Napoléon et Poutine ou la diplomatie de l’épée edit
La situation actuelle de Poutine dans la guerre en Ukraine me paraît présenter des points communs avec celle de Napoléon après la bataille de Leipzig en octobre 1813. Certes, les différences sont importantes et je commencerai par elles pour relativiser la portée des ressemblances.
En 1813, l’Europe entière était engagée militairement sur le terrain dans le combat commun contre la France. Entre Napoléon et l’Europe monarchique, il devait y avoir, au terme de la guerre, un perdant. Chacun y engageait toutes ses forces. Aujourd’hui, les alliés de l’Ukraine n’ont pas déclaré la guerre à la Russie et leurs forces armées ne sont pas engagées contre elle. L’armée ukrainienne est seule sur le terrain pour tenter d’arrêter l’invasion russe et les armées russes sont plus nombreuses que celles de Napoléon qui se battaient à un contre dix pendant la campagne de 1814. Si, après Leipzig, la défaite de Napoléon était déjà certaine, celle de la Poutine est loin de l’être aujourd’hui et l’on imagine mal que les armées occidentales occupent un jour les terres russes. Pour l’instant, ce sont les armées russes qui occupent une partie du territoire ukrainien. Mais, à l’inverse, on imagine mal Poutine se lancer comme Napoléon à la conquête de l’Europe. Il ne s’agit donc pas pour l’instant d’une guerre totale entre Poutine et l’Occident.
L’armement des troupes russes est supérieur à celui de l’armée ukrainienne et la Russie, contrairement à la France de 1813, n’est pas isolée. Elle est largement approvisionnée en armement par de nombreux alliés. Quant aux pays européens, leurs productions d’armements et leurs livraisons d’armes à l’Ukraine sont limitées.
La coalition contre Napoléon était très soudée en 1814-1815 et les régimes des pays engagés n’avaient pas à tenir compte de leurs opinions publiques pour maintenir jusqu’au bout cet engagement. Aujourd’hui, il existe un danger réel de lassitude des opinions publiques dans les pays occidentaux. En outre, l’éventuelle élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en novembre prochain pourrait modifier profondément la donne. Poutine est en mesure de mobiliser sa population et son économie autant et aussi longtemps qu’il le voudra. La Russie possède l’arme atomique ce qui n’était pas le cas de Napoléon ! Enfin, l’Empereur était un génie ce que n’est pas Poutine… Dans ces conditions comparer la situation de la Russie aujourd’hui à celle de Napoléon à la fin de l’année 1813 peut paraître une gageure. Je souhaite néanmoins développer cette comparaison.
À Dresde, le 26 juin 1813, à la veille de la bataille de Leipzig, Metternich, le ministre des Affaires étrangères de l’empire autrichien, tente une médiation avec Napoléon, alors que l’étoile de ce dernier a beaucoup pâli après le désastre russe et l’échec espagnol. Il a encore, à ce moment-là, le choix entre une négociation véritable, qui ne pourrait, il est vrai, que déboucher sur des compromis très défavorables, et la poursuite d’une guerre de plus en plus hasardeuse et coûteuse. Il refuse pourtant toute négociation. Le déroulement de cette entrevue a été narré de manière passionnante par Günther Müchler[1]. Au cours de cette entrevue, les visions respectives de Metternich et de Napoléon s’affrontent sans qu’aucun terrain d’entente ne puisse être trouvé. Bonaparte questionne ainsi Metternich : « Eh bien, qu’entendez-vous par paix ? Quelles sont vos conditions ? Voulez-vous me dépouiller, voulez-vous l’Italie, le Brabant, la Lorraine ? Je ne céderai pas un pouce de terrain : je fais la paix au statu quo ante bellum. » Metternich est très clair dans sa réponse : « Il y a incompatibilité entre l’Europe et les plans que vous avez poursuivis jusqu’à présent. Il faut la paix au monde ; pour assurer cette paix vous devez rentrer dans des limites de puissance compatibles avec le repos général ou bien vous succomberez dans la lutte. Vous pouvez faire la paix aujourd’hui, demain vous ne le pourrez plus. (…) Vos traités ne furent jamais que des trêves, les revers comme les succès vous poussent à la guerre. » Napoléon lui répond : « Eh bien, que veut-on de moi ? Que je me déshonore ? Jamais ! Je saurai mourir, mais jamais je ne cède un pouce de terrain. » Tout se jouerait donc à nouveau sur le champ de bataille.
Poutine, comme Napoléon, n’a jamais envisagé de négocier. « Il y aura une paix, a-t-il déclaré le 14 décembre dernier, quand nous atteindrons nos objectifs que vous avez mentionnés. Revenons-y, ils n’ont pas changé. Laissez-moi vous rappeler comment nous les avons formulés : dénazification, démilitarisation et un statut de neutralité pour l’Ukraine. » Il poursuit : la dénazification reste « pertinente » ; « quant à la démilitarisation, s’ils ne veulent pas d’un accord, nous recourrons à d’autres moyens, y compris militaires. » Comme le rappelle Gilles Andréani sur Telos (8 février), « aucune offre en ce sens n’est jamais sortie de la bouche de Vladimir Poutine, pas même le mot de “cessez-le-feu” qui serait pourtant à l’avantage des Russes compte-tenu du terrain gagné sur l’Ukraine depuis février 2022 ».
Chez les deux hommes les mêmes raisons expliquent le refus de négocier. La guerre contre l’Ukraine est d’abord la guerre de Poutine comme la guerre contre la Russie était d’abord la guerre de Napoléon. La perdre ou même seulement ne pas la gagner signerait l’échec des ambitions militaires des deux hommes et la mise en péril de leur régime. Accepter des compromis au terme de négociations serait admettre que leurs objectifs ne peuvent être atteints. Talleyrand, alors son ministre des Affaires étrangères, avait compris dès après Austerlitz que Napoléon ne serait jamais prêt à passer avec les pays vaincus de véritables compromis permettant de rétablir un ordre international stable. C’est la raison pour laquelle il finirait par le trahir. Il qualifiait la diplomatie de l’Empereur de « diplomatie de l’épée », c’est-à-dire, en réalité, qu’il n’y avait pas de diplomatie napoléonienne. Talleyrand souhaitait établir un équilibre durable entre les grands pays européens. Il put mettre ses idées en pratique après la chute de l’Empire lors de sa participation comme représentant de la France au Congrès de Vienne qui assura pour une longue période la paix en Europe. Napoléon, lui, avait adopté une stratégie impériale et non nationale. Un empire n’a pas de frontières stables. Les territoires conquis devaient être intégrés dans son empire en expansion constante. Instaurer une paix durable ne l’intéressait pas. La volonté des peuples n’entrait pas dans ses analyses. Une telle erreur lui fut fatale, notamment en Espagne, en Prusse et en Russie. La stratégie de Poutine est similaire. La nation ukrainienne n’existe pas et n’existera pas. La reconstitution de l’empire soviétique demeure son seul objectif. D’où l’annexion progressive de la Biélorussie, ses menaces sur la Moldavie et la Géorgie et l’affirmation selon laquelle « la Russie est le seul garant de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. » « S’ils veulent négocier, qu’ils le fassent, a-t-il déclaré. Mais nous ne le ferons que sur la base de nos intérêts. »
Il a fallu du temps pour que les dirigeants des pays européens, écrasés par les armées napoléoniennes et qui n’avaient jamais cessé dans le passé de se battre entre eux, réalisent enfin que Napoléon n’était pas un ennemi ordinaire avec lequel l’on pouvait signer des traités durables. L’erreur majeure de Napoléon fut d’avoir ligué contre lui toute l’Europe. Il avait fini par convaincre les classes politiques européennes qu’il n’y avait d’autre solution que de l’abattre. Ainsi, dans une lettre à l’empereur d’Autriche datée du 10 août 1809, Metternich écrivait : « Mon appréciation sur le fond des projets et des plans de Napoléon n’a jamais varié. Ce but monstrueux, qui consiste dans l’asservissement du continent sous la domination d’un seul a été, est encore le sien. » Cette conclusion, toute l’Europe avait fini par la tirer. Elle n’affrontait plus désormais Napoléon comme un adversaire ordinaire mais comme un être trompeur, sans moralité, auquel on ne pouvait accorder aucune confiance ; un être nuisible qui n’obéissait à aucune règle et ne respectait aucun code ; un être purement égoïste, un aventurier dangereux, un despote qui ne laisserait jamais l’Europe en paix. « Ses succès, écrirait Talleyrand dans ses mémoires, l’avaient tellement aveuglé qu’il ne voyait pas qu’en poussant à l’extrême le système politique dans lequel il s’était follement engagé, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, il lasserait les Français aussi bien que les nations étrangères et forcerait les uns et les autres à chercher en dehors de lui des garanties qui pussent assurer la paix générale et, pour les Français, la jouissance de leurs droits civils. »
Poutine a fini, lui aussi, par mobiliser contre lui toute l’Europe ou presque, ainsi que les autres pays démocratiques attachés au respect d’un ordre international stable. L’ONU a condamné l’invasion de l’Ukraine et le non-respect des frontières établies et reconnues. L’Occident s’est finalement convaincu que Poutine n’est pas un dirigeant ordinaire, qu’il est dangereux et doit être stoppé. On entend moins souvent aujourd’hui qu’il y a un ou deux ans les voix qui appelaient à une politique réaliste consistant à négocier avec Poutine. Chacun ou presque a compris que le dessein du despote russe est de liquider purement et simplement l’Ukraine comme nation, comme pays, comme culture. Ses voisins, baltes, polonais, moldaves, géorgiens, finlandais, norvégiens sont profondément inquiets et la Finlande et la Suède, vieux pays neutres, ont fini par adhérer à l’OTAN, sorte de nouvelle Sainte-Alliance, face à l’envahisseur russe. L’Europe réarme désormais, quoiqu’encore insuffisamment et trop tardivement, et l’unité européenne paraît solide au niveau des gouvernements et des institutions de l’Union européenne. La mort d’Alexeï Navalny, dont, aux yeux de tous, Poutine porte l’entière et directe responsabilité, ne peut qu’accélérer ce mouvement.
Dans une interview récente au Figaro, Andris Spruds, le ministre de la Défense de Lettonie, a des accents comparables à ceux des dirigeants de la Sainte-Alliance, en formation en 1813 et réalisée après les Cent-Jours : « Pour la Lettonie, le combat des Ukrainiens n’est pas seulement un combat pour l’Ukraine, mais pour nous tous, pour les valeurs européennes, pour l’ordre international légal. Si on en vient à une forme de jungle sans règles où la force, le pouvoir et les armes décident du sort des nations, ce sera très dangereux pour tout le monde. Il faut ajouter à cela la nécessité de punir l’agresseur, et le concept stratégique de l’Otan nomme clairement la Russie comme l’agresseur et affirme qu’elle est un danger existentiel pour l’Alliance. Cela signifie qu’une politique d’endiguement doit à nouveau prévaloir. De manière générale, s’est imposée l’idée qu’il s’agit d’un événement historiquement décisif, qu’il ne peut y avoir de place pour la complaisance et qu’il faut absolument relancer nos industries de défense. » Il ajoute : « Si vous regardez l’histoire, ce type d’invasion se termine rarement bien, menant à des périodes de révoltes et de troubles en terre russe. En pariant sur la guerre, Poutine a déclenché en Russie un processus d’autodestruction, dont le pays finira par accoucher. L’acharnement sur l’Ukraine montre à quel point le passé impérial fait partie de l’ADN russe. C’est son malheur, car au lieu de développer son potentiel, elle détruit son environnement, ses voisins et elle-même. »
Poutine est devenu ainsi aux yeux des Européens un paria comme l’était Napoléon à la fin de son règne. Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, impossible à prévoir aujourd’hui, la Russie s’est isolée du continent européen et une défaite de l’Ukraine ne changerait rien à cette situation. Seule la fin politique de Poutine pourrait mettre un terme à cette rupture historique. Poutine ne perdra peut-être pas la bataille en Ukraine mais il ne peut que perdre la guerre qu’il a publiquement déclarée à l’Occident. L’avoir déclarée est le signe d’une perte du sens des réalités comme l’avait été, pour Napoléon, l’invasion de la Russie, que pourtant ses plus proches et fidèles collaborateurs, tel Cambacérès, le numéro deux du régime, lui avaient fortement déconseillée. Mais le mépris des deux dictateurs pour leur adversaire les empêchait d’écouter les conseils avisés.
Le temps joue-t-il vraiment pour les Russes ?
« Il faut, écrit Gilles Andréani, se mettre du point de vue des Russes et de Vladimir Poutine pour se demander si la prolongation de la guerre sert autant leurs intérêts qu’on le dit généralement. Ce n’est pas si sûr. » Le dictateur russe se trouve confronté en effet aux mêmes difficultés que Napoléon et d’abord aux problèmes de recrutement pour son armée. l’organisation de la conscription était devenue pour l’Empereur la principale préoccupation. Il exigeait la fourniture de conscrits en proportion croissante. L’effectif total appelé sous l’Empire fut de deux millions et demi d’hommes et les pertes d’un million d’hommes. L’efficacité de la conscription fut accrue par la multiplication des mesures coercitives, au fur et à mesure que les besoins en hommes s’accroissaient. Dans ses souvenirs, le chancelier Pasquier, à l’époque préfet de police à Paris, écrivait : « Jamais on n’a demandé à aucune nation de se laisser ainsi volontairement conduire en masse à la boucherie. » À la fin de l’Empire, les colonnes mobiles parcouraient le pays en tous sens pour débusquer les insoumis. Alain Forrest écrit qu’« en France comme en Europe, la conscription provoque plus de troubles que les problèmes de ravitaillement et de fiscalité et incite moins à une ouverture et à une acceptation de l’État moderne qu’à un repli sur les archaïsmes provinciaux ». N’est-ce pas ce qui arrive à Poutine, obligé de recruter ses soldats dans les prisons, recrutement qui d’ailleurs se tarit ? L’armée russe a perdu plus de deux centaines de milliers de morts et blessés et, comme sous Napoléon, la conscription se fait toujours plus brutale tandis que la société est militarisée, le peuple tout entier étant mis de force au service de la machine de guerre. « Si muselée qu’elle soit, écrit encore Gilles Andréani, l’opinion russe existe et finira par s’interroger sur ce résultat monstrueux et sur l’impasse où se retrouve la Russie dans cette guerre. Poutine a voulu cette guerre : il est comptable devant les Russes de ses résultats, et il n’est pas sûr qu’il puisse indéfiniment déguiser aux Russes le bilan, au fond lamentable, de cette aventure. »
Toutes ces ressemblances entre Napoléon et Poutine ne suffisent évidemment pas à affirmer qu’au bout du compte l’Occident sauvera l’Ukraine. Il demeure en effet une différence essentielle entre le Napoléon de 1813 et le Poutine d’aujourd’hui qu’il me faut répéter : le premier était alors totalement isolé face à ses adversaires unis et déterminés. Poutine, lui, peut espérer que son allié le plus important, Donald Trump, sera élu en novembre président des États-Unis. Celui-ci vient de rapporter un échange qu’il avait eu avec le dirigeant d’un pays européen (la Lituanie, précise Paul Krugman dans le NewYork Times), qui lui avait demandé si les États-Unis défendraient son pays contre une attaque des Russes s’il n’avait pas augmenté ses dépenses militaires. Réponse de Trump : « Non, je ne vous protégerais pas. En fait je les encouragerais [les Russes] à faire tout ce qu’ils veulent. » À elle seule, cette différence entre les deux situations rend l’avenir très incertain.
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[1] Günter Müchler, Napoléon et Metternich, France-Empire, 2013. Cité in Gérard Grunberg, Napoléon Bonaparte, le noir génie, CNRS Éditions, 2015.