Banques: le parallèle avec 2008 peut cacher les véritables risques edit
Le rachat au son du canon du Crédit Suisse par UBS a suivi de près la mise en liquidation de la Silicon Valley Bank. D’autres banques américaines de taille moyenne tanguent. On est naturellement tenté de faire le rapprochement avec la crise déclenchée en septembre 2008 par la faillite de Lehman Brothers, qui fut précédée par celles de Northern Rock au Royaume-Uni puis de Bear Stearns aux États-Unis, sur fond de resserrement monétaire et de forte hausse du prix du pétrole. Mais si les déclencheurs des troubles de marché présentent des similarités, les actifs financiers, les bilans des ménages comme ceux des banques sont si différents que le parallèle risque de conduire à des conclusions hasardeuses, voire à des recommandations pro domo, comme celle d’Elon Musk à Jay Powell de baisser les taux immédiatement.
Les points communs existent, indéniablement. En 2004, la Réserve fédérale américaine, inquiète de l’accélération de l’inflation et des prix immobiliers, avait entrepris une un relèvement régulier de son taux directeur, jusqu’à 5,25% à la mi-2006. Le durcissement monétaire fut suffisant pour faire baisser les prix immobiliers et initier la crise des subprime, ces prêts immobiliers qui n’avaient de chance d’être remboursés que si les prix montaient, et qui, une fois titrisés, avaient fini par entrer dans la composition de très nombreux supports de placement. Dès août 2007, la Fed amorça la baisse des taux, de façon de plus en plus précipitée en raison d’alertes financières comme les premiers déboires de Bear Sterns et Lehman Brothers, et ce malgré la hausse du prix du pétrole causée par les tensions avec l’Iran.
Sautons à 2022. Inquiète de la montée rapide de l’inflation, moins transitoire qu’un temps espéré, la Fed entame une remontée de son taux directeur, alors que l’envolée des prix de l’énergie et d’autres matières premières, causée cette fois par l’agression russe contre l’Ukraine, accélère encore l’inflation. Comme en 2007, la hausse des taux, mais à marche forcée cette fois, finit par provoquer des craquements dans un système financier longtemps habitué à des taux très bas. Le Crédit Suisse fut secoué dès septembre 2022, son exposition au risque de taux venant s’ajouter à une crise de management devenue endémique, comme évoqué dans les colonnes de Telos le 13 octobre. Puis ce fut la Silicon Valley Bank et, finalement à nouveau le Crédit Suisse.
Le parallèle a cependant ses limites. Pour les voir, commençons par examiner de plus près ces deux déroutes bancaires, faillite pure et simple dans un cas, rachat forcé à prix cassé dans l’autre.
La hausse des taux n’est pas un dîner de gala
La Silicon Valley Bank (SVB) était une sorte de tirelire high tech pour les startups technologiques et les investisseurs de capital risque, qu’elle aidait à tisser des relations de façon décontractée à l’occasion de dégustations de vins fins de Nappa Valley. Ses dépôts avaient explosé au cours des dernières années mais, à la SVB, retenant les leçons de 2008, on se pensait prudent ! On ne plaçait pas l’argent des dépôts dans des produits financiers sophistiqués et risqués, mais en obligations du Trésor américain, l’actif financier le moins risqué qu’on puisse imaginer, mais également le moins rentable.
Cette pseudo prudence lui fut paradoxalement fatale. D’abord, ses clients y avaient des dépôts bien plus élevés que le plafond de 250 000$ garanti par l’assurance fédérale américaine (FDIC) héritée de la crise de 1929. Ensuite, la montée des taux d’intérêt fit baisser comptablement la valeur de marché des obligations du Trésor dont la banque était gorgée. La faible rémunération des dépôts incitait déjà au retrait en faveur de fonds monétaires bien mieux rémunérés suite aux augmentations répétées des taux de la Fed. Les retraits tournèrent en un classique « bank run » lorsque l’exposition du bilan de SVB au risque de taux tourna en boucle sur les réseaux sociaux. Si la banque californienne avait été localisée en Europe, elle aurait dû se couvrir contre le risque de taux – les instruments de couverture sont chers mais existent – pour passer les stress tests, dont elle avait été d’ailleurs exemptée par la Fed !
La chute du Crédit Suisse (CS), montre cependant que ni les normes prudentielles de Bâle 3, que la banque dépassait allègrement, ni le passage avec succès des stress tests ne suffisent à résister à une perte de confiance des clients. La poursuite de la remontée des taux et le refus abrupt de la Saudi National Bank de venir au secours de la banque de Zürich en dérogeant à sa règle de ne pas détenir plus de 10% d’une ligne d’actions entrainèrent chute du cours boursier et, bien plus grave, retraits massifs opérés par les clients.
Les autorités sont encore traumatisées par 2008…
Les autorités américaines et suisses, surveillées de près par leurs homologues anglaises, françaises ou japonaises, ont pris si au sérieux le risque d’une crise bancaire généralisée qu’elles ont employé les grands moyens afin d’éviter une panique chez les épargnants et les investisseurs. Dérogeant à ses propres principes, l’administration Biden a décidé de couvrir tous les dépôts de la SVB et de deux autres petites institutions financières en déroute, au-delà de la limité de 250 000$. Il serait même question d’une extension temporaire de la protection à tous les dépôts de toutes les banques affiliées au FDIC. La Réserve fédérale a inondé de liquidités le secteur bancaire, en créant un nouvel instrument de financement des banques, permettant aux institutions y ayant accès d’emprunter jusqu’à un an à hauteur de 100% du collatéral déposé en garantie, en exception aux règles de prudence qui lui font normalement appliquer une décote calculée selon le risque des actifs déposés. Le système bancaire américain étant dominé par une myriade d’établissements locaux de taille petite ou moyenne, les autorités craignaient que les mouvements de retrait des petits établissements déjà observés ne se transforment en une panique digne du 19e siècle.
Du côté helvétique, constatant que la ligne de crédit de 50 Mds de francs ouverte au CS n’avait ni restauré la confiance des marchés ni endigué les retraits, les autorités ont tranché dans l’urgence, au risque de déstabiliser d’autres marchés. L’autorité suisse de supervision (FINMA), l’État fédéral et la BNS ont ordonné la reprise du Crédit Suisse par UBS et, pour faire passer la pilule, annoncé que les 16 Mds de francs de titres de dette AT1 (pour « additional tier 1 ») émis par le CS seraient annulés, de façon à un peu regonfler son capital.
Ce dernier point est important, car c’est la première fois qu’un instrument d’absorption du risque créé à la demande des autorités mondiales de régulation après 2008 a été actionné dans le cas d’une banque classée « systémique » au niveau mondial. Le précédent d’une banque coopérative espagnole en 2017 lors de sa reprise par Santander passa inaperçu, car il était local et de petite taille.
Pour réduire la probabilité de « bail-out » (sauvetage public) en cas de crise, les régulateurs avaient en effet obligé les banques à émettre une partie de leur dette sous une forme qui prévoit explicitement son annulation dans le cas d’évènements extrêmes, ce qui revient à faire participer les investisseurs privés au sauvetage (bail-in). Durant les années post 2012, les dettes AT1 eurent un succès croissant parmi les investisseurs car, risquées par définition, elle présentaient un rendement attrayant alors que les banques centrales pratiquaient les taux zéro. L’encours des obligations AT1 serait aujourd’hui de l’ordre de 260 Mds de dollars, ce qui est peu au regard de l’encours global de la dette bancaire. Mais le coup de tonnerre de la décision suisse fait craindre que tous les titres de dette à haute capacité d’absorption du risque (euphémisme signifiant qu’elles peuvent être annulés en cas de crise) ne soient surévalués. Tant que tout va bien, les instruments d’un bail-in hypothétique dans un futur lointain paraissent attrayants aux investisseurs… jusqu’à ce que leur raison d’être – éviter les sauvetages financés par les contribuables – soit activée !
… mais nous ne sommes pas en 2008
Si le souvenir de 2008 hante toujours les responsables publics, les circonstances actuelles sont cependant bien différentes. Le carburant de la crise d’alors venait de l’endettement des ménages lié aux bulles immobilières qui avaient fleuri presque partout dans le monde après les largesses monétaires du début des années 2000. L’endettement des ménages américains était passé de 70% à 100% du PIB entre 2000 et 2008. Il avait aussi explosé au Royaume-Uni, en Espagne et en Irlande. Rien de tel aujourd’hui : aux États-Unis il est retombé, se stabilisant autour de 84% du PIB. En Espagne, il est passé de 85% du PIB au pic de 2009 à 54%. En parallèle, l’endettement public a beaucoup augmenté, passant d’environ 65% du PIB aux États-Unis comme dans la zone euro en 2008, à plus de 110% pour les premiers et de 90% pour la seconde fin 2022. Mais, à moins d’une crise existentielle de la zone euro (toujours possible et certainement souhaitée par la Russie, ce qui mériterait l’attention), les dettes publiques n’ont pas le caractère toxique des dettes des ménages, car elles bénéficient des pouvoirs régaliens des États – lever des impôts – et du soutien obligé des banques centrales. Le carburant d’une crise de la dette de type 2008, en réalité de toutes les grandes crises financières depuis 150 ans comme l’ont montré Moritz Schularick et Alan Taylor (Credit Booms Gone Bust, 1870-2008) est donc bien moins inflammable qu’alors. De plus, sous la pression réglementaire, les banques ont accru le volume et la qualité de leur capital, et leurs bilans ont été largement nettoyés des actifs douteux. Enfin, l’accès à la liquidité via les banques centrales est garanti selon des mécanismes bien huilés complétés le cas échéant par de nouveaux canaux nés de l’imagination féconde des banquiers centraux.
Du risque de marché au risque de défiance… et aux autres risques
Les chutes de la Silicon Valley Bank et du Crédit Suisse ont rappelé que le risque de panique ne peut cependant pas être éliminé. La crise mondiale de 2008 et celle de la zone euro en 2012 avaient forgé l’idée que le principal danger est du côté des marchés, qu’il faut donc rassurer à tout prix. Les tribulations californienne et suisse nous signalent que la panique peut toujours gagner les clients des banques. Elles montrent que les superviseurs restent faillibles, aussi bien aux États-Unis qu’en Suisse. Mais dans les deux cas, on sait comment enrayer la contagion, en utilisant des moyens qui peuvent même paraitre disproportionnés après coup. En un mot, le risque systémique de type 2008 continue de paraître faible.
Et à trop se focaliser sur le parallèle avec 2008, on risque d’ignorer les autres risques, y compris dans le secteur financier. Tentons d’en énumérer certains, sans chercher à les classer par ordre de gravité.
1. La hausse des taux d’intérêt passée risque de toucher d’autres acteurs financiers ou non-financiers fragiles et exposés au risque de taux. Même si les taux d’intérêt à long terme ont baissé du fait des anticipations de marché d’assouplissements monétaires, il est peu probable qu’on revienne au niveau de 2020. Or si la re-réglementation financière a permis de mieux se protéger contre les risques d’illiquidité ou de crédit, elle n’était pas destinée à contenir ceux qu’entraîne une remontée des taux. Comme on le dit souvent, la réglementation vise à prévenir la dernière crise, pas la prochaine. On peut craindre que la vulnérabilité d’autres acteurs n’apparaisse au grand jour dans les mois qui viennent. Eurovita, une petite compagnie d’assurance-vie italienne qui fit faillite début février, pourrait être le canari dans la mine. En France, la dette des entreprises, à 164% du PIB contre 109% pour la zone euro et 79% aux Etats-Unis, est préoccupante.
2. Attention au bras de fer entre banques centrales et marchés
Les marchés anticipent dans les mois à venir une baisse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale et de la BCE. Si les banques centrales n’infléchissaient pas leurs politiques à court terme, la chute des marchés et la contraction du crédit causée par la baisse du capital des banques provoqueraient un fort resserrement des conditions financières menant tout droit à la récession. Inversement, si les banques centrales lâchaient prise pour revenir aux politiques monétaires de 2021, l’inflation risquerait de repartir de plus belle et de s’enraciner dans les relations économiques, ce qui conduirait tôt ou tard à un revirement monétaire bien plus brutal et une récession encore plus profonde.
Comment sortir du piège ? Ne pas transiger sur la lutte contre l’inflation, se montrer opportuniste sur le calendrier des décisions, mais aussi être prêt à ouvrir et fermer le robinet des liquidités de façon à ce que marchés et banques continent à financer l’économie. Cela demande pragmatisme et technicité, qualités dont les banques centrales sont bien pourvues. Notons cependant que refermer le robinet est aussi important que l’ouvrir, mais politiquement plus difficile. Or, ne pas le faire est le meilleur moyen de revenir sur le chemin des bulles financières, lesquelles, on le sait, ont vocation à éclater.
3. Et l’inflation ?
À court terme l’inflation va s’assagir, car le resserrement des conditions financières va peser sur la demande. Mais à moyen terme, elle pourrait se révéler coriace : durant les décennies de désinflation, les entreprises s’abstenaient de relever leurs prix, et les syndicats se montraient modestes dans leurs revendications salariales. Le jeu a vite changé, aussi bien du côté des prix que des salaires, comme le montre l’augmentation de +8,5% qu’IG Metall vient de gagner en Allemagne. Pour faire revenir l’inflation à 2% par des moyens strictement monétaires, il n’y a pas d’autre solution que de relever les taux jusqu’à ce que la demande ralentisse, ce qui est politiquement délicat et nous ramène au dilemme précédent.
Il existe pourtant des moyens non monétaires de réduire l’inflation, en agissant sur la demande ou sur l’offre.
En ralentissant la demande, des politiques budgétaires plus rigoureuses relâcheraient la pression sur les banques centrales en présentant l’avantage de pouvoir être bien plus ciblées que ne peut l’être la politique monétaire. Et, puisque l’inflation provient tout autant d’un excès de demande que d’une insuffisance de l’offre, agir sur cette dernière permettrait de la calmer sans les inconvénients d’un ralentissement économique provoqué. La cheffe économiste du FMI, Gita Gopinath, rappelle à ce sujet que les obstacles croissants au commerce international ne font qu’ajouter aux pressions inflationnistes. Pour les économies où le marché du travail est le plus tendu – c’est le cas des Etats-Unis – une politique d’immigration fluide et pragmatique peut avoir des effets anti-inflationnistes rapides et durables, en augmentant l’offre dans les secteurs très contraints comme le transport et les soins. Enfin, accélérer les investissements pour la production d’énergie bas carbone est désinflationniste, en réduisant la demande d’hydrocarbures.
Nous voilà apparemment bien loin de la crise bancaire, mais en économie tout se tient. C’est probablement pour avoir trop tardé à engager la lutte contre l’inflation que les banques centrales ont involontairement fragilisé le système bancaire, la rapidité de la hausse des taux ne laissant guère de marge d’adaptation aux institutions financières exposées au risque de taux. Les politiques budgétaires restées expansionnistes en 2022 ont également leur part de responsabilité, puisqu’elles ont relevé le niveau de taux d’intérêt à atteindre pour fléchir l’inflation. De même, les restrictions sur les flux migratoires aux États-Unis et les interminables discussion sur la « taxonomie verte » européenne ont inhibé des forces désinflationnistes et, en causant une plus forte hausse de taux d’intérêt qu’il n’était nécessaire, contribué au risque bancaire.
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