Giorgia Meloni et l’Europe edit
Dans quelle mesure Giorgia Meloni et le gouvernement qu’elle dirige représentent-ils un danger pour l’unité européenne ? Cette question traverse légitimement non seulement le débat italien, mais aussi celui des autres pays de l’UE. Cette analyse se limitera aux questions relatives au fonctionnement de l’UE[1]. Il est utile, en la matière, de distinguer la rhétorique de la réalité. En commençant par la réalité, je me concentrerai sur quatre questions que je considère comme les priorités les plus déterminantes de l’UE à l’heure actuelle. Mon analyse ne porte pas sur la question de savoir si les choix effectués sont bons ou mauvais ; l’objectif est de comprendre dans quelle mesure la politique du gouvernement italien s’inscrit dans le « mainstream » des stratégies européennes, c’est-à-dire des choix qui, à la fin des négociations, sont susceptibles de se transformer en stratégies partagées au moins par une large majorité. Cela implique un dialogue constructif constant non seulement avec le couple franco-allemand, mais aussi avec beaucoup d’autres, quelle que soit la couleur de leur gouvernement.
Une continuité dans les faits
Le premier sujet est la politique étrangère et de sécurité, principalement en ce qui concerne l’agression de la Russie contre l’Ukraine. La politique de l’actuel gouvernement italien a été impeccablement européenne et atlantique, parfaitement dans la ligne non seulement du gouvernement Draghi, mais aussi des gouvernements de centre-gauche qui l’ont précédé. Certes, en ce qui regarde l’aide militaire concrète à l’Ukraine, les paroles n’ont pas été suivies d’actes ; par ailleurs, l’Italie reste, avec l’Espagne, parmi les grands pays de l’UE, celui qui est encore loin d’atteindre la barre des 2% du PIB pour les dépenses de défense. Mais les gouvernements précédents n’auraient pas échappé à ces contradictions.
La deuxième question est celle de la politique économique, qui se concentre sur le Pacte de stabilité et de croissance. Après de longues négociations, un compromis a été trouvé à Bruxelles, inévitablement critiqué par beaucoup, mais pour des raisons opposées. Les exigences du gouvernement au cours des négociations étaient conformes à la position traditionnelle de l’Italie ; on peut donc supposer que les gouvernements précédents auraient également adhéré au compromis.
La troisième question est celle de la transition climatique et des politiques nécessaires pour la gérer. Il ne fait aucun doute que, dans ce cas, l’attitude du gouvernement Meloni est plus réservée que celle d’un hypothétique gouvernement de centre-gauche. Toutefois, il convient de noter que la question, après un enthousiasme initial, fait actuellement l’objet de nombreuses controverses dans toute l’Europe. Sur le Pacte vert, l’UE est en train de faire des compromis et de négocier pour prendre en compte les réactions des différents secteurs de la société – les agriculteurs notamment, mais pas seulement. De ce point de vue, la position du gouvernement italien n’est pas très éloignée de celle des autres grands États-membres.
La quatrième question est celle de l’immigration. Nous parlons d’un gouvernement qui avait fait campagne sur la question de la fermeture totale des frontières, y compris le blocus naval des côtes libyennes et tunisiennes. Au lieu de cela, il a récemment adhéré à un compromis européen qui, s’il incarne le durcissement souhaité par tous les pays membres, est très éloigné des positions annoncées par Giorgia Meloni lors de la campagne électorale. D’ailleurs, le point central de la négociation pour l’Italie a été le même que celui mis en avant par les gouvernements précédents : la question complexe des responsabilités des pays de première entrée et de la répartition des arrivées. Là encore, les sensibilités des partis d’opposition, qui ont voté contre le compromis au Parlement européen, étaient différentes. Cependant, on peut supposer que s’ils avaient été au gouvernement, ils n’auraient pas rompu le compromis proposé à Bruxelles, qui était en fait le seul possible.
Une conclusion s’impose. Giorgia Meloni, élue pour « défendre l’intérêt national », a compris qu’il coïncide avec la volonté du pays de faire partie du main stream européen et de contribuer activement à sa consolidation. Elle a donc intégré dans sa politique que l’intérêt national coïncide avec la « contrainte européenne et atlantique » qui guide la politique de l’Italie depuis soixante-dix ans. Une contrainte qui confirme ainsi sa fonction d’élément de continuité et d’ancrage démocratique pour la République italienne. Entre autres, de nombreuses positions adoptées au cours des négociations ont été accompagnées d’une demande de solidarité accrue, notamment sous la forme d’un financement conjoint. En d’autres termes, un appel à « plus d’Europe » : plus ou moins convaincant, mais c’est la position italienne depuis le début.
La rhétorique de la rupture
Si l’on passe de la réalité à la rhétorique, force est de constater que chacun des choix évoqués ci-dessus a été présenté et défendu devant l’opinion publique comme une rupture totale avec les politiques timorées et renonciatrices des gouvernements précédents. En outre, tout en continuant dans la pratique à travailler avec succès avec l’UE telle qu’elle est, ils continuent à parler d’un choix radical entre un mythologique « léviathan bureaucratique » et une « Europe des nations » tout aussi mythologique. Une autre pratique courante consiste à décharger les contradictions politiques nationales typiques sur les institutions européennes. Par exemple, la difficulté de respecter les engagements budgétaires. Ou d’attribuer à l’antitrust européen les obstacles à la consolidation de l’industrie européenne de la défense, qui sont très souvent principalement imputables au nationalisme des gouvernements, y compris l’utilisation systématique de l’« action privilégiée » par le gouvernement italien.
En substance, on retrouve donc ici la rhétorique typique des populistes souverainistes qui tend à critiquer l’UE non pas pour ce qu’elle fait, mais pour ce qu’elle est ; ou prétend être. Un tel décalage entre la réalité et la rhétorique a des effets pervers pour l’opinion publique nationale. D’une part, elle sert à rassurer un électorat en partie sensible aux promesses de campagne, mais surtout à neutraliser les attaques de l’allié gênant que constitue la Lega de Matteo Salvini. En effet, il serait difficile d’admettre publiquement que « l’intérêt national » poursuivi par le gouvernement est essentiellement le même que celui poursuivi, avec des résultats variables, par tous les gouvernements de la République. Paradoxalement, cela permet aussi à l’opposition de continuer à critiquer des compromis qui ne sont pas très éloignés de ceux qu’elle aurait vraisemblablement acceptés si elle avait été au pouvoir. En substance, l’incapacité d’un système politique fortement polarisé à assumer ouvertement les succès et les problèmes d’une politique européenne fondamentalement « bipartisane ». Cette déconnexion a certainement pour effet de mécontenter les alliés européens, mais ils savent en fin de compte qu’ils ont intérêt à se contenter de la réalité. Ils devraient également savoir que la dichotomie entre la réalité et la rhétorique, bien que sous des formes moins visibles, n’est pas seulement une caractéristique italienne.
À ce stade, une question légitime se pose : le parcours politique de Giorgia Meloni a-t-il une fin prévisible ? Ma réponse n’est malheureusement pas rassurante. Ceux qui pensent que la contradiction entre la réalité et la rhétorique sera résolue par sa transformation progressive en un leader « normal » du conservatisme européen se trompent probablement. Le choix du réalisme en Europe est de bon sens, mais largement opportuniste. En revanche, les racines culturelles de la rhétorique souverainiste sont très fortes. Même en faisant abstraction des nostalgies fascistes réelles ou supposées, il s’agit d’une culture imprégnée d’étatisme et dont la familiarité avec l’économie de marché est pour le moins épisodique. Nous devons donc nous résigner à vivre avec le décalage entre la rhétorique et la réalité.
Une autre question se pose alors : dans quelle mesure cette déconnexion peut-elle perdurer sans que Giorgia Meloni soit confronté à des choix politiquement coûteux, au niveau national ou européen ?
À court terme, il n’y a que deux inconnues. La première serait une affirmation aux élections européennes de la Lega de Salvini aux dépens de Fratelli d’Italia. Un tel résultat signifierait que l’électorat soutenant le gouvernement n’est pas satisfait du réalisme de Giorgia Meloni. Toutefois, selon les sondages disponibles, c’est le résultat inverse qui tient la corde. La seconde inconnue consisterait en une hypothétique difficulté à voter au Parlement européen pour un candidat à la présidence de la Commission, Ursula von der Leyen ou toute autre personne, qui ne serait pas appréciée par la majorité des souverainistes. La question est largement théorique. Puisque tout doit partir d’une proposition du Conseil européen, il est très difficile d’imaginer une nomination qui ne recueillerait pas également le vote favorable de l’Italie ; dans cette décision, Giorgia Meloni agira en tant que Premier ministre italien et sera guidée par sa vision de l’intérêt italien bien plus que par sa position au sein des familles politiques européennes. Agir autrement serait un véritable paradoxe pour une femme politique qui se dit souverainiste.
Le lien idéologique qui unit l’extrême droite européenne, outre le rejet commun d’une hypothétique union fédérale qui n’est d’ailleurs pas à l’ordre du jour, s’effrite inévitablement lorsqu’il s’agit de définir l’intérêt national face à des problèmes concrets. Cela se voit tant dans le comportement des dirigeants nationaux au Conseil européen que dans les votes des différentes composantes nationales au Parlement européen. Mais à ce moment-là, cela n’aurait même pas de sens que les députés européens appartenant à Fratelli d’Italia votent différemment, quelle que soit la position de leurs collègues de groupe des autres pays. Même si la capacité de l’opposition italienne à tomber dans les pièges les plus divers ne cesse d’étonner, il serait tout aussi illogique de refuser de voter pour un candidat à Strasbourg pour la seule raison qu’il bénéficie également du soutien du gouvernement Meloni.
Des inconnues à moyen terme
La perspective est plus complexe si l’on se place à moyen terme. Il y a, par exemple, des problèmes qui ne manqueront pas de remonter à la surface en ce qui concerne les implications pratiques des engagements de l’Italie au niveau européen. Par exemple, en matière de budget, de politique industrielle, ou encore d’immigration. L’observateur avisé de l’Italie sera tenté de dire « rien de nouveau », mais ce sera plus difficile pour un gouvernement qui affiche sur son drapeau une rupture avec le passé. De plus, si, comme on peut l’espérer, certaines propositions de l’Italie et d’autres pays d’aller vers « plus d’Europe » venaient à mûrir, le gouvernement italien serait confronté à l’obligation de devoir expliquer à son électorat que, dans l’UE, cela implique toujours et nécessairement un certain partage supplémentaire de souveraineté.
Une autre inconnue serait une victoire de Trump aux élections américaines de novembre. Tout le monde s’accorde à dire que cela pourrait être une raison de polarisation idéologique et de division parmi les Européens. Reste à savoir comment Giorgia Meloni pourrait arbitrer entre une sympathie idéologique instinctive pour le nouveau président et l’investissement politique et même personnel considérable consenti en faveur de Biden et de son administration ; un investissement destiné à se renforcer dans les mois à venir dans l’exercice de la présidence italienne du G7.
Enfin, il reste ce qui est probablement la plus grande inconnue. Le choix de l’Italie, politique et non idéologique comme nous l’avons vu, de faire partie du « main stream » européen dépend largement de l’équilibre politique du reste de l’UE. Cela ne concerne pas tant le Parlement que le Conseil européen ; Giorgia Meloni est parfaitement consciente que le glissement vers la droite attendu lors des élections de juin ne modifiera pas radicalement l’équilibre actuel. Un changement majeur en faveur des populistes souverainistes dans l’équilibre entre les gouvernements entraînerait pour Giorgia Meloni un sérieux problème d’identification de l’« intérêt national ». Traiter avec Viktor Orban ou même Roberto Fico, des personnes et des gouvernements plutôt marginaux dont les intérêts sont très éloignés de ceux de l’Italie, est relativement facile ; c’est en fait une tâche dans laquelle Giorgia Meloni peut aider les partis « mainstream ». La situation changerait si des gouvernements comme celui de l’Autriche glissaient dans le camp souverainiste. Dans ce cas, le problème serait plus grave. Mais le véritable cygne noir, la question qui pourrait faire pencher la balance et ébranler la stratégie actuelle, serait une victoire de Marine Le Pen aux prochaines élections françaises ; une personne très différente en termes de caractère et de culture, entre autres l’alliée de Salvini en Europe et dont Meloni s’est jusqu’à présent éloignée sur pratiquement tous les sujets. Aussi différent soit-il, le souverainisme de Le Pen aurait probablement plus de poids que celui d’autres dirigeants européens et, puisqu’il s’agit de la France, il aurait une certaine influence sur les dynamiques internes de l’Italie. Mais nous parlons de 2027, une date encore lointaine. Une date, par ailleurs, qui constituerait également une échéance électorale pour Giorgia Meloni si elle est encore au pouvoir et en supposant que la législature actuelle arrive à son terme naturel.
Pour l’instant, je suis enclin à classer les implications de cette hypothèse, si elle se réalise, parmi les plus grandes inconnues. Notamment parce que l’impact ne serait pas seulement évident pour la position italienne, mais pour l’ensemble de l’équilibre européen. Il ne nous reste donc plus qu’à croiser les doigts et à faire confiance aux anticorps démocratiques de la société française.
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[1] Pour éviter toute ambiguïté, je porte personnellement un regard négatif sur ses politiques sociales, fiscales, économiques et culturelles. Toutefois, le poids de l’Italie en Europe est trop faible pour que des erreurs commises au niveau national entraînent une contagion sensible au-delà des frontières. L’analyse laisse également de côté la question importante du poids de l’héritage du fascisme dans la culture et la pratique de l’actuelle majorité au pouvoir. Il suffit de dire qu’aucun acte concret ne suggère pour l’instant un dessein autoritaire délibéré. Il est vrai qu’il subsiste dans la culture de la classe dirigeante actuelle, y compris Giorgia Meloni, une incapacité à se mesurer à des mots comme « fascisme » et « antifascisme », dont la simple évocation provoque des contorsions verbales à la limite de la panique ; mais il semble s’agir davantage d’un blocage psychologique dû à un complexe d’infériorité culturelle que d’une véritable nostalgie. En revanche, il est vrai qu’il existe un projet de réforme constitutionnelle qui envisage l’élection directe du chef de gouvernement, ce que beaucoup de critiques considèrent comme une volonté de subvertir la constitution républicaine. Je partage l’opposition à cette proposition, mais je ne suis pas convaincu qu’elle réponde à un dessein autoritaire conscient. Je pense plutôt qu’il s’agit d’une tentative maladroite, et probablement en retard de phase, de s’inspirer de la prétendue mais illusoire « stabilité » fournie par des systèmes américain, britannique ou français.