Amazon organise au grand jour la chasse aux réductions d’impôts edit
Que les États, les régions ou les villes soient placés par les grandes entreprises en situation de concurrence fiscale, on le savait. Mais voici qu’Amazon franchit une nouvelle étape en organisant sur la place publique une mise en concurrence pour le choix du lieu d’établissement de son second quartier général en Amérique du Nord. Cynisme ou transparence à saluer ? On est tenté de choisir la première réponse…
Toujours à la recherche de solutions leur permettant de payer moins d’impôts, les entreprises multinationales choisissent soigneusement le lieu de leurs implantations. En règle générale, elles sélectionnent quelques sites susceptibles de répondre à leurs besoins pour l’exercice de leur activité ; le gagnant est ensuite celui qui, en plus de satisfaire à ces critères, offre les impôts et charges sociales les moins lourds et/ou les subventions les plus élevées. Le 7 septembre dernier, Amazon, leader mondial du e-commerce localisé à Seattle, État de Washington, a inauguré une nouvelle façon de faire, via le lancement public d’un appel d’offres auprès des autres États de la Confédération et des provinces du Canada ainsi que des villes des deux pays, pour l’établissement d’un second quartier général. Et ce avec un franc succès puisqu’à la date limite de dépôt des dossiers, le 19 octobre, la firme avait reçu 238 propositions, qu’elle va étudier en vue d’effectuer une première sélection, probablement dans le courant du mois de décembre, et d’annoncer son choix final en 2018.
Entreprises et États à rôles inversés
D’ordinaire, ce sont plutôt les États et les collectivités locales qui lancent des appels d’offres auprès des entreprises pour recueillir leurs propositions lorsqu’il s’agit de construire une route, un pont ou une école. Cette fois, c’est une entreprise privée qui lance un appel d’offres (RFP ou Request For Proposals) auprès des institutions publiques. Ce renversement des rôles n’est pas passé inaperçu.
Loin de s’en émouvoir, les élus se sont prêtés au jeu avec un bel empressement. Il faut dire que les perspectives sont alléchantes. Il ne s’agit, ni plus ni moins, que de créer en dix ou quinze ans 50 000 emplois à plein temps pour des salariés rémunérés en moyenne au dessus de 100 000 dollars par an. L’entreprise investirait plus de cinq milliards et fait savoir que, selon ses estimations, chaque dollar qu’elle a investi à Seattle a généré 1,4 dollar supplémentaire au profit de l’économie locale. Les sept pages de l’appel d’offres contiennent des tableaux de nature à faire rêver n’importe quel maire ou gouverneur d’État sur les retombées directes et indirectes en emplois, revenus, nuits d’hôtel, etc. Pour les salariés du groupe, il faudrait dans un premier temps un équivalent de 46 000 mètres carrés de bureaux puis autant tous les dix-huit mois jusqu’à atteindre 740 000 mètres carrés environ à l’horizon 2027. À titre de comparaison, le site de la Défense, à Paris, c’est 180 000 salariés sur 3,5 millions de mètres carrés… mais avec plus de 500 entreprises.
La presse locale s’amuse beaucoup au spectacle de tous ces maires américains et canadiens faisant la danse du ventre devant le siège d’Amazon. C’est la ville de Tucson qui envoie à Seattle un cactus de plus de six mètres accompagné du message « Amazon peut grandir en Arizona ». C’est aussi Bill de Blasio, maire de New York, faisant illuminer les gratte-ciel emblématiques de la ville aux couleurs d’Amazon ou encore le maire de Kansas City qui achète mille articles sur Amazon et ajoute des commentaires vantant les mérites de sa ville sur le site de la firme.
Une course aux cadeaux de bienvenue
On pourrait multiplier les exemples mais tous ne font pas rire. Ainsi, la ville de Stonecrest, en Géorgie, serait prête à se séparer de 345 acres (près de 140 hectares) pour former une ville nouvelle qui s’appellerait Amazon. Plus grave encore, la course au moins-disant fiscal ou au mieux-disant en matière de cadeaux : la palme (dans ce que l'on sait, ce sujet restant généralement secret), revient au New Jersey qui serait prêt à accorder à Amazon sept milliards d’avantages fiscaux sur dix ans au cas où la firme choisirait Newark pour son implantation.
De tels cadeaux de bienvenue ne sont pas rares. En septembre dernier, l’État du Wisconsin a accordé pour troix milliards de dollars de cadeaux fiscaux et de primes à l’embauche au groupe taïwanais Foxconn, fournisseur d’Apple, pour qu’il investisse dix milliards dans une usine de fabrication d’écrans LCD. Cet accord, qui conduirait le Wisconsin à débourser entre 15 000$ et 19 000$ par an pour chaque emploi créé, a suscité des réactions parfois vives. Mais le cas d’Amazon est encore plus choquant, dans la mesure où la demande de mesures de faveur figure en toutes lettres dans le texte de l’appel d’offres et revient avec insistance à plusieurs reprises.
Dans ce texte, Amazon fait montre d’exigences que l’on peut considérer comme « normales », soit une aire métropolitaine d’au moins un million de personnes, formant un bassin d’emploi à la mesure de ses besoins ; d’infrastructures de transport adaptées ; d’un environnement culturel et universitaire de qualité, etc. En revanche, ce qui l’est moins, c’est la demande explicite de mesures incitatives de la part de la ville et de l’État (ou de la province pour le Canada), étant bien précisé que toute la gamme des cadeaux sera acceptée (crédits ou exemptions d’impôts, aides à l’emploi, réductions diverses sur des services) et que ces éléments joueront un rôle décisif dans la prise de décision.
Amazon réclame aussi des garanties : les postulants doivent préciser le degré de certitude avec lequel ils pourront tenir leurs promesses et les raisons pour lesquelles il pourrait y avoir un quelconque empêchement. Et si jamais les cadeaux fiscaux envisagés exigent une modification des textes en vigueur, il faut indiquer dans quels délais cette modification pourrait être réalisée. Mais, en contrepartie, la firme ne prend aucun engagement, ni sur le nombre d’emplois créés, ni sur leurs caractéristiques, pas plus que sur leur rémunération. Les chiffres avancés sont purement indicatifs !
Cette attitude n’est guère surprenante : Jeff Bezos, créateur et PDG d’Amazon, n’a jamais caché que le choix de Seattle pour l’implantation de son siège social, reposait sur la présence d’ingénieurs informatiques (c’est la ville de Bill Gates et de Microsoft), mais aussi sur des raisons fiscales : la législation fédérale oblige à taxer les ventes en ligne réalisées dans les États où l’on est physiquement présent, ce qui rendait judicieux l’implantation dans un petit État comme celui de Washington ; Amazon n’aurait pas eu intérêt à s’implanter dans un État peuplé comme celui de New York ou de Californie. Formé à Wall Street, Jeff Bezos est un battant qui croit surtout à l’initiative individuelle et se préoccupe d’efficacité sans trop d’états d’âme, ce qui lui est fréquemment reproché. À l’annonce de l’appel d’offres pour ce second quartier général, l’humoriste John Oliver, dans son émission satirique télévisée sur HBO, ne s’est pas privé de remarquer que le terme incentives (avantages, incitations) était répété 21 fois : « cela pourrait représenter des milliards de dollars qui ne seraient pas collectés pour des biens tels que des routes, des écoles ou des hôpitaux ». Cette critique a rencontré un large écho dans un pays où la dépense publique n’est pourtant pas considérée avec une très grande bienveillance.
Donald Trump a déjà épinglé le comportement fiscal du PDG d’Amazon en décembre 2015 dans l’un de ces tweets dont il a le secret : « Jeff Bezos a acquis le Washington Post qui perd une fortune, dans le but de préserver un bas niveau d’impôt à sa compagnie Amazon, qui ne gagne pas d’argent ». Mais le propos de celui qui n’était pas encore président des États-Unis aurait été plus crédible, à la fois si ce dernier ne nourrissait pas une hostilité bien connue envers la presse américaine et s’il était, lui-même, en situation de donner des leçons de vertu fiscale…
Des aides qui faussent le jeu économique
Dans certaines villes qui ont déposé un dossier de candidature, on a pu entendre d’autres critiques. Certaines portent sur le bien-fondé d’une démarche cherchant à attirer autant d’emplois d’un seul coup, au risque de provoquer des déséquilibres dans la cité : marginalisation croissante de la partie la plus pauvre de la population face à une telle concentration de hauts salaires ; tensions sur le marché de l’immobilier ; risque de saturation des équipements collectifs, comme cela est le cas à Seattle, selon les déclarations d’habitants rapportées par la presse. D’autres portent sur les conséquences économiques de l’aide qui sera ainsi offerte à un acteur déjà dominant dans le secteur de la distribution en ligne et qui élargit sans cesse le périmètre de ses activités. Ne risque-t-on pas de fausser la concurrence face à d’autres distributeurs en ligne plus modestes ou à d’autres distributeurs classiques déjà sur la défensive ? On peut noter que plusieurs villes – Dallas et Phoenix par exemple – proposent pour le futur site d’Amazon des centres commerciaux (malls) en mauvaise situation et déjà presque vidés de leur substance.
Cette préoccupation n’est pas strictement américaine. Elle s’est exprimée aussi en France, notamment quand Emmanuel Macron est venu inaugurer début octobre un nouveau site d’Amazon près d’Amiens, le cinquième en France et le plus important en attendant celui de Brétigny-sur-Orge qui doit ouvrir à l’automne 2018. Les communes concernées se félicitent évidemment des emplois ainsi créés, mais les spécialistes de la distribution font remarquer que, à chiffre d’affaires égal, les grandes surfaces emploient quatre ou cinq fois plus de salariés et que la concurrence n’est pas tout à fait loyale sur le plan fiscal. Les sites français d’Amazon sont en effet rattachés à une société située au Luxembourg, laquelle a fait l’objet en octobre dernier d’une demande de remboursement d’aides illégales de 250 millions d’euros de la part de Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence. Selon Mme Vestager, Amazon a pu payer quatre fois moins d’impôts que d’autres sociétés locales en raison d’avantages fiscaux illégaux qu’aurait accordés le Luxembourg.
Enfin, cet appel d’offres d’un nouveau genre peut être mis en relation avec d’autres faits d’actualité comme les paradise papers. Selon notre ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, l’évasion fiscale est une « attaque contre notre démocratie ». Et les déclarations en ce sens se multiplient dans beaucoup de pays. Ces propos auraient plus de force si, partout et à tous les échelons, les dirigeants politiques ne se montraient pas plus sensibles qu’il ne le faudrait aux exigences des entreprises. Mais il est vrai que le combat est loin d’être égal entre des multinationales qui peuvent faire miroiter la perspective de centaines ou de milliers d’emplois et des responsables locaux ou nationaux confrontés au douloureux problème du chômage. Compte tenu du poids pris par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ce problème continuera de se poser avec encore plus d’acuité dans les prochaines années.
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