Deux ouvrages majeurs sur l’intégration européenne et la gouvernance transnationale edit
Les publications scientifiques sur l’Europe sont devenues rares en France. Heureusement, deux études de grande ampleur viennent de paraître en langue anglaise. La première, sous la plume de Maurizio Ferrera (Politics and Social Visions: Ideology, Conflict and Solidarity in the EU, Oxford, Oxford University Press, 2024) analyse les visions contradictoires qui ont structuré et nourri la construction européenne et en particulier la formation et l’enracinement de l’idéologie qui a présidé aux développements de soixante-dix ans d’intégration.
La seconde, publiée sous la direction de deux juristes allemands, Ernst-Ulrich Petersmann et Armin Steinbach, élargit le champ d’analyse en défendant l’extension du constitutionnalisme au niveau transnational. En particulier dans le domaine du commerce international où l’Union européenne a fait œuvre pionnière en dépit du combat d’arrière-garde aussi bien de la Chine que des États-Unis. Cette somme qui rassemble une douzaine de contributions des meilleurs experts en la matière est publiée en version numérique en libre accès (Ernst-Ulrich Petersmann et Armin Steinbach, Constitutionalism and Transnational Governance Failures, Leiden, Boston, Brill/Nijhoff, 2024).
Ces deux ouvrages s’interrogent, selon des approches disciplinaires bien distinctes, sur deux échecs. L’un est clair et retentissant : c’est celui de l’Organisation mondiale du commerce en dépit de développements prometteurs et du fait de ses propres membres qui lui refusent de mettre en œuvre sa raison d’être, c’est-à-dire une régulation par le droit du commerce international. Trump a résumé cette attitude en un slogan que d’autres partagent pour leur propre compte « America first » ! À l’exception de l’UE, le règne de la jungle n’est pas loin.
Aux yeux de Ferrera, la construction européenne est certes un succès mais un succès à relativiser du fait de la victoire quasi-totale d’une vision économique qui oscille entre néo-libéralisme et ordo-libéralisme depuis les origines jusqu’à nos jours. D’où le deuxième échec, qui se situe dans la déroute d’une vision politique alternative permettant de réconcilier l’ouverture qu’exige le marché et la fermeture protectrice permettant non seulement de sauver les systèmes de protection sociale nationaux mais de porter le principe de solidarité à un niveau supérieur, celui de l’Union. Ferrera espère encore en cette possible réconciliation rendue d’autant plus indispensable que se succèdent les crises continentales et mondiales. Il estime en effet que les choses bougent et qu’est en marche ce qu’il qualifie de « supranational social incrementalism ». Il n’a pas tort : la dimension sociale de la CEE était réduite à la portion congrue (seule y figurait l’affirmation du principe d’égalité des rémunérations entre hommes et femmes, autrement dit, quasiment rien). On a fait beaucoup de progrès depuis, même si c’est trop peu et trop lent… Ce « péché originel » marque encore l’entreprise soixante-dix ans après.
Ces deux ouvrages sont le point culminant de décennies de recherche et de réflexion. Ils sont en quelque sorte le couronnement de carrières académiques bien remplies au plus haut niveau. Les auteurs cumulent en outre des qualités rarement réunies : les uns et les autres, tout en s’étant donnés entièrement à leur mission académique, n’ont eu de cesse de créer des ponts avec leur environnement, que ce soit dans la presse (Ferrera est éditorialiste du Corriere della Sera) ou au sein de l’OMC ou d’autres organisations internationales (Petersmann et Steinbach). Leurs ouvrages, savants et approfondis, témoignent de la plus-value qu’ont apportée analyses empiriques ou expériences de terrain. Théorie et empirie ne s’excluent pas, elles s’enrichissent mutuellement dans l’un et l’autre ouvrage. C’est une réussite rare.
Les analyses de Ferrera fondées sur cinq années de recherche promue par l’ERC, (European Research Council, financé par l’Union Européenne) témoignent de la richesse et de la diversité des contributions théoriques mobilisées tout au long des douze chapitres de cet opus magnum. Ferrera souligne la persistance des clivages idéologiques anciens (souvenez-vous des fatwas du PCF contre l’Europe « allemande et vaticane » de la fin des années 50/60 !) et l’incapacité de la gauche non communiste à intégrer aussi bien dans le discours que dans les politiques menées la dimension sociale nécessaire à la pleine adhésion des populations au grand projet européen. Il faut bien l’avouer, malgré les efforts de Jacques Delors et en dépit des quelques mesures sociales introduites dans le budget européen, les grands vainqueurs de l’Acte unique furent Margaret Thatcher et les néo-libéraux. Le choix était au fond assez tragique : accepter que la CEE fasse du sur-place ou avancer, mais selon les canons et les diktats du marché. L’agonie du modèle social-démocrate trouve ses origines dans l’échec des partis de la gauche de gouvernement, à la fois incapables d’ajuster leur idéologie à la nature d’un projet d’une radicale nouveauté et d’imposer une vision réconciliant leurs aspirations sociales et les exigences d’un espace marchand européen.
Le récent tournant qui vise à présenter l’Union européenne comme une superstructure qui protège est une inflexion intéressante du discours dominant et porteuse d’espoirs. Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Les gauches divisées ne sont plus audibles et leur place a été prise par des populistes de tout poil dont la dérive droitière et anti-européenne constitue le fait politique majeur du dernier quart de siècle. Leur discours ne fait pas dans la dentelle. Son radicalisme rétrograde est à la mesure de la colère des électeurs : retour au cocon national, fermeture, repli, toutes solutions désastreuses pour l’UE comme pour le commerce international mais aussi pour chaque pays pris individuellement. Un engrenage infernal de déclin et de pauvreté à court et long terme. Ferrera analyse avec force et précision les visions qui ont soutenu ces développements, les forces politiques et les groupes de pression qui ont permis la domination progressive mais inéluctable d’une Europe qui a écarté pour l’essentiel la prise en charge des conséquences et des effets collatéraux de ses choix politico-économiques. Une division du travail s’est instaurée sur la base des traités et sans que la trajectoire ne soit modifiée, si ce n’est à la marge : à l’Union la politique commerciale, économique puis monétaire ; aux États-membres la gestion des pots cassés au travers de leurs politiques sociales nationales. Sur tous ces aspects Ferrera apporte des éclairages nouveaux notamment sur la technocratie, le « Delorisme » ou l’influence allemande appuyée sur un solide corps de doctrine juridique et économique. Il faut faire une mention particulière à l’examen incisif, inédit et souvent savoureux de l’influence des économistes sur l’idéologie ou la gouvernance, qu’il qualifie « d’éconocratique ». Un « J’accuse » à vrai dire fort pertinent et convaincant qui vient de recevoir le renfort inattendu de Christine Lagarde du haut de la tour de la BCE à Francfort ! Ferrera n’est pas tendre non plus à l’égard de l’emprise doctrinale ordo-libérale qui, au contraire, est au cœur de l’analyse et du plaidoyer de Petersmann et Steinbach.
En effet les deux juristes allemands (le premier professeur émérite de l’Université de Genève et de l’IUE de Florence, le second enseignant à HEC) se font les avocats et les défenseurs de l’ordo-libéralisme conçu comme une sorte de mise sous tutelle du libéralisme comme de l’arbitraire, par le droit. Ils se placent en quelque sorte au juste milieu entre régimes autocratiques faisant prévaloir l’égoïsme du plus fort et le « struggle for life » sauvage du néo-libéralisme. On retrouve à travers la défense et illustration de l’ordo-libéralisme une longue tradition germanique qui s’est exprimée sous d’autres formes bien avant que ne naisse l’école de Fribourg, celle de la croyance en la vertu de la règle comme mode de discipline de forces sociales et politiques plus ou moins anarchiques et désordonnées : de Frédéric II et Marie-Thérèse d’Autriche qui, en despotes éclairés, se réclament du Rechtsstaat, non par bonté d’âme, mais par souci d’appliquer la loi du royaume ou de l’Empire sur l’ensemble de leurs possessions ; de Hegel à Max Weber qui critiquait les sociaux-démocrates suspects de vouloir infléchir la règle générale au profit d’adaptations individuelles au risque d’affaiblir la légitimité légale-rationnelle. La continuité dans l’adhésion à la norme qui encadre les comportements politiques, administratifs et bien entendu économiques constitue un fil rouge de la pensée juridique allemande (alors qu’une expression telle que « constitution économique » ne fait pas partie du répertoire sémantique français, sauf récentes exceptions par contamination). L’ambition de Petersmann et Steinbach est de transporter au niveau supérieur, celui de la gouvernance transnationale les acquis du constitutionnalisme qui s’est imposé peu à peu en Europe au niveau national. Passer du « bon plaisir » et du discrétionnaire, de la loi du plus fort et de l’arbitraire, à un ordre plus juste régi par un système juridique « multi-niveaux » où convergent autorités nationales et supranationales. On ne saurait trop approuver leur démarche et leur diagnostic lorsqu’ils soulignent que l’Union Européenne, tant dans son fonctionnement interne qu’externe constitue en quelque sorte le modèle et l’avant-garde de ce nouveau monde souhaitable des relations internationales. Malheureusement ces acquis sont le fruit d’une expérience tragique et propre à l’Europe celle d’un continent qui depuis des millénaires n’a cessé d’honorer Mars sur son territoire et sur celui des autres. La culture du droit qui régule et résout les conflits n’a pas pénétré partout et l’illusion de la puissance pure et brute domine encore les relations internationales, y compris celles qui président au « doux commerce ».
C’est sur ce point que les deux ouvrages se rencontrent et divergent. Alors que Petersmann et Steinbach soulignent les mérites de l’ordo-libéralisme conçu comme une forme de constitutionnalisme appliqué à l’économie (encadrement de la compétition, gommage des aspérités du néo-libéralisme ou des travers de l’autocratie) et la capacité à limiter et encadrer les excès d’une souveraineté intransigeante et rebelle à tout contrôle, Ferrera dénonce son application idéologique au sein de l’Union européenne, en particulier au cours de la crise financière de 2008-2010. On se rappelle la position intransigeante d’Angela Merkel et des institutions allemandes en la matière : les pays du « Club Med » avaient mené joyeuse vie à l’abri de l’Union monétaire en violant les règles du jeu. La fête finie, pas question de permettre un « moral hazard ». La faute devait déclencher la punition, c’est-à dire l’éventuel défaut des États qui n’avaient pas observé les règles. Raisonnement juridique impeccable mais qui négligeait le risque d’effondrement généralisé par contamination. L’intérêt général bien compris commandait de ne pas jouer seulement au gendarme mais de tenter de sauver ce qui pouvait l’être, à commencer par les banques allemandes et françaises titulaires de lourdes créances qui risquaient de ne jamais être honorées en cas de défaut de la Grèce et par un jeu de dominos, entraîner dans leur chute tout le système bancaire européen.
Ferrera voit dans l’intransigeance des ordo-libéraux l’expression de l’idéologie et des intérêts allemands après la réunification et le lancement de l’euro et une divergence par rapport au comportement des gouvernements précédents outre-Rhin. Il fustige surtout l’attitude consistant à penser que le droit et l’économie peuvent se substituer à une vision politique. Il est difficile de réconcilier les deux points de vue car la vision ordo-libérale n’est pas perçue par le même prisme. Les juristes allemands y voient l’expression d’un ordre éthique et juridique supérieur à même de discipliner le désordre et l’égotisme de souverainetés concurrentes dans l’ordre supranational, le politologue italien l’imposition d’une vision purement juridico-économique fondée sur la régulation et le contrôle plutôt que sur la solidarité et occultant de fait le choix politique. La règle juridique ou économique tout utile et indispensable qu’elle soit ne saurait se substituer à une vision et à des orientations politiques. « It’s politics, stupid », pourrait-on dire en prenant le contre-pied de Clinton ! On retrouve d’une certaine façon l’opposition que mettait en scène Ernest Renan en distinguant union douanière et communauté politique : « Un Zollverein, écrivait-il, n’est pas une patrie. »
Sans doute faut-il voir aussi dans la divergence d’interprétation la réaction, particulièrement forte en Italie, aux positions des faucons de l’ordo-libéralisme exprimées par les élites politico-économiques allemandes (notamment Wolfgang Schäuble ou Jens Weidmann, président de la Bundesbank de 2011 à 2021) tempérées toutefois par des philosophes ou sociologues tels que Jünger Habermas ou Wolfgang Streeck. Ces divergences ont le mérite de mettre en lumière et de souligner l’importance des luttes pour l’imposition d’une vision du monde et la faillite, sur ce point, des gauches sociales démocrates. La vision néo-libérale s’est imposée, celle des populistes et de la droite qui proposent de revenir au berceau national s’est substituée à une pensée de gauche archaïque et de surcroît tiraillée entre des aspirations antagonistes. Entre acceptation tacite du libéralisme triomphant et tentation du radicalisme, force est de constater l’échec de la gauche à se constituer en force alternative crédible. Comme le soulignent Petersmann et Steinbach, le mandat de l’UE dans le traité de Lisbonne «(« une économie sociale de marché ») permet de développer la dimension sociale de l’intégration dans le cadre de l’ordo-libéralisme. Encore faut-il que les gouvernements des 27 en aient la volonté !
Ces deux ouvrages qui closent (provisoirement) des années de recherche et de réflexion sont d’une richesse telle qu’un compte rendu ne saurait leur rendre justice. Ils requièrent une lecture exigeante et parfois aride mais ils offrent des clés de compréhension et d’interprétation du monde en marche et constituent un salutaire rappel d’une vérité que la domination du marché et des marchandises tend à mettre dans l’ombre : « Ideas do matter ».
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