Guerre en Ukraine, mobilisation de la Russie et paranoïa au Kremlin edit

28 mars 2024

« Nous sommes en guerre », déclare le 22 mars 2024 le porte-parole du Kremlin. Certes, admet-il, « cela a commencé comme une opération militaire spéciale, mais dès lors que l'Occident collectif y participe aux côtés de l'Ukraine, c'est devenu une guerre ». Dmitri Peskov se garde toutefois de préciser à quel moment le conflit a changé de nature, alors que, dès le début de l'invasion russe, en février 2022, Kiev a bénéficié d'une assistance militaire occidentale. Le porte-parole de Vladimir Poutine poursuit en invitant chacun à « le comprendre pour sa propre mobilisation intérieure ». « De facto, pour nous c’est devenu une guerre », dit-il, pour autant, tient-il à préciser, ce changement radical dans le narratif officiel russe n'a « aucun effet sur le statut juridique de l'opération spéciale ». Car il serait « inapproprié » de confondre cette déclaration, qui reconnaît que la Russie est en guerre, « avec les mots d'ordre pacifistes » ; c'est une question de « contexte », fait valoir Dmitri Peskov[1]. Ce changement pourrait en effet avoir des effets juridiques.

Depuis février 2022, le code pénal russe s'est enrichi notamment d'un article 207.3, qui sanctionne la diffusion de « fausses informations » sur l'armée et les fonctionnaires – notamment l'emploi du mot « guerre » – d'une peine pouvant aller jusqu'à quinze ans de prison. Alexandr Bastrykine, chef du Comité d'enquête, a indiqué en janvier 2024 que 273 procédures judiciaires ont été ouvertes sur le fondement de cet article et que 21 personnes ont été déjà condamnées, dont huit à des peines de prison ferme. Deux jours avant le revirement opéré par le Kremlin, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, annonçait la mise en place de deux nouvelles armées, soit un effectif évalué par les experts à 200 000 hommes. Aussi, l'emploi du terme de « guerre » par Dmitri Peskov a-t-il été interprété comme laissant augurer une nouvelle mobilisation, écartée jusqu'à présent par le Kremlin du fait de son caractère impopulaire.

Les propagandistes du régime se sont interrogés sur les raisons de ce changement de narratif. Gevorg Mirzaïan l'attribue à une attitude occidentale de plus en plus confrontationnelle, qui n'écarte plus, à l'instar d'Emmanuel Macron, un envoi de troupes sur le sol ukrainien. Il souligne également que ceux qui tentent de « discréditer l'opération militaire spéciale » ne doivent s'attendre à aucune mansuétude de la part des tribunaux russes. Chacun doit être conscient que c'est une guerre, dont l’objectif est de ramener l'Ukraine à son statut de « Petite Russie », de composante du « Monde russe », en « dépend non seulement l'avenir mais l'existence même de la Russie », assure Piotr Akopov. Ce revirement sur la qualification du conflit avec l'Ukraine intervient aussi quelques jours après la reconduction de Vladimir Poutine à la tête de l'État, sans opposition véritable, entachée cependant d'un niveau de fraude sans précédent (22 millions de bulletins falsifiés selon des experts). Auparavant, le 29 février, dans son adresse annuelle à l'Assemblée fédérale, Vladimir Poutine avait présenté son programme pour les années à venir, curieusement sans mentionner l'échéance électorale imminente. Sur un ton offensif qui tranchait avec celui, plus victimaire, des années précédentes, conforté il est vrai par l'avancée, modeste, de ses troupes en Ukraine, le président russe n'a esquissé aucune perspective de paix. Il s'agit pour lui de préparer l'opinion russe à de nouveaux sacrifices, possiblement à une nouvelle mobilisation, et d'accélérer la rupture des liens, notamment économiques, avec l'Occident. Beaucoup d'observateurs russes ont aussi relevé son appel à la formation d'une nouvelle élite, formée à partir des combattants du front ukrainien. Pour certains commentateurs, c’est le passage essentiel du discours.   

La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine a permis au Kremlin d'éradiquer toute opposition démocratique organisée. Elle doit aussi conduire, du point de vue de la mouvance nationaliste radicale, à une transformation profonde de l'État et de la société russes. C'est pourquoi l'appel à la « mobilisation intérieure » lancé par Dmitri Peskov peut être considéré comme l'élément le plus important de sa déclaration du 22 mars. La correspondance échangée fin 2023 entre Viatcheslav Volodine, président de la Douma, et le Kremlin témoigne de la volonté des milieux conservateurs – dont l’ancien chef-adjoint de l'administration présidentielle (2011-16) est un éminent représentant – de saisir l'occasion de cette guerre pour proposer un programme de « désoccidentalisation » de la Russie : nationalisation de l'économie, culture « souveraine » contrôlée par l'État  et renforcement de la censure. Exposé dans une note adressée au Kremlin, rendue publique ces derniers jours par un groupe de hackers ukrainiens, ce programme aurait été validé par Vladimir Poutine comme en atteste sa signature sur le document. Ces idées rejoignent celles défendues par Alexandr Douguine dans un article publié le 11 mars [2]. « Aujourd'hui, nous avons un besoin vital d'une militarisation totale du pays, de l'État, du peuple », affirme ce théoricien de l'eurasisme, qui voit dans le discours de Vladimir Poutine devant l'Assemblée fédérale la déclinaison de ce programme de « militarisation », qui doit concerner tous les secteurs. « Toute critique de l'État doit être interdite », écrit Alexandr Douguine, une « idéologie de guerre » doit être instituée, la dépendance envers l'économie occidentale et ses devises (dollar, euro) doit être supprimée. La militarisation doit gagner la démographie pour inverser la « tendance catastrophique » à la baisse de la natalité. La culture et l'éducation sont aussi concernées afin d’éliminer « l'esprit de défaite, le cynisme, l'égoïsme, la corruption, la violence, le mensonge (...) ». « La militarisation exige aussi un changement des élites », souligne le philosophe, qui se félicite que Vladimir Poutine l'ait inscrit à son programme. Le corps diplomatique n'est pas exclu de cette révolution, il est aux avant-postes du « choc des civilisations », ce qui exige des compétences nouvelles. 

Quelques heures après les déclarations de Dmitri Peskov sur la nature du conflit avec l'Ukraine, la Russie est victime de l'attentat le plus meurtrier commis sur son sol depuis vingt ans. Un groupe de terroristes, agissant au nom de l'organisation « État islamique », fait irruption dans une salle de concert (Crocus City Hall) située à Krasnogorsk, dans la banlieue nord de Moscou et cause la mort de plus de 140 personnes. Le président Poutine attend le lendemain pour réagir. Sans mentionner la revendication de « l'État islamique », pourtant confirmée par nombre d'experts, il esquisse une piste ukrainienne, les quatre « exécutants » de l'attentat ayant, selon lui, « tenté de se cacher et de se diriger vers l'Ukraine où, selon des informations préliminaires, une fenêtre aurait été préparée pour qu'ils puissent franchir la frontière d'État ». Le 25 mars, Vladimir Poutine attribue l'attentat à des « radicaux islamistes », mais persiste à vouloir mettre en cause l'Ukraine et, au-delà, l'Occident. « Nous voyons aussi que les États-Unis, par différents canaux, tentent de convaincre leurs satellites et d'autres pays que, selon leurs informations, il n'y aurait pas de piste menant à Kiev ». « La question se pose, "qui en profite ?" », demande Vladimir Poutine pour qui cette attaque n'est « peut-être qu'un maillon d'une série de tentatives » dont sont responsables ceux qui « depuis 2014 combattent notre pays par l'intermédiaire du régime néonazi de Kiev ». Loin de prendre en compte l'avertissement public lancé par Washington le 7 mars sur l'imminence d'un attentat terroriste en Russie, Vladimir Poutine a en effet qualifié 19 mars cette mise en garde de « chantage non dissimulé » ayant pour objectif de « déstabiliser notre société ». Bien des interrogations ont surgi sur les circonstances de cet attentat et sur le comportement des forces de l'ordre, qui sont intervenues une heure après le début de la fusillade alors qu'une unité spéciale du ministère de l'Intérieur (OMON) est stationnée à 3 km du Crocus city hall.  

La réaction du président russe à l'attentat du 22 mars illustre le renversement complet de la politique russe en matière de coopération anti-terroriste. Au lendemain du 11 septembre 2001, Vladimir Poutine avait été le premier chef d'État à appeler son homologue américain George Bush pour lui proposer de coopérer. En 2015, après l'annexion de la Crimée, Moscou espérait encore restaurer une collaboration avec les États-Unis sur la base de la lutte anti-terroriste en Syrie. En 2024, Vladimir Poutine qualifie de « provocation » les informations d'origine américaine qui le préviennent de l'imminence d'un attentat en Russie. L’attitude du Kremlin à l'attentat du Crocus City Hall témoigne d'un rapport de plus en plus distant à la réalité, qui est à vrai dire inquiétant. Avant l’invasion de l’Ukraine en 2021-22, Vladimir Poutine et ses services de sécurité étaient convaincus que la prise de contrôle de ce pays était une question de jours. Le discours sur les « Ukronazis » a conduit les dirigeants russes à des déclarations de plus en plus aventureuses. En mai 2022, Sergueï Lavrov affirme qu'Hitler « avait aussi du sang juif ». En septembre 2023, Vladimir. Poutine qualifie le président ukrainien Volodymyr Zelensky de « honte pour le peuple juif » ; il accuse ses « parrains occidentaux » d'avoir placé à la tête de l'Ukraine « un juif ethnique pour dissimuler l'essence inhumaine du régime de Kiev ». En octobre 2023, au lendemain des pogroms au Daghestan, au cours desquels une foule de manifestants fait la chasse aux juifs dans l'aéroport de Makhatchkala et dans un hôtel de la république caucasienne, Vladimir Poutine affirme, sans mentionner leur caractère antisémite, que « ces événements ont été provoqués par les réseaux sociaux, notamment depuis le territoire de l'Ukraine, par les agents des services spéciaux occidentaux ». Cette vision binaire et déformée du réel se retrouve dans la première intervention du président russe au lendemain de l'attaque du Crocus City Hall, reprise sans nuance par la propagande officielle, qui propage la thèse d'une responsabilité ukrainienne et occidentale dans l'attaque terroriste du 22 mars. Mais le président biélorusse Alexandr Loukachenko s’est chargé lui-même d’apporter un démenti à l’affirmation de Vladimir Poutine selon laquelle les assaillants auraient cherché à gagner l’Ukraine en déclarant que ceux-ci ont, dans un premier temps, tenté de se rendre au Belarus.

Il n'y a guère de doute que le terrible attentat du Crocus City Hall, qui porte atteinte à l'autorité de Vladimir Poutine une semaine après sa reconduction pour six ans supplémentaires, va être instrumentalisé par son régime pour justifier la « mobilisation intérieure » évoquée par Dmitri Peskov. Le fait d’admettre que la Russie est en guerre avec l'Ukraine semble plus lié à une volonté de renforcer le contrôle de la société russe qu'à prendre acte de la réalité, même si le territoire russe (Belgorod) subit désormais régulièrement des frappes ukrainiennes. Le 22 mars, jour de l'attentat de Krasnogorsk, un « mouvement international LGBT » est ajouté à la liste des « organisations terroristes » en Russie (qui inclut 511 entités). Comme le font remarquer prudemment des juristes russes, l'interdiction d'un « mouvement », qui ne compte ni dirigeants, ni idéologues, ni membres, est surprenante et comporte un risque évident d'arbitraire[3]. En 2014, la chancelière allemande Angela Merkel avait confié au président Obama ses doutes sur le sens des réalités de Vladimir Poutine, qui « vit dans un autre monde ». Dix ans après, il apparaît avec toujours plus de clarté que le président russe est prisonnier d'une idéologie non seulement belliciste, mais aussi simpliste et déconnectée du réel, qui conduit à des aberrations (le « sang juif » d’Hitler, Zelensky, « honte pour le peuple juif », etc.) et à des contorsions, comme chez Dmitri Peskov, qui admet que la Russie est en guerre tout en justifiant des poursuites à l’encontre de ceux qui emploient ce terme. Les tortures, largement médiatisées, infligées aux quatre ressortissants tadjiks accusés d’avoir perpétré l’attentat de Krasnogorsk, sont un signe supplémentaire de la brutalisation du régime russe (cf. mort en prison d’Alexei Navalny), dérive qui doit aussi nous interroger.

Comme le montre le résultat du scrutin des 15-17 mars, le Kremlin conserve une grande capacité de manipulation, mais « les faits sont têtus » et, inévitablement, cette fuite en avant se heurtera à la réalité. La paranoïa dans laquelle le Kremlin semble verser est inquiétante, aussi bien pour la Russie que pour le reste du monde. Elle conduit aussi les autorités russes à négliger les véritables menaces (terrorisme, islamisme radical, tensions interethniques...) auxquelles leur pays est exposé et rend encore plus problématique un dialogue avec les Occidentaux.

[1] « Peskov : la Russie est en guerre, chacun doit le comprendre » (en russe), Argumenty i Fakty, 22 mars 2024 ; « Peskov : le statut juridique de l'opération spéciale en Ukraine n'est pas modifié » (en russe), Vedomosti, 22 mars 2024.

[2] Alexandr Douguine, « La Russie a besoin d'une militarisation totale » (en russe), Izborsk-club, 11 mars 2024.

[3] « "Le mouvement LGBT" est inclus dans la liste des organisations terroristes » (en russe), rbc.ru, 22 mars 2024.