Quelle politique étrangère pour la Turquie? edit
La Turquie aborde une période de trois ans sans élection: son président, qui concentre presque tous les pouvoirs, peut agir à sa guise. Le parti islamiste AKP, au pouvoir depuis 2002, a largement instrumentalisé sa politique étrangère à des fins électoralistes. Peut-on s’attendre à des inflexions majeures, compte tenu de l’isolement croissant du gouvernement d’Ankara et de la montée des difficultés économiques ?
Cadre conceptuel
Pendant les quatre décennies de la guerre froide, prise en étau entre l’URSS et ses alliés au nord et ses voisins arabes non-alignés ou prosoviétiques au sud, la politique étrangère d’Ankara a été fortement contrainte. En position intermédiaire entre l’Europe et les clients des États-Unis en Asie occidentale, bénéficiant de la protection d’un allié puissant mais lointain, elle n’avait pas trop à se soucier de ses relations de voisinage, à condition de se montrer attentive aux injonctions de Washington, ce qu’elle a fait, en dépit du nationalisme ombrageux de ses militaires et de sa classe politique. De cette période, il subsiste une assez grande incapacité d’Ankara à cohabiter avec les pays de son entourage immédiat et une solide rancune vis-à-vis du protecteur américain, bien que ce partenariat inégal n’ait pas été sans récompense, puisqu’en 1974, Henry Kissinger a permis à l’armée turque de s’installer dans le nord de Chypre.
Depuis 1991, peu de pays ont vu leurs potentialités autant accrues : au lieu d’être au contact direct d’un pays puissant et hostile, la Turquie est maintenant entourée, à l’exception de l’Iran, de pays fragiles de taille petite ou moyenne. Compte tenu des avantages de sa position géopolitique, il y avait là des opportunités exceptionnelles à valoriser dans un environnement international nouveau et prometteur. C’est ce qu’ont assez bien compris les milieux économiques turcs, qui ont largement bénéficié de l’ouverture des marchés des anciens pays communistes, des pays du sud et de l’est méditerranéen et de l’association avec l’UE, avec qui Ankara est en union douanière depuis 1996. Productrice de biens de catégorie intermédiaire adaptés au niveau de vie de ses voisins, la Turquie pouvait trouver là de bonnes perspectives d’émergence d’un « soft power », entretenant de bonnes relations avec un assez grand nombre de pays et valorisant sa position géopolitique de carrefour, une bonne base pour développer une politique extérieure à 360°. Fortement importatrice d’énergie, mais entourée de pays exportateurs, la Turquie pouvait aussi développer des complémentarités favorables.
Ce scénario, qu’on pouvait croire assez probable jusqu’au début des années 2000, a été démenti par une évolution divergente de la politique extérieure d’Ankara, que l’AKP et plus particulièrement son président Recep Tayyip Erdoğan ont décidé de reconstruire sur des bases idéologiques, à la fois par conviction et pour plaire à une partie de leur électorat.
En se fondant sur une interprétation de l’histoire proche de la falsification (dont la Turquie n’est pas le seul exemple, mais qu’elle a poussé jusqu’au négationnisme), les théoriciens de l’AKP mêlent la nostalgie de l’Empire ottoman, le panturquisme des Jeunes Turcs qui l’a conduit à sa chute en 1918 et l’idéologie panislamiste des Frères musulmans. Dépourvu d’expérience internationale et très influencé par l’islam politique de la confrérie, Recep Tayyip Erdoğan en a fait son programme d’action, avec le souci de plaire à la fois à sa clientèle intégriste et aux nationalistes qui restent influents à droite comme à gauche.
Face aux convulsions du monde musulman, ce programme n’était pas si utopique, compte tenu du mécontentement accumulé par les dictatures arabes et du mouvement de réislamisation à l’œuvre depuis au moins deux décennies. Bénéficiant d’une pléiade d’organisations pseudo charitables, les Frères musulmans étaient bien placés pour récupérer les mouvements protestataires et accéder au pouvoir, éventuellement à travers les urnes.
Initialement, leur projet a été perçu positivement par l’administration Obama, soucieuse de se démarquer des errements de la période Bush, en vue de favoriser l’émergence d’un introuvable « islamisme modéré », qui exporterait le prétendu « modèle turc » dans les pays de la région. Ce projet a aussi trouvé des adeptes en Europe, pas seulement parmi les thuriféraires habituels de la politique américaine, mais aussi dans les milieux qui n’ont pas saisi, ou pas voulu reconnaître, la dimension totalitaire de l’islamisme militant.
Mise en œuvre
Bien que surpris par le mal nommé « printemps arabe », avec le soutien turc les Frères musulmans ont démontré leur bonne capacité de récupération des initiatives populaires, qui les a hissés aux portes du pouvoir. Le basculement de l’Égypte, pays arabe le plus peuplé et patrie d’origine de la confrérie, était un enjeu essentiel, mal géré par la présidence Morsi, marquée par un haut niveau de démagogie et d’incompétence. Sa chute brutale a été un premier coup sérieux porté aux ambitions turques. Erdoğan a très mal pris cet échec. Face à la dictature égyptienne, il travaille maintenant à la formation d’une « alliance de revers » en Afrique du nord-est avec le Qatar et le Soudan (sans craindre de se compromettre avec Omar al Bachir), en ouvrant des bases turques à Mogadiscio et à Souakin (Soudan), qui s’ajoutent à celle créée au Qatar. Beaucoup d’experts doutent qu’il en résultera un surcroît d’influence pour la Turquie, qui s’est ainsi trouvé un lieu supplémentaire de confrontation avec l’Arabie saoudite.
En Syrie, avec une certaine sympathie de Washington, en tablant sur ses bonnes relations avec Bachar el Assad, Erdoğan pensait le convaincre de s’accommoder d’une transition qui aurait apporté l’essentiel du pouvoir aux islamistes. Faute d’y parvenir, avec l’appui des monarchies du Golfe, la Turquie a financé et encouragé des factions intégristes de diverses obédiences. En servant de base arrière aux plus virulentes, en laissant passer des milliers de djihadistes étrangers, sa responsabilité est lourde et ne lui donne pas de bonnes raisons de se plaindre des effets de sa complaisance.
L’évolution du conflit est devenue de plus en plus dommageable à la Turquie et les réactions irréfléchies de son gouvernement ont conduit à une aggravation de ses inconvénients. En novembre 2015, en abattant un avion russe qui avait franchi sa frontière pendant 16 secondes, Ankara s’est livré à une opération sans précédent, même au temps de la guerre froide. Moscou a riposté par des représailles économiques et des menaces sur l’approvisionnement en gaz. Ce langage de fermeté, le seul qu’Erdoğan peut comprendre, l’a conduit, au-delà d’humiliantes excuses, à placer son pays dans la dépendance de la Russie, en cultivant l’amitié intéressée de Vladimir Poutine.
Le conflit syrien a placé la Turquie dans une relation de plus en plus difficile avec l’Occident, moins porté à l’indulgence depuis la montée du terrorisme des islamistes radicaux. Les Kurdes de Syrie s’avérant la seule force efficace contre l’État islamique, ils ont reçu le soutien des forces spéciales des États-Unis et des pays européens, ce qui a mis en fureur le gouvernement d’Ankara, qui les considère comme une filiale du PKK. Tenue en laisse par Moscou, en difficulté avec ses anciens alliés de l’OTAN, la Turquie n’a pu prendre le contrôle que de quelques cantons du nord de la Syrie, où sa présence est de moins en moins tolérée. Parallèlement, à l’exception du Qatar qui joue comme elle la carte des Frères musulmans, ses relations avec les autres pays de la région se heurtent à une méfiance presque générale. Même les convergences avec la Russie et l’Iran sont précaires et révisables à tout moment.
Dans le contexte d’une montée des affrontements entre musulmans (sunnites contre chiites) et entre intégristes (les Frères musulmans, la Turquie et le Qatar contre les autres monarchies du Golfe), une politique aussi sectaire, prenant parti au lieu de proposer ses bons offices, a isolé Ankara : comment « le pan-sunnisme » peut-il convaincre, quand on a sur huit voisins quatre pays « chrétiens » (Grèce, Bulgarie, Chypre et Arménie) et les quatre autres chiites ou dominés par des chiites (Iran, Azerbaïdjan, Irak et Syrie) ? Pour faire bonne mesure, Ankara y a ajouté la confrontation avec ses anciens alliés de l’Ouest : les pays de l’UE, de l’OTAN et surtout les États-Unis, sans compter des attaques contre Israël, avec qui la Turquie avait noué un partenariat stratégique confinant à la complicité, quand le lobby pro-israélien AIPAC aidait la Turquie à empêcher la reconnaissance du génocide arménien à Washington.
À plus grande distance, la solidarité affichée de l’AKP avec les Ouigours du Xinjiang chinois (Erdoğan a qualifié leurs épreuves de « génocide », un terme qu’il refuse d’appliquer au massacre des Arméniens en 1915) et les musulmans indiens (où la Turquie finance les « charities » des Frères), les tentatives de manipulation des communautés turques et des musulmans balkaniques en Europe, ne sont pas de nature à améliorer les relations avec ces pays. Plus la Turquie étend ses réseaux et plus ses relations avec les gouvernements se détériorent.
Perspectives
L’avenir des relations internationales d’Ankara repose en grande partie sur l’attitude des États-Unis. Washington est avant tout intéressé par la valeur géostratégique de la Turquie. Au Pentagone comme au Département d’État, il existe toujours des partisans de la politique d’appeasement pratiquée depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan : « play nice with Turkey » reste leur recommandation, illustrée par leur tolérance au contournement par Ankara des sanctions contre l’Iran. Des erreurs majeures sont toujours possibles, comme quand en décembre 2018 Trump, suite à une conversation téléphonique avec Erdoğan dont il n’a pas compris la portée, a imprudemment décidé de replier sans délai les forces spéciales opérant en Syrie.
Deux éléments peuvent maintenir la distance : la politique turque vis-à-vis d’Israël et sa volonté de se doter d’armes russes.
La dégradation des relations israélo-turques est en grande partie le résultat des positions idéologiques d’Erdoğan. Jérusalem a longtemps fait des efforts pour minimiser les différends, jusqu’à faire des excuses (sous la pression d’Obama) pour l’affaire du Mavi Marmara. Mais la persistance des attaques turques et la déstabilisation de la communauté juive d’Istanbul ont conduit les influentes organisations juives américaines à pousser l’administration Trump et le Congrès à la fermeté.
C’est également cette attitude qui devrait prévaloir à la suite de la décision turque d’acheter le bouclier antimissile S-400 à la Russie, bien qu’il soit incompatible avec les normes de l’OTAN (Link 16). Si elle persiste dans cette voie, la Turquie sera privée des avions F-35, parce qu’ils ne pourront pas voler dans un environnement contrôlé par des S-400 sans partager des informations sensibles avec du matériel russe. Même l’utilisation par des avions américains de la base d’Incirlik sera un problème. Ce n’est pas sans regret que l’administration Trump et le Congrès en viennent à cette position, qui doit surmonter des préoccupations mercantiles. Le constructeur Lockheed-Martin doit réviser son plan de travail en ce sens : chercher d’autres clients pour la centaine d’avions réservée par Ankara et trouver d’autres sous-traitants (l’industrie turque devait construire fuselages et trains d’atterrissage).
Des sanctions sont prévues dans le cadre de l’OTAN contre les armées qui achèteraient des armes russes, mais il reste à voir comment elles seraient appliquées. En fait, Washington doit réévaluer le poids géostratégique de la Turquie, alliée qui n’est plus jugée indispensable. Il est possible d’utiliser d’autres bases (Grèce, Qatar, Jordanie), comme ce fut le cas en 2003, quand la Turquie a refusé l’accès à l’aviation américaine au moment de l’invasion de l’Irak. Depuis les purges massives opérées après la tentative de coup d’état de juillet 2016, il faut aussi analyser la force réelle de qu’on croyait être la « deuxième armée de l’OTAN ». In fine, les mesures à l’étude prévoient une mise à l’écart de facto de la Turquie à l’OTAN, puisqu’aucune base juridique n’existe pour l’exclure.
Sans le montrer ouvertement, plus d’un pays de la région se réjouit de l’obstination d’Erdoğan à vouloir acheter des S-400, car l’exclusion du programme F-35 qui en résulterait va limiter les capacités agressives de l’armée d’Ankara.
L’Europe est aussi concernée, mais les relations Bruxelles-Ankara sont bien plus diversifiées. C’est pourquoi il importe qu’elle définisse sa politique turque de manière autonome. La position officielle, qui était de considérer la Turquie comme un pays européen comme les autres, éligible à l’adhésion si elle satisfaisait aux critères de Copenhague, a été mise en échec. Même si elle devenait démocratique, la Turquie resterait un pays eurasiatique de plus de 80 millions d’habitants, ayant vocation à développer une politique étrangère à 360°, qui ne peut pas avoir un haut niveau de compatibilité avec celle de l’UE. Comme la Russie et bientôt le Royaume-Uni, elle fait partie des pays de la périphérie européenne dont la géopolitique ne peut pas coïncider avec celle du continent. L’union douanière, qui fonctionne depuis 1996 de manière globalement satisfaisante, représente le mode de relation adapté aux intérêts des deux parties. L’Europe se limitera sans doute à des relations transactionnelles en essayant d’agir au mieux de ses intérêts.
Les frontières maritimes de la Turquie donnent souvent lieu à des affrontements avec deux États membres, la Grèce et Chypre. C’est le cas depuis longtemps en mer Égée et plus récemment dans la ZEE de Chypre, où un navire turc a agressé une plateforme de forage de l’ENI en février 2018. Étant un des rares pays à s’opposer à la convention de Montego bay sur le droit de la mer (UNCLOS), Ankara doit pourtant accepter de s’y conformer en signant des accords de délimitation de ses ZEE avec ses voisins. Cela lui serait d’autant plus utile qu’en refusant de le faire avec Chypre, la Turquie s’est privée de l’accès aux nouvelles ressources gazières du bassin oriental de la Méditerranée, qui lui seraient utiles pour réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie.
Plus de 40 ans après son invasion de Chypre, la Turquie persiste à maintenir son armée dans l’île et à dicter sa politique à la communauté turcophone. Si l’UE n’est pour rien dans les origines du conflit, elle n’a pas fait grand-chose pour contribuer à la réunification, maintenant souhaitée par les deux communautés. Si l’Union veut se donner un peu de crédibilité pour participer à la solution d’autres conflits, elle doit s’investir dans celui-ci, qui affecte son propre territoire, en utilisant les moyens de pression dont elle dispose pour convaincre la Turquie de se mettre en conformité avec le droit international.
Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, en développant ses relations avec les communautés d’origine turque d’Europe occidentale, le gouvernement d’Ankara a largement franchi les limites de la non-ingérence, notamment en demandant aux imams fonctionnaires payés par l’état turc d’espionner les opposants et en attaquant gülenistes et Kurdes (trois militantes du PKK ont été assassinées à Paris en janvier 2013). La prolifération de pseudo charities est désormais observée avec méfiance par les pays d’accueil, notamment en Allemagne. L’activisme des diplomates turcs suscite également de l’inquiétude dans les Balkans, où leur appui systématique aux musulmans est susceptible de raviver les blessures des conflits des années 1990.
Enfin, en 2015, l’Europe s’est risquée à signer un accord avec la Turquie pour bloquer les flux de migrants en provenance du Proche-Orient. Pour les humanitaires, c’était un déni des droits fondamentaux des migrants, en bloquant en Turquie, où l’état de droit est quotidiennement bafoué, des personnes éligibles au droit d’asile. En cédant au chantage, l’UE a montré sa dépendance et encouragé Erdoğan à poursuivre ses provocations. Comme les États-Unis, elle n’a plus d’alternative à la fermeté.
En dépit de ses résultats désastreux et de l’isolement qui en découle, Erdoğan est satisfait d’une politique qui correspond à ses convictions profondes. Il semble décidé à la poursuivre aussi longtemps qu’il restera au pouvoir, bien qu’elle soit loin de correspondre à l’intérêt national. Aux États-Unis, à l’UE et aux pays voisins d’en tirer les conséquences, en s’accordant sur des attitudes et des politiques suffisamment cohérentes et énergiques pour être comprises. Si des inflexions sont possibles, elles ne pourront s’opérer que sous de fortes contraintes. La Turquie a montré qu’elle savait résister aux pressions, à moins que l’aggravation de la crise économique ne la conduise à des révisions déchirantes.
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