Puissances émergentes, puissances gourmandes edit
L’Inde et le Brésil veulent jouer dans la cour des grands. Ils aspirent à obtenir un siège permanent dans un Conseil de Sécurité réformé. Pour eux la mondialisation est une occasion unique de faire coïncider puissance politique et puissance économique. Ils ont fait un pari politique sur la mondialisation, qu’il faut essayer de comprendre.
Ce pari est graduel et pragmatique. Il n’est pas pour autant moins remarquable sur les dernières années. En 1994, les exportations de ces deux pays dépassaient à peine 8% de leur PIB, ce qui faisait d’eux les grandes économies émergentes les plus fermées (en Chine, elles effleuraient 22% et au Mexique, 15%). Dix ans plus tard, les exportations des deux puissances émergentes dépassent 11% du PIB. Si le dragon chinois demeure hors d’atteinte (35% du PIB), le Mexique commence à apparaître dans la mire (28%). En 2005, les exportations brésiliennes ont atteint 120 milliards de dollars, et l’excédent commercial a frôlé les 45 milliards de dollars. En quinze ans, ce pays a réussi à augmenter son ratio d’ouverture commerciale de 10% à 25% du PIB. S’il demeure à la traîne, quand on le compare à la Chine (52% du PIB en 2004), au Mexique (80%) et même à l’Inde (30%), le réveil du Brésil en tant que puissance exportatrice attire l’attention en tant que grand héritage de Lula et de son ministre Furlan.
À cette ouverture commerciale répondent non seulement les investissements étrangers vers les deux pays (encore modestes en Inde, à peine 0,5% du PIB, mais significatifs au Brésil, 3% du PIB), mais aussi l’aspiration croissante des entreprises brésiliennes et indiennes à investir outre-mer. En 2004, l’investissement des entreprises brésiliennes à l’extérieur a atteint 9,5 milliards de dollars, un saut de 3700% par rapport à l’année précédente. Des entreprises comme Petrobras ont multiplié leurs incursions dans les pays voisins, alors que Gerdau, Embraer, Votorantim, CVRD ou Ambev sont allés au-delà, en investissant non seulement dans d’autres marchés émergents et diversifiant leur portefeuille industriel et financier vers les pays industrialisés.
Les entreprises indiennes accélèrent également leur processus de globalisation en investissant aux États-unis, en Australie, en Corée du Sud, au Brésil et en Europe – particulièrement en Angleterre où elles sont déjà le septième investisseur étranger. Le rachat d’un concurrent allemand pour 450 millions d’euros, début 2006, par le laboratoire indien Dr Reddy ne fait que confirmer cet appétit international croissant des entreprises indiennes. Le vétéran de cette récente expansion internationale n’est autre que le plus grand groupe du pays, Tata, qui comprend des industries aussi diversifiées que l’acier, l’automobile, et les nouvelles technologies. En 2001, Tata a accéléré son expansion internationale en acquérant l’entreprise anglaise Tetley Tea, pour continuer ce processus dans des pays aussi divers que Singapour (achat de NatSeel en 2004) et les Bermudes (acquisition de Teleglobe en 2005). A ces opérations, il faut ajouter les acquisitions telles celle de Daewoo Motors en Corée du Sud et des investissements comme ceux de Tata Steel en Afrique du Sud.
La vitalité du capitalisme des entreprises indiennes et brésiliennes est remarquable. Si les incursions des entreprises indiennes hors de leurs frontières demeurent moins spectaculaires et moins larges que celles des brésiliennes, c’est aussi que le tissu industriel indien est particulièrement dense. Les marchés boursiers indiens comptent plus d’entreprises listées que ceux de n’importe quel autre pays émergent (4700 entreprises, contre 1400 en Chine, 370 au Brésil ou 150 au Mexique). Cela explique que depuis le début de l’année, les fonds d’investissement internationaux aient investi plus de 7 milliards de dollars en actions indiennes, ce qui en a fait les plus dynamiques et intéressantes de toute l’Asie. Un regard rapide sur la classification internationale de Forbes, qui énumère les 2000 principales entreprises du monde en fonction de quatre critères (chiffre d’affaires, bénéfices, actifs et valeur en bourse) confirme cette observation : l’Inde place 30 entreprises dans cette prestigieuse liste, autant que l’Espagne (30) et plus que la Chine (21), le Brésil ou le Mexique (18 pour les deux).
Les deux pays se situent face au même défi : la lutte contre la pauvreté, qui est pour eux un défi colossal. Pour l’affronter, ils devront maintenir ou accélérer leurs taux de croissance, poursuivre la modernisation du secteur agricole, réduire les coûts de transaction élevés induits par une bureaucratie exubérante et des infrastructures déficientes. Il se peut qu’ils ne réussissent pas tous deux à se transformer en tigres. Néanmoins, ils peuvent trouver un avantage comparatif décisif dans le fait d’être des démocraties. Des économistes comme Dani Rodrik ou le Prix Nobel Amartya Sen le soulignent : les démocraties font preuve d’une plus grande capacité à résorber, sans sursauts ou répression, les conflits et tensions créés par le décollage économique dans des environnements où persistent de larges foyers d’extrême pauvreté.
En ce sens, les trajectoires de l’éléphant indien et du toucan brésilien seront aussi des éléments clefs pour les modèles de développement qui rivalisent dans le monde. Tous deux peuvent devenir des puissances économiques et politiques au cours de ce siècle. S’ils réussissent, ils l’auront fait depuis la position éthique et politique de la démocratie.
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