Boris Nadejdine et les leçons d’une campagne interrompue edit
L’éviction, sans surprise, de Boris Nadejdine de l’élection présidentielle russe est riche d’enseignements, tant sur les calculs du Kremlin que sur l’état d’esprit de la population, moins monolithique qu’on ne le dit souvent.
Boris Nadejdine est né à Tachkent en 1963, sa famille s’est établie peu après dans la région de Moscou en 1969. Après des études juridiques et scientifiques, il s’oriente vers le secteur de la recherche et de l’enseignement. De 1997 à 1999, il travaille auprès de Boris Nemtsov, vice-Premier ministre (qui sera assassiné en 2015), puis de Sergueï Kirienko, pendant la brève période pendant laquelle celui-ci est à la tête du gouvernement. En 1999, il rejoint l’Administration présidentielle, avant de siéger à la Douma (1999-2003). Après plusieurs tentatives infructueuses pour être réélu à la Chambre basse du Parlement russe, il poursuit une carrière d’élu local dans la région de Moscou. Parallèlement à ses activités politiques, il est fréquemment invité sur les plateaux de télévision des chaînes publiques en faisant entendre une voix plus libérale, et ce jusqu’en mai 2023, quand il déclare que, « sous le régime politique actuel, nous n’avons aucune chance de revenir en Europe. Il nous faut élire une nouvelle direction du pays ». Fin octobre 2023, il annonce son intention de briguer la présidence de l’État et, en décembre, rejoint une petite formation, « Initiative citoyenne », qui en fait son candidat. Ces derniers mois, Boris Nadejdine hausse le ton envers le régime, il dénonce « l’opération militaire spéciale en Ukraine » en la qualifiant d’ « erreur fatale », il souligne qu’ « aucun de ses objectifs n’avait été atteint », se prononce en faveur de négociations avec Kiev (sans évoquer la question du retrait des forces russes), fustige le retour à « l’obscurantisme » et promet la libération des prisonniers politiques. Ces prises de position lui valent des accusations de « trahison » de la part des propagandistes du régime comme Vladimir Soloviev, qui dénonce aussi le soutien dont il bénéficie de la part de l’opposition démocratique « non systémique », dont une partie (Mikhaïl Khodorkovski et des proches d’Alexeï Navalny comme Lioubov Sobol) appuie effectivement sa candidature, alors que d’autres de ses représentants voient dans son initiative une caution apportée au régime.
Selon les règles électorales en vigueur, les candidats des partis représentés à la Douma peuvent présenter des candidats sans autre formalité. Les formations qui ne disposent pas de députés à la chambre basse doivent réunir, dans un délai d’un mois, 100 000 signatures, recueillies dans 40 sujets de la Fédération au minimum. Le code électoral russe s’apparente à une véritable course d’obstacles, dans un pays aussi vaste la collecte de ces signatures nécessite d’importants moyens et l’expérience montre que la Commission électorale centrale (CEC), qui valide les différentes étapes de l’organisation du scrutin, utilise ces règles très strictes pour écarter les candidats jugés politiquement inopportuns. La journaliste Ekaterina Dountseva qui, à l’automne dernier, avait annoncé son intention de se présenter en tant que candidate indépendante et pris position contre la guerre en Ukraine, est exclue en décembre 2023 de la compétition par la CEC, qui considère que le « groupe de soutien » qu’elle a constitué – première étape du processus – ne répond pas aux règles électorales. Boris Nadejdine peut quant à lui rassembler 100 000 signatures en trois semaines, et le 31 janvier, à l’expiration de l’échéance fixée par la CEC, le candidat d’ « Initiative citoyenne » dispose d’environ 200 000 signatures ; il lui en remet environ 105 000, considérées comme les moins susceptibles d’être rejetées. La Commission conteste néanmoins la validité de 15% de ces formulaires, étant entendu que, selon la législation, le candidat est disqualifié si le taux de rejet est supérieur à 5%. Le 8 février, la Commission électorale centrale valide environ 95 000 signatures et refuse d’enregistrer la candidature de Boris Nadejdine, qui annonce son intention de se pourvoir devant la Cour suprême, démarche qui a toutes les chances de s’avérer vaine.
Alors que la totalité du processus est étroitement contrôlée par le Kremlin, la participation d’une personnalité « libérale », censée illustrer un certain pluralisme politique a été tolérée, voire encouragée par l’Administration présidentielle dans les derniers scrutins. Ainsi, en 2012, l’homme d’affaires Mikhaïl Prokhorov et, en 2018, la journaliste Xenia Sobtchak sont entrés dans la compétition, mais n’ont obtenu que des scores résiduels, autour d’un pour cent des suffrages. Il a pu arriver aussi que le Kremlin se méprenne sur les réactions de l’opinion russe. En 2011-12, le retour de Vladimir Poutine au Kremlin, après l’intermède Medvedev, et les fraudes électorales provoquent des manifestations très importantes, qui accélèrent le « tournant conservateur » et autoritaire du régime. En 2013, Alexeï Navalny crée la surprise en obtenant 27% des voix lors de l’élection du maire de Moscou, Sergueï Sobyanine n’est réélu qu’avec une courte majorité de 52%. La trajectoire d’Evgeni Prigojine, longtemps très proche de Vladimir Poutine, et qui tente de marcher sur Moscou en 2023, illustre aussi les erreurs de jugement du Kremlin. Aussi, peu après, Igor Strelkov, l’une des figures les plus connues du courant ultra-nationaliste, qui avait lui aussi fait part de son intention d’être candidat à l’élection présidentielle, est arrêté, puis condamné à quatre ans de prison. L’exemple de la Biélorussie, où Svetlana Tikhanovskaïa peut se présenter à l’élection présidentielle du 9 août 2020 pour se substituer à son mari emprisonné et fait vaciller le pouvoir d’Alexandre Loukachenko, manifeste cette difficulté des pouvoirs autoritaires à appréhender l’état d’esprit réel de leur population. Tout comme Boris Nadejdine, Svetlana Tikhanovskaïa recueille un grand nombre de signatures, alors qu’elle ne bénéficiait d’aucune notoriété, elle en vient à incarner les aspirations au changement d’une grande partie de l’électorat biélorusse, déterminée à obtenir le départ de Loukachenko, au pouvoir depuis 1994. Le régime de Minsk doit alors recourir à des manipulations massives du scrutin et à une répression de grande ampleur. C’est au lendemain de l’élection présidentielle biélorusse qu’Alexeï Navalny est victime, le 20 août à Tomsk, d’une tentative d’empoisonnement au novitchok, qui suscite en Russie des manifestations et un courant de sympathie à son égard, ce qui conduit le Kremlin à accentuer encore la lutte contre l’opposition libérale et à la criminaliser.
Comme ce fut le cas lors des précédents scrutins, Sergueï Kirienko, chargé des élections à l’Administration présidentielle, était à la recherche d’un candidat en mesure d’apporter une note pluraliste au scrutin présidentiel afin de lui conférer une certaine crédibilité, de mobiliser les électeurs, tout en faisant apparaître la faiblesse de la mouvance libérale et pro-occidentale. Le Kremlin a pu croire que Boris Nadejdine, en raison de son parcours au sein du système et de ses liens passés avec Sergueï Kirienko, présentait moins de risques qu’Ekaterina Dountseva, personnalité largement inconnue, qui a surgi subitement dans le paysage politique. Critique à l’égard du pouvoir, Boris Nadejdine veille toutefois à respecter ses « lignes rouges » et à ne pas tomber sous le coup d’une législation particulièrement répressive, qui proscrit l’emploi du mot « guerre » à propos de l’Ukraine, punit la « discréditation » de l’armée, la diffusion de « fausses nouvelles », ainsi que les actions et les appels visant à « aliéner une partie du territoire de la Fédération de Russie » (ajout constitutionnel de 2020). Il apparaît rapidement que Boris Nadejdine bénéficie d’une dynamique inattendue dans la population, de longues files d’attente se forment près des locaux où ses équipes collectent les signatures, images qui font le tour des réseaux sociaux. Fin janvier, certains sondages le créditent de 10% des intentions de vote, ce qui le place en seconde position, devant les candidats des partis représentés à la Douma. Le score de 11,8% obtenu en 2018 par Pavel Groudinine, le candidat communiste, n’était pas problématique, s’agissant du représentant d’un « parti systémique », allié au pouvoir. Un résultat comparable obtenu par un candidat ouvertement critique de Vladimir Poutine et de la guerre en Ukraine est une perspective difficilement acceptable pour ces formations, mais aussi pour le Kremlin, car il mettrait en cause la représentativité des « partis systémiques » et du système politique actuel. En outre, l’objectif de Vladimir Poutine à cette élection – 80% des suffrages – aurait pu être manqué en raison d’un bon score de Boris Nadejdine. Face au dilemme auquel il était confronté – donner de la légitimité au scrutin mais prendre le risque de créer une dynamique dangereuse pour le système – le choix opéré par le Kremlin n’est pas surprenant, d’autant que, outre les méthodes éprouvées permettant d’obtenir le résultat recherché [i], il dispose avec l’introduction du vote électronique et l’étalement du scrutin sur trois jours de nouveaux instruments pour manipuler la volonté des électeurs.
L’écho obtenu par Boris Nadejdine montre que l’exode qui a conduit plusieurs centaines de milliers de ses compatriotes à l’étranger n’a pas asséché la mouvance démocratique et qu’une opposition sourde à la guerre existe toujours, contrairement à ce que tente de faire croire le discours officiel, qui propage l’image d’un peuple uni derrière son chef face à un Occident hostile. Pour tous ceux qui éprouvent une lassitude par rapport à la guerre, qui aspirent à un changement politique et qui sont prêts à utiliser chaque opportunité pour exprimer leur désaccord avec la ligne officielle, l’option Boris Nadejdine pouvait apparaître crédible, comme une manière légale d’exprimer leur point de vue, étant entendu que, depuis le 24 février 2022, les limites de ce qui est toléré par le régime ne sont plus aussi claires qu’auparavant. Bien qu’elles doivent être accueillies avec prudence, compte tenu du climat d’intimidation qui prévaut aujourd’hui en Russie, une enquête du centre Levada, réalisée fin 2023, donne un éclairage intéressant sur l’état de l’opinion russe [ii]. Une courte majorité de 52% (60% parmi les 18-24 ans) se déclare favorable aujourd’hui à des négociations de paix, cette part est inversement proportionnelle à l’âge des personnes interrogées (48% des 55 ans et plus y sont hostiles). Contrairement à une idée reçue, ce sont les personnes ayant un niveau d’éducation modeste et les habitants des campagnes qui sont les premiers à plébisciter ces pourparlers, alors que 56% des Moscovites se déclarent partisans de la poursuite des opérations militaires. 66% des personnes interrogées jugent aussi que la Russie « paie un prix trop élevé » pour son opération militaire en Ukraine (82% étaient de cet avis en juillet 2023), en outre 22% des sondés (24% en janvier 2023, 28% en septembre 2023) estiment que « l’opération militaire spéciale » a été une « erreur ». Une proportion non négligeable de 31% des Russes interrogés par le centre Levada se reconnait une forme de responsabilité personnelle dans la mort de civils et dans les destructions en Ukraine, ce qui n’est pas le cas pour 62% des personnes interrogées, pourcentages assez stables depuis avril 2022. Enfin, l’opinion russe est partagée à égalité (44% - 44%) sur les risques d’escalade du conflit avec l’OTAN.
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[i] Bernard Chappedelaine, « Les élections en Russie, mode d’emploi », Telos, 19 septembre 2023.
[ii] « Le conflit avec l’Ukraine : évaluations fin 2023 – début 2024 » (en russe), Centre Levada, 6 février 2024