Etats-Unis: la bataille perdue du droit à l’avortement edit
La Cour suprême doit rendre avant ses vacances d’été un arrêt sur la légalité du droit à l’avortement, suite à de nombreux recours remettant en cause le célèbre arrêt Roe v. Wade de 1973 qui avait légalisé l’avortement aux Etats-Unis. Une fuite dans les médias d’un document préparatoire élaboré par le juge Samuel Alito donne à penser que Roe v. Wade sera annulé par la majorité conservatrice de la Cour. Cette décision d’une grande importance ne suscite pourtant pas de réactions massives de l’opinion et notamment des organisations féministes, et elle ne jouera probablement aucun rôle lors des primaires de novembre prochain. Le débat sur le droit à l’avortement illustre bien la complexité de la situation d’un pays partagé entre un courant conservateur minoritaire mais de plus en plus agressif et un libéralisme politique majoritaire mais profondément divisé.
Cette situation paradoxale pour les Européens s’explique en partie par l’histoire et se reflète dans les dernières enquêtes d’opinion.
Le poids de l’histoire
Dans un récent article de la New York Review of Books, Sue Halpern rappelle le contexte historique de la bataille contre le droit à l’avortement. Elle souligne que Roe v. Wade n’a pas suscité de polémique au départ, y compris dans le camp républicain. Ronald Reagan, quand il était gouverneur de Californie, avait signé en 1967 une loi très libérale sur ce sujet. Ce n’est qu’à partir de 1975 que les dirigeants évangélistes qui souhaitaient bénéficier du soutien de la droite républicaine en firent leur principal argument de combat contre le supposé laxisme moral des Démocrates. Il semble qu’ils adoptèrent cette position pour des raisons tactiques. Il était désormais impossible de mobiliser leurs électeurs sur des thèmes racistes, favorables à l’exclusion des afro-américains. Ils remplacèrent ces sujets devenus embarrassants en raison de l’évolution des mentalités et de la loi par la bataille contre le droit à l’avortement qui avait l’avantage de souder de manière définitive au parti républicain le puissant mouvement évangélique du Sud. Dans ces conditions, à partir de 1980, la condamnation de l’arrêt Roe v. Wade devint un élément important des campagnes électorales républicaines et contribua, dès cette époque, à l’élection de Ronald Reagan.
Cette mobilisation religieuse fut confortée par l’appui de l’Eglise catholique qui, après avoir longtemps affronté l’hostilité des mouvements évangéliques, fit un front commun avec eux sur ce sujet. L’épiscopat multiplia les déclarations contre la légalisation et alla même jusqu’à menacer d’excommunication les parlementaires catholiques qui se prononçaient en faveur du droit à l’avortement. Il convient de rappeler à ce propos que six membres sur membres de la Cour Suprême sont aujourd’hui de confession catholique.
Il est frappant de constater qu’au cours des vingt dernières années et en dépit de campagnes électorales clivantes sur ce sujet de société, l’opinion publique américaine a peu varié et se résume à un soutien réservé au droit à l’avortement qualifié de pro choice contre les adversaires de ce droit, les pro life.
Un soutien réservé en faveur du droit à l’avortement
D’après une importante étude du Pew Center menée en mars dernier, 61% des personnes interrogées sont favorables à la légalisation. Il n’est pas surprenant que les pro choice soient majoritaires à 80% chez les Démocrates. Mais les pro life ne sont majoritaires qu’à 60% chez les Républicains. Cet appui est cependant nuancé en fonction des modalités de l’exercice de ce droit. 71% pensent que la légalisation doit être assortie de certaines conditions. Seules 19% des personnes interrogées sont pour la légalisation intégrale et 8% pour l’interdiction totale. Si on considère les résultats de l’enquête par classes d’âges, on constate que les pro life représentent une part importante des plus de 60 ans alors que les moins de 30 ans sont massivement pro choice.
Ces résultats, qui reflètent donc une forme de tolérance de l’opinion publique américaine pour le droit des femmes à disposer librement de leur corps, ne se traduisent pas sur le plan politique. Tout donne à penser que la bataille pour le droit universel à l’avortement est perdue pour les pro choice.
Ce paradoxe s’explique dans une large mesure par l’extrême diversité d’un pays qui n’a toujours pas surmonté la fracture Nord-Sud issue de la Guerre Civile et où la religion, bien qu’en déclin, exerce encore une influence importante sur les catégories les plus âgées de la population.
Depuis un an un certain nombre d’Etats, anticipant une décision favorable de la Cour Suprême, ont mis en route des lois destinées à réduire, voire à interdire totalement le droit à l’avortement. Si on examine leur place sur la carte du pays, on constate qu’il s’agit essentiellement d’Etats du Sud : Texas, Louisiane, Nebraska, Oklahoma, Floride. La quasi-totalité des Etats du Sud qui firent sécession en 1861 sont aujourd’hui en première ligne pour instaurer le pro life. Ce comportement s’explique dans une large mesure par l’influence des communautés évangéliques beaucoup plus présentes dans le Sud que dans les Etats du Nord ou de l’Ouest et qui dominent complétement le Parti républicain au pouvoir dans tous ces Etats. Quelles que soient ses préférences personnelles, un candidat de ce parti qui afficherait une position pro choice commettrait un suicide politique et ne passerait pas le stade de la primaire.
Certes, l’influence des évangéliques baisse dans la mesure où la population s’éloigne progressivement des différentes communautés religieuses mais cette évolution tarde à s’inscrire dans les résultats électoraux car les plus de 60 ans qui sont aussi les plus pratiquants votent beaucoup plus, à environ 60%, que les moins de 30 ans dont 30% seulement vont aux urnes. Comme aucun sondage ne laisse espérer des modifications dans la composition des assemblées d’Etat lors des midterm de novembre, il est aisé de prévoir qu’une vingtaine d’Etats contrôlés par les Républicains continueront à légiférer pour rendre impossible l’avortement. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, le pays sera coupé en deux, le Sud et une partie du Middle West s’opposant au Nord Est et à l’Ouest.
L’impuissance des Démocrates
Les observateurs européens ne manquent pas de s’étonner de la faiblesse des réactions des Démocrates et des mouvements féministes alors que la Cour Suprême n’a pas encore statué définitivement. Il est un fait qu’après la fuite dans les médias du document de travail du juge Alito, les manifestations dans les grandes villes du pays ont peu mobilisé et n’ont pas eu de suite, contrairement à des mouvements populaires récents autour de Metoo ou de Black lives matter.
La timidité des Démocrates est due dans une large mesure au fait qu’ils sont conscients que les préoccupations des électeurs sont ailleurs. Toutes les études d’opinion montrent que les prochaines élections se joueront sur le pouvoir d’achat, la poussée de la criminalité qui atteint des niveaux inconnus depuis dix ans et la crise migratoire. Au surplus la cote de popularité de Biden est au plus bas et le fait qu’il soit de confession catholique ne lui facilite pas la tâche compte tenu de la position intransigeante de l’Eglise. Dans ces conditions, il ne lui est guère possible d’imposer le point de vue de son parti.
La faible mobilisation des mouvements féministes tient sans doute à leur origine sociale et géographique. Ce sont des organisations surtout présentes dans les grandes métropoles et dans des Etats comme New York, la Californie ou le Massachussetts où les pro choice sont majoritaires, alors que l’interdiction de l’avortement dans le Sud affecte des femmes souvent très jeunes et d’origine modeste qui n’auront pas les moyens de se rendre dans un Etat où l’intervention est légale.
Le débat sur l’arrêt Roe v. Wade illustre une fois de plus les graves faiblesses du fonctionnement de la société américaine. La Cour Suprême va probablement prendre une décision contraire à ce que pense la majorité de l’opinion. Des factions religieuses de plus en plus minoritaires mais soutenues par des électeurs très motivés vont priver les femmes d’un droit essentiel dans un grand nombre d’Etats, au détriment des catégories les plus défavorisées de la population, notamment les afro-américains. Il est probable que les échéances électorales de novembre prochain et de 2024 ne permettront pas de mettre un terme à cette évolution préoccupante.
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