Les Brics existent-ils ? edit
« L’apparition des Brics constitue une vraie révolution dans l’équilibre mondial qui devient plus multipolaire et plus démocratique », écrivait récemment Celso Amorim, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Lula. L’acronyme « Brics », rappelons-le, désigne le groupe des pays émergents constitué par le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et plus récemment l’Afrique du Sud. Pourtant la difficulté de ces pays à se mettre d’accord sur une candidature commune au FMI face à madame Lagarde montre que cette unité est loin d’être acquise.
Il est indiscutable que nous assistons à l’émergence d’un monde beaucoup plus pluraliste que par le passé. Cela doit beaucoup à la montée en puissance de l’Asie et singulièrement à celle de la Chine et de l’Inde, ainsi qu’à l’émergence du Brésil et de toute une série de pays qui s’affirment soit par leur puissance économique soit par leur détermination politique. La Turquie par exemple ne fait pas formellement partie des Brics. Pourtant son rôle sur la scène mondiale est aujourd’hui tout à fait essentiel.
Cette pluralisation est très visible dans les négociations multilatérales. Car chaque fois que celles-ci impliquent la recherche d’un consensus, tout le monde ou presque a la possibilité de se faire entendre à condition de parvenir à se doter de ce que l’on pourrait appeler une « culture de coalition ». Cette dernière repose sur la capacité à entrer en synergie avec d’autres acteurs partageant des objectifs similaires et d’influencer l’agenda international. Celso Amorim a donc raison de parler de « démocratisation du système international ». Pourtant, il ne faut pas exagérer l’importance de ce processus qui n’est et ne sera que graduel.
Lorsque nous parlons d’un monde multipolaire il ne faut pas s’imaginer qu’en son sein tous les pôles sont égaux. Nous en sommes encore très loin ! D’autant que la multipolarité économique ne conduit pas forcément à une multipolarité stratégique. Dans certains cas les deux convergeront à moyen long terme. Mais cette évolution n’est pas mécanique. L’Europe a le même poids économique que les États-Unis mais n’a à peu près aucune chance d’acquérir un poids stratégique comparable compte-tenu de la réticence des Européens à se doter d’un instrument militaire commun. Le Japon pèse énormément sur la scène économique mondiale. Mais sa dépendance stratégique vis-à-vis des États-Unis demeure considérable.
Par ailleurs, et contrairement à certaines idées reçues, cette multipolarité de fait n’est pas forcément préjudiciable aux intérêts américains. En Asie par exemple, la montée en puissance de la Chine inquiète beaucoup ses voisins qui souhaitent un engagement beaucoup plus substantiel des États-Unis comme contrepoids. À moyen terme d’ailleurs, la stratégie américaine vise à intégrer la Russie à la sécurité de l’Europe pour permettre de faire contrepoids à la Chine.
Dans cette nouvelle dynamique, les Brics peuvent-ils être considérés comme un opérateur politique cohérent ? Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner de manière succincte, la position et la stratégie des différents acteurs membres des Brics. Prenons le cas de la Russie. Ce n’est en effet pas une puissance émergente mais une ancienne grande puissance qui s’efforce de retrouver un statut de premier plan. L’’objectif fondamental des Russes est de se faire reconnaître comme une grande puissance d’abord et avant tout par les États-Unis. C’est ce que Obama a compris en donnant des gages à Moscou sur un certain nombre de dossiers sensibles pour elle en échange du soutien russe sur certains dossiers importants pour les Américains comme celui des sanctions contre l’Iran. C’est là d’ailleurs un très bon exemple. Car au moment du vote des sanctions à l’ONU, la Russie a rejoint les Américains et n’a nullement cherché à soutenir la position du Brésil et de la Turquie qui se sont retrouvés isolés. Les Russes privilégieront toujours leurs relations avec les États-Unis. Ils ne se serviront des Brics que pour exercer un effet de levier sur eux. Mais dès qu’ils obtiendront satisfaction ils s’en écarteront si cela est de nature à les gêner dans la recherche de cette reconnaissance par les États-Unis.
La Chine a une stratégie très comparable, à ceci près que ses atouts sont bien plus importants que ceux dont dispose la Russie. Ce que Pékin recherche c’est d’être reconnu comme l’interlocuteur privilégié des États-Unis, ce qui implique que les Brics n’auront qu’une importance de second rang dans leur diplomatie. En tout cas à chaque fois qu’ils auront à choisir entre un accord avantageux avec les Américains et une solidarité avec les Brics ils privilégieront la première option à la seconde. Certes, la Chine est un acteur important et un partenaire de tout premier plan pour le Brésil. Mais ce ne fera pas de la Chine un allié stratégique du Brésil. À mesure que la Chine se renforcera et que le Brésil s’affirmera lui aussi sur la scène internationale les deux pays auront autant de divergences entre eux que le Brésil en a avec les pays occidentaux.
En fait, chaque Brics cherche d’abord et avant tout à jouer sa propre carte. On le voit bien à propos de la succession de DSK à la tête du FMI. Les pays émergents n’ont pas eu le temps de se préparer à présenter une candidature commune, au point même que le Brésil ne semble pas disposé à soutenir le candidat mexicain, principal concurrent de madame Lagarde. Ce même Brésil ne serait probablement pas ravi de voir un Chinois à la tête de cette institution compte tenu des divergences sino-brésiliennes sur le cours du yuan. Sur un enjeu qui intéresse beaucoup la diplomatie brésilienne comme son accession au statut de membre permanent du Conseil de sécurité, elle ne pourra pas beaucoup compter sur la solidarité de la Russie ou de la Chine. D’une part parce que ces deux pays veulent continuer à rester le plus longtemps possible membres du club le plus sélectif de la planète. D’autre part parce que la Chine sait très bien que l’entrée du Brésil s’accompagnera de celle de l’Inde. Or toute sa stratégie vise subtilement à empêcher l’avènement de cette perspective.
En réalité, le seul point commun de tous ces pays est un attachement très fort à la souveraineté étatique. C’est évidemment un point important. Mais il ne fera pas des Brics un opérateur politique homogène. Comme le souligne la politologue brésilienne Ana Flavia Platiau, il y a entre les Brics un manque de confiance mutuelle. C’est bien là le problème.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)