorations du 350e anniversaire de la naissance de Pierre le Grand, Vladimir Poutine s’inscrit ouvertement dans la lignée des Tsars, « rassembleurs des terres russes ». « Pierre le Grand a combattu la Grande Guerre du Nord pendant vingt et un ans. On aurait pu dire qu’il était en guerre contre la Suède et qu’il leur prenait quelque chose. Il ne leur a rien enlevé. Il a repris ce qui appartenait à la Russie », affirme Vladimir Poutine, dressant un parallèle avec la guerre en Ukraine (« Apparemment, c’est aussi à nous maintenant de reprendre ce qui appartient à la Russie »).

L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, fondée sur une idéologie universaliste, avait pour caractéristique de ne contenir, dans son nom, aucune référence historique ou géographique. Sa disparition en 1991 conduit Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, à chercher à redéfinir « l’identité nationale » de la Russie post-soviétique, tentative qui tourne court. Il est vrai que la tâche à laquelle étaient confrontés les dirigeants russes, dans l’atmosphère chaotique des années 1990, était plus redoutable encore que celle qui attendait leurs homologues d’Europe centrale et orientale, qui pouvaient rejeter sur le « grand frère » une partie importante de l’encombrant héritage de quatre décennies de construction du « socialisme ». Les dirigeants russes devaient quant à eux non seulement éliminer l’idéologie communiste au pouvoir depuis quatre-vingts ans et privatiser l’économie, mais également refonder un État et définir un projet national. De plus, comme l’a écrit l’historien britannique Geoffrey Hosking, « la Grande Bretagne avait un empire, la Russie était un empire ». L’incapacité à définir une « identité nationale » propre à la Russie post 1991, conjuguée à la dérive autoritaire du régime de Vladimir Poutine, de plus en plus tourné vers le passé et à la recherche d’une légitimité historique, ont signé le retour progressif à une mentalité impériale. L’instrumentalisation des communautés russophones de « l’étranger proche », théorisée peu après la disparition de l’URSS par Sergueï Karaganov et par Sergueï Stankevitch autour de la protection des droits des diaspora russophones, a servi de vecteur à ce nouveau projet impérial. C’est ainsi que le terme de « compatriotes » [5] (« cоотечественники ») a été inscrit dans les textes officiels à partir des années 1990, que la notion, aux frontières imprécises, de « monde russe » (« Русский мир »), surgit en 2006 et ne cesse de monter en puissance et que le thème de la « nation russe divisée » (à l’exemple de l’Allemagne après 1945) fait son apparition en 2014 pour justifier l’annexion de la Crimée.

L’enjeu de la guerre en Ukraine pour Vladimir Poutine est donc loin de se limiter au statut de la Crimée et des régions de l’est de ce pays. Rien dans les paroles et les actes des dirigeants russes ne permet de penser qu’ils ont renoncé aujourd’hui à abolir la souveraineté de l’Ukraine, sous couvert de « dénazification » et de « démilitarisation », ni abandonné leurs visées impériales et leur projet de remodeler l’ordre et la sécurité du continent européen. Pourtant, après plus deux ans de combats, la lassitude gagne les gouvernements et les opinions, l’idée d’un compromis « paix contre territoires » se fait jour, exprimée de manière caricaturale par Donald Trump, qui aurait assuré pouvoir ramener la paix « en 24 heures » en faisant pression sur les autorités ukrainiennes pour qu’elles acceptent la perte des territoires actuellement occupés et annexés par la Russie. Une telle « paix » a toutes les chances de devenir une sorte d’accord « Minsk III » et une nouvelle parenthèse, permettant à Moscou de renforcer son potentiel économique et militaire et, le moment venu, de reprendre les hostilités.

[1] Ce texte est disponible sur le site diplomatie.gouv.fr.

[2] La publication des messages échangés en 2016 et 2017 par Viatcheslav Sourkov, alors chargé du dossier ukrainien à l’administration présidentielle, son adjoint, et les responsables sécessionnistes ukrainiens, montre combien ces derniers étaient totalement sous la coupe du Kremlin, « The Surkov Leaks. The Inner Workings of Russia’s Hybrid War in Ukraine », RUSI, juillet 2019.

[3] « "Nous, les Russes, ne pouvons pas nous tromper". Comment les diplomates ont perdu leur influence sur Poutine et n’ont pu empêcher la guerre » (en russe), BBC Russian, 3 août 2023.

[4] Bernard Chappedelaine, « Les multiples visages de la guerre de Vladimir Poutine », Telos, 30 mars 2023.

[5] Agnia Grigas, Beyond Crimea, The New Russian Empire: The Origins and Development of Russian Compatriot Policies, Yale University Press, 2016.