Les ambitions turques, la France et l’UE edit
Les récentes déclarations du président Macron concernant la dégradation des relations avec la Turquie ont suscité un certain nombre de controverses dans les médias français qui laissent craindre que l’on ne prenne un peu trop de temps à réaliser la gravité de la menace. Pourtant, les ambitions d’Ankara ont été largement exposées dans les déclarations d’Erdoğan et de ses ministres, qui invoquent la supériorité de ce qu’ils nomment la « law of the sword » sur le droit international.
Ces ambitions sont d’une double nature. Elles sont nationalistes : il s’agit, dans une vision nostalgique de l’Empire ottoman, de travailler à une révision du traité de Lausanne (1923), à travers des revendications territoriales en Syrie, sur les archipels de la mer Égée et à Chypre. Après avoir agressé une plate-forme de l’ENI en 2018, sa compagnie pétrolière nationale effectue au nom de ses protégés chypriotes turcs des forages qualifiés d’illégaux par l’UE dans des blocs attribués à des compagnies pétrolières occidentales dont Total dans la zone économique exclusive (ZEE) chypriote.
Elles sont aussi panislamistes : avec le soutien financier du Qatar, le gouvernement turc apporte un appui systématique aux entreprises des Frères musulmans, quand ils étaient au pouvoir en Égypte et au Soudan. Il soutient le Hamas à Gaza ; en Libye, elle apporte une assistance militaire massive au gouvernement de Tripoli, en dépit de l’embargo décrété par les Nations unies. Ailleurs (en Somalie, au Qatar), la présence turque se matérialise par la construction de bases militaires.
Ces ambitions doivent être prises au sérieux : comme beaucoup d’extrémistes, Erdoğan applique son programme et il le fait avec détermination en Europe, en Asie et en Afrique.
En Europe, après avoir qualifié l’intégration des immigrés turcs de « crime contre l’humanité », Ankara déploie des moyens importants pour les maintenir sous son influence. La direction des Affaires religieuses, le Diyanet encourage les votes en faveur du parti au pouvoir, l’AKP, dans les communautés immigrées d’Europe occidentale. Les services secrets turcs font la chasse aux Gülenistes et aux Kurdes (ils semblent impliqués dans l’assassinat de trois militantes du PKK à Paris en janvier 2013). Ces ingérences sont maintenant bien documentées par les services compétents des États membres de l’UE.
En dépit des innombrables déclarations belliqueuses de ses dirigeants, les menaces turques contre la paix en Méditerranée n’ont suscité dans les chancelleries occidentales qu’une prise de conscience tardive et partielle. Cependant, dans les trois domaines cités par Emmanuel Macron, elles portent directement atteinte aux intérêts français et européens.
Les forages turcs dans la ZEE de Chypre, ainsi que l’accord de partage des ZEE entre les gouvernements de Tripoli et d’Ankara sont en contradiction avec la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS). Celle-ci est devenue la règle commune, même si la Turquie a refusé de la signer. Au-delà de l’implication de Total, il s’agit de faire respecter le droit international, l’intégrité territoriale des États membres méditerranéens (non seulement Chypre, mais la Grèce et l’Italie, qui sont impactées par l’accord Tripoli-Ankara) et éventuellement, si le prix du gaz est rémunérateur, de contribuer à la sécurité énergétique de l’Europe. En ne faisant pas d’effort important pour faire avancer la réunification de Chypre, seul territoire européen à faire l’objet d’une occupation militaire de la part d’un pays tiers, l’UE a encouragé la Turquie à aller plus loin dans ses violations du droit international et s’est décrédibilisée dans la recherche de solutions aux « conflits gelés » dans l’ex-URSS.
En 2015, face aux pressions migratoires, l’Europe a été bien imprudente de sous-traiter à Erdoğan le contrôle d’une partie de ses frontières. Ayant été bien payé pour cela (6 milliards d’€), il est maintenant plein d’appétit pour exiger davantage, ce qu’il espérait obtenir en jetant au début de 2020 des immigrants à l’assaut de sa frontière avec la Grèce. Si la Libye tombe sous l’influence d’Ankara, il est à craindre que le chantage turc ne s’exerce encore plus fortement à partir de la plate-forme migratoire qu’est devenue la Tripolitaine. S’il en devient maître, Erdoğan encouragera aussi les jihadistes du Sahel et soutiendra les Frères musulmans dans leur effort pour prendre le pouvoir au Maghreb, ce qui ne sera pas vraiment une bonne nouvelle pour la France et tout le sud de l’Europe.
Au nom de l’appartenance de la Libye à l’empire ottoman, dans une posture typiquement néo-colonialiste, la Turquie apporte tout son soutien au gouvernement de Tripoli. Bien qu’elle ne soit pas la seule à se moquer de l’embargo sur les armes décrété par les Nations unies, elle s’oppose frontalement à l’UE qui le met en application dans le cadre de l’opération Irini. Un navire français qui participe à cette opération s’est récemment heurté à la marine turque.
Il aurait été logique que ce problème trouve une solution dans le cadre de l’OTAN, dont font partie presque tous les États membres méditerranéens et la Turquie, mais son Secrétaire général refuse obstinément de s’impliquer, justifiant la critique de Macron, qui a évoqué la « mort cérébrale » de l’Alliance.
Puisqu’elle estime nécessaire de contraindre Ankara au respect du droit international, la France doit en convaincre ses partenaires de l’UE et éventuellement trouver des alliés parmi les pays tiers concernés.
La sécurité et la stabilité de la Méditerranée ne sont pas seulement des enjeux essentiels pour la France. L’abstention qu’on espère provisoire des États-Unis et l’incurie de l’OTAN rendent une action européenne inévitable, ce qui sera un test en vraie grandeur pour la Commission géopolitique (la Turquie faisant partie de l’Union douanière, Bruxelles dispose de quelques moyens d’action) et les États membres qui disposent de forces maritimes.
La politique agressive de la Turquie l’a placée dans un isolement profond et l’a mise en mauvais termes avec beaucoup de pays de la région (notamment Israël et les autres membres de l’East Med Gas Forum). Les gouvernements arabes qui s’opposent à la Turquie ne sont pas tous recommandables, certains sont infréquentables, notamment en Libye, mais l’UE a-t-elle le choix ? S’il se confirme que c’est la Turquie d’Erdoğan et la nébuleuse des Frères musulmans qui présentent le danger principal pour la sécurité de l’Europe, celle-ci doit se mettre en mesure de le contrer et accepter de coopérer avec ceux qui sont prêts à le faire.
En fait, il s’agit de mettre en application les conclusions des Conseils européens en obtenant l’arrêt des forages illégaux dans la ZEE de Chypre et en assurant le succès de l’opération IRINI. À moyen terme, les membres européens du Conseil de sécurité de l’ONU (la France, désormais seul membre permanent, l’Allemagne, l’Estonie et la Belgique) doivent travailler à une résolution qui exige de la Turquie l’évacuation de ses troupes des nombreux pays où elles stationnent contre la volonté du gouvernement légal. Compte tenu de la situation alarmante de l’économie turque, il est possible que des sanctions fonctionnent, en dépit du soutien du « vilain petit Qatar » : en 2018, Donald Trump était parvenu à faire libérer le pasteur Andrew Brunson en provoquant une baisse de la livre turque de 40%.
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