Alexeï Navalny, l’espoir assassiné? edit
Dans le monde orwellien dans lequel évolue aujourd’hui la classe politique russe, l’Occident est responsable de la mort d’Alexei Navalny dans la colonie pénitentiaire de l’Arctique où il avait été transféré il y a quelques mois. Le Président de la Douma, Viatchelav Volodine, accuse nommément « Scholz, Sunak et Zelensky ». Quant à Valeri Fadeev, président du conseil des droits de l’homme, il dénonce le « cynisme » des responsables politiques occidentaux, qui ont immédiatement réagi au décès d’Alexei Navalny sans attendre le résultat de l’enquête. Sergueï Markov, politologue proche du régime, considère que sa carrière politique s’est achevée en 2014, quand il a conclu un « pacte faustien » avec « le diable », en l’espèce l’Occident et ses services spéciaux. Certes, admet Sergueï Markov, cette issue fatale aurait peut-être pu être évitée si Alexei Navalny n’avait pas été confiné à 27 reprises dans une cellule d’isolement – le politologue critique l’excès de zèle de l’administration pénitentiaire – il n’exclut pas cependant que les services spéciaux occidentaux et ukrainiens aient une responsabilité dans sa mort, intervenue, relève-t-il, un mois avant l’élection présidentielle. Vladimir Soloviev, propagandiste en chef de la TV russe, y voit une opération planifiée par les Occidentaux pour coïncider avec la tenue de la conférence sur la sécurité de Munich afin de nuire au Kremlin. Quoi qu’en disent les responsables russes, l’empoisonnement au novitchok dont Alexei Navalny avait été victime en 2020, sa condamnation à une longue peine et les conditions de détention particulièrement rigoureuses auxquelles cet homme affaibli a été soumis ont rendu prévisible cette issue fatale. Vladimir Poutine et les structures de force (Siloviki), dont on connaît le poids politique, avaient bien des raisons de vouloir se venger d’Alexei Navalny et de sa fondation qui ont dénoncé sans relâche la corruption du pouvoir et ridiculisé les services de sécurité (Alexei Navalny avait publié le contenu de son entretien téléphonique avec l’agent du FSB qui avait indiqué avoir placé le novitchok dans ses sous-vêtements). Après avoir refusé pendant plus d’une semaine de remettre le corps d’A. Navalny à sa mère en la menaçant d’enterrer son fils dans la colonie pénitentiaire si elle n’acceptait pas un enterrement « secret », les autorités russes lui ont remis sa dépouille, jugeant sans doute le coût politique d’un refus plus élevé que les risques encourus (conclusions d’une autopsie indépendante, manifestations lors des obsèques). L’attitude adoptée vis-à-vis de Lioudmila Navalnaya semble en effet avoir choqué en Russie, le Kremlin se montrant apparemment confiant dans sa capacité à contrôler la situation lors de l’inhumation de l’opposant.
La volonté de neutraliser l’opposant politique le plus connu peut aussi être interprétée comme un aveu de faiblesse du Kremlin. « S’ils décident de me tuer, cela veut dire que nous sommes incroyablement forts », avait affirmé Alexei Navalny. Sa disparition « dit la faiblesse du Kremlin et la peur de tout opposant », déclare Emmanuel Macron, en apprenant sa mort. À un mois de sa reconduction attendue au Kremlin, Vladimir Poutine pouvait redouter que, du fond de sa prison, Alexei Navalny, comme il l’avait fait dans le passé (smart voting), ne donne des consignes de vote qui auraient pu abaisser le résultat de Vladimir Poutine, qui doit pouvoir se prévaloir d’un score de 80 %, supérieur à ses précédents résultats, afin de maintenir sa légitimité. Pour éviter toute contestation, le régime de Vladimir Poutine n’a jamais écarté le recours aux assassinats politiques. En 2003, Iouri Chtchekotchikine, député de la Douma, qui enquêtait sur les attentats de l’automne 1999 en Russie – justification officielle de la seconde guerre de Tchétchénie qui a assis la popularité de Vladimir Poutine – est empoisonné dans des conditions comparables à celles de Sergueï Skripal et de sa fille quinze ans plus tard. Alexandre Litvinenko, qui avait également attribué à Vladimir Poutine la responsabilité de la vague d’explosions meurtrières (plus de 300 morts) de 1999, est empoisonné en 2006. La même année, Anna Politkovskaïa est assassinée après avoir fait l’objet d’une tentative d’empoisonnement en 2004. C’est à la veille de la publication d’un rapport sur l’implication de l’armée russe en Crimée et dans le Donbass que Boris Nemtsov est tué par balles à proximité du Kremlin en février 2015. Quant à Alexei Navalny, il fait l’objet d’une tentative d’empoisonnement en août 2020, quelques jours après les élections biélorusses, qui illustrent la fragilité du régime d’Alexandre Loukachenko et inquiètent le Kremlin, et au lendemain de l’adoption de la réforme constitutionnelle en Russie. Celle-ci a retenu l’attention en raison de la possibilité pour Vladimir Poutine de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2036, mais les amendements adoptés altèrent son esprit et contribuent à vider de leur substance démocratique les institutions eltsiniennes. Quand Alexei Navalny rentre à Moscou, en janvier 2021, à l’issue de sa convalescence à Berlin, pour être immédiatement arrêté, il retrouve un pays dont le système politique s’est radicalisé et qui ne tolère plus d’opposition organisée.
Beaucoup de ces meurtres (Litvinenko, Nemtsov, Skripal) ont un caractère spectaculaire. Il s’agit pour le Kremlin non seulement d’éliminer des opposants gênants, mais aussi de mettre en garde ouvertement les adversaires du régime de Vladimir Poutine – qui dément mollement être responsable de ces assassinats – et d’adopter une attitude de défi à l’égard de l’Occident. Ainsi, en septembre 2018, « Petrov et Bochirov », les deux officiers du GRU responsables de la tentative d’empoisonnement au novitchok de S. Skripal et de sa fille au Royaume-Uni, accordent à Margarita Simonian, rédactrice en chef de Russia today, une interview que les autorités britanniques qualifient « d’insulte à l’intelligence du public ». Le récit rocambolesque fait par ce duo improbable de « touristes » ne vise pas à convaincre l’opinion ou les dirigeants occidentaux, il s’agit de montrer combien le Kremlin méprise l’Occident et n’a que faire de ses réactions, et de le convaincre que, malgré les critiques et les sanctions, la Russie maintiendrait son cap dans un monde où seul le rapport de forces compte. De même en décembre 2020, au cours de sa conférence de presse annuelle, Vladimir Poutine est interrogé sur la tentative d’empoisonnement dont a été victime en août le « patient berlinois » (Alexei Navalny). Comme à son habitude, le président russe répond que « si nos services l’avaient voulu, ils auraient mené l’affaire à son terme », il n’hésite pas à justifier la surveillance permanente dont celui-ci fait l’objet de la part du FSB – révélée par le site d’investigation Bellingcat – en prétendant qu’Alexei Navalny serait « un agent américain », qui chercherait à « à déstabiliser la Russie ». C’est alors que l’opposition « non systémique » est criminalisée. De retour en Russie, Alexei Navalny est condamné à 19 ans de prison, non plus pour des motifs économiques (cf. l’affaire Yves Rocher), mais pour des raisons politiques (« extrémisme ») en application des nouvelles dispositions du code pénal. La guerre en Ukraine porte à son paroxysme la lutte contre l’influence occidentale. En mars 2022, Vladimir Poutine fustige « une cinquième colonne, des nationaux traîtres, qui gagnent de l’argent dans notre pays, mais vivent là-bas, non pas au sens géographique du terme, mais dans leur tête, dans leur mentalité servile » ; il évoque la nécessité d’un « processus d’autopurification ».
Dans le climat d’euphorie créé par l’annexion de la Crimée en 2014, qui avait restauré la popularité de Vladimir Poutine et l’avait portée à des niveaux inégalés, l’assassinat de Boris Nemtsov n’avait pas eu de conséquences politiques, même si plusieurs dizaines de milliers de personnes étaient présentes à ses obsèques. Dans la situation géopolitique actuelle – poussée russe sur le front ukrainien, blocage de l’assistance militaire américaine, perspective d’un retour à la Maison Blanche de Donald Trump – Vladimir Poutine a bien des raisons de se considérer en position favorable. La mort d’Alexei Navalnyi peut apparaître comme une nouvelle manifestation de son assurance et de son pouvoir sans partage face à toutes les protestations occidentales dont il n’a cure. L’annonce de sa mort à l’ouverture de la conférence sur la sécurité de Munich, qui réunit chaque année tout l’establishment politico-militaire occidental, lui a conféré une forte résonance. La dignité et la détermination dont Youlia Navalnaya a fait preuve dans sa brève intervention, quelques minutes après avoir été informée du décès de son époux, ont frappé les esprits. Pour l’Occident, dont le Kremlin n’attend plus rien, les marges en matière de sanctions sont limitées, les mesures supplémentaires seront inévitablement interprétées par la propagande officielle comme une nouvelle preuve de l’hostilité foncière de l’Occident à l’égard de la Russie. Sur le plan interne, après la mort, elle aussi spectaculaire, d’Evgeny Prigojine et de ses proches dans l’avion qui les transportaient, le sort réservé à cette figure emblématique de l’opposition doit servir d’avertissement à tous ceux qui seraient tentés de se rebeller contre le pouvoir en place. Dans une opposition russe fragmentée, Alexei Navalny occupait une place à part, du fait de ses qualités personnelles (énergie, charisme, humour, jeunesse, sens de l’organisation) et de son positionnement politique, qui alliait la lutte contre la corruption, la défense des libertés et un certain nationalisme, combinaison qui trouvait un écho auprès d’une partie non négligeable de l’opinion russe.
Annonçant son intention de poursuivre son combat, Youlia Navalnaya a accusé Vladimir Poutine d’avoir tué son mari et d’avoir « voulu tuer notre espoir, notre liberté, notre avenir ». La mort programmée d’Alexei Navalny procède en effet de la volonté du Kremlin d’éliminer toute perspective d’alternance politique. Aux yeux d’une partie de l’opinion russe, sa disparition tragique pourrait lui conférer une stature de héros ou de martyr dans une histoire russe qui compte peu de figures positives, elle pourrait aussi inciter l’opposition démocratique à unir ses forces autour de Youlia Navalnaya, qui peut incarner l’avenir de la Russie et prête moins à la critique que son défunt époux, du fait de sa période nationaliste. Cela dit, contrairement à une opinion répandue, s’il avait approuvé l’annexion de la Crimée en 2014, puis évoqué l’idée d’un « référendum » pour décider du statut de la presqu’île, Alexei Navalny s’est prononcé clairement il y a un an, tout comme Mikhail Khodorkovski, en faveur de « la reconnaissance de l’Ukraine dans ses frontières de 1991 » (« La Russie doit reconnaitre ces frontières maintenant. Il n’y a rien à négocier ») [i]. Le régime, vieillissant, de Vladimir Poutine, dont les postes essentiels sont occupés par des septuagénaires, est essentiellement tourné vers le passé, dans lequel il puise ses modèles, ses justifications et ses valeurs (le culte de la « grande guerre patriotique »). L’entretien accordé par Vladimir Poutine à Tucker Carlson, qui débute par un exposé (annoncé pour « 30 secondes, 1 minute » et qui dure en réalité une demi-heure), dans lequel il expose une nouvelle fois sa vision tronquée de l’histoire, en offre un nouvel exemple assez caricatural et sans doute contre-productif, compte tenu de l’auditoire, américain, auquel il s’adresse. La difficulté pour Youlia Navalnaïa, comme pour la plupart des représentants de l’opposition démocratique, c’est qu’elle va mener son combat hors de Russie et prêter le flanc à la propagande du Kremlin, qui va inévitablement l’accuser d’être un « agent de l’étranger ». Comme c’est le cas pour les autres opposants en exil (Mikhail Khodorkovski, Gary Kasparov), on peut penser qu’en Russie son impact sera limité.
D’autant que le régime russe prend des traits de plus en plus autoritaires. D’après une étude qui vient d’être publiée, le niveau de répression politique est le plus élevé depuis l’époque stalinienne [ii]. L’attentat dont Evgeny Prigojine a été la victime, les condamnations de représentants de la droite nationaliste (Igor Strelkov) et, récemment, de la gauche (Boris Kagarlitski) montrent combien l’espace politique s’est rétréci – le courant libéral n’est plus le seul à être réprimé. Le retour d’une idéologie officielle prend des formes grotesques. Il y a quelques jours, le gouverneur de Kaliningrad a établi « un lien direct » entre Emmanuel Kant et la guerre en Ukraine. Une chaîne de magasins, propriété de la Caisse d’épargne russe (« Сбер »), a retiré de la vente des œuvres de Platon, Dostoïevski, Proust, Zweig et d’autres auteurs, accusés de « propagande LGBT ». La délation a de nouveau droit de cité. Le Kremlin s’inspire du modèle chinois pour surveiller la population. Interrogé par Tucker Carlson sur une libération possible d’Evan Gershkovich, emprisonné depuis plusieurs mois en Russie, Vladimir Poutine admet ouvertement que le correspondant du Wall Street Journal peut servir de monnaie d’échange afin d’obtenir le retour à Moscou d’une « personne mue par des sentiments patriotiques », qui a « éliminé un bandit dans une capitale occidentale », à savoir Vadim Krassikov, agent du FSB, condamné à la prison à vie par la justice allemande pour avoir tué un ancien commandant tchétchène dans le Tiergarten à Berlin, et que le Kremlin tente depuis longtemps de faire libérer. Le régime russe, qui a déjà procédé à un marchandage comparable (le trafiquant d’armes Viktor Bout et la basketteuse Brittney Griner), reprend ainsi sans vergogne les méthodes de prises d’otage utilisées par le régime iranien. Dans cet interview, Vladimir Poutine accuse la Pologne, par son attitude « intransigeante » et son refus de lui céder le corridor de Dantzig, de « n’avoir laissé à Hitler d’autre choix que de mettre à exécution ses plans » et de déclencher la seconde guerre mondiale, indice supplémentaire du rapport trouble qu’il entretient avec le national-socialisme, comme le montrent ses efforts pour réhabiliter le pacte Ribbentrop-Molotov. L’article que Vladimir Poutine signe en 2020 sur « les vraies leçons du 75e anniversaire de la seconde guerre mondiale » comporte une curieuse absence, note alors le sociologue Gregori Ioudine : parmi les multiples acteurs jugés responsables du conflit, l’Allemagne n’est pratiquement pas mentionnée[iii].
En apprenant la mort d’Alexei Navalny, Emmanuel Macron s’est livré à un véritable réquisitoire à l’encontre du « régime du Kremlin », engagé dans une « fuite en avant », qui a « durci toutes les postures agressives, pas simplement face à l’Ukraine, mais contre nous tous ». « Aujourd’hui, c’est une nouvelle phase qui s’ouvre », souligne-t-il. Deux ans après le début de l’agression russe, le président de la République dénonce une puissance « impérialiste » et « révisionniste », qui entend mettre en place un « ordre fondé sur la force », manifeste un « appétit de réécrire l’histoire [qui] n’a plus de limites », et qui « bâtit actuellement un récit fantasmé pour remettre en cause les frontières héritées de l’Union Soviétique en reniant sa propre parole et ses propres engagements ». Le « changement de posture de la Russie exige un sursaut collectif », marque le président, un « message clair venu d’Europe, celui que nous ne laisserons pas faire » ; il affirme sa détermination à « faire échec à la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine et à toutes les agressions dont la Russie pourrait se rendre coupable »[iv]. Les avertissements adressés ces dernières semaines par des dirigeants européens sur une nouvelle agression russe visent sans doute à répondre à la lassitude des opinions après deux ans de conflit en Ukraine, mais ils montrent aussi que les gouvernements ont pris la mesure de la menace que fait peser le régime de Vladimir Poutine sur la sécurité du continent. L’intensification de l’aide militaire à l’Ukraine apparaît comme la meilleure voie pour faire échec au révisionnisme du Kremlin, c’est aussi le meilleur moyen d’aider l’opposition démocratique russe à faire advenir la démocratie en Russie [v].
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[i] « Les 15 points du citoyen russe qui souhaite le bien de son pays » (en russe), 20 février 2023.
[ii] « Political Persecution Under Putin Highest Since Stalin Era – Proekt », Moscow Times, 23 février 2024.
[iii] Vladimir Putin, « The Real Lessons of the 75th Anniversary of World War II », The National Interest, 18 juin 2020 ; Gregori Ioudine, « Le complexe weimarien de Poutine » (en russe), The New Times, 19 juin 2020.
[iv] Conférence de presse du Président de la République et du président Zelensky, Elysee.fr, 16 février 2024.
[v] « Russie, année zéro : peut-on y croire ? », Telos, 10 mai 2023.