Quand l'Asie débarque en Amérique latine edit
L'Amérique latine se rapproche à grande vitesse de l'autre grand pôle émergent, l'Asie. Les nouveau flux commerciaux et financiers invitent à s'interroger sur les modèles de développement économique aujourd'hui à l'œuvre dans le monde.
Le moteur de ce rapprochement est la Chine. L’émergence de la puissance chinoise bouscule l’ensemble des équilibres économiques internationaux. En Amérique latine cela se traduit d’abord par un essor spectaculaire des flux commerciaux entre le continent et la Chine. En moins d’une demi-décennie, l’économie chinoise est devenue le deuxième ou troisième partenaire commercial de la plupart des pays latino-américains. Rien de surprenant à cela : la région exporte surtout des matières premières, du pétrole, du cuivre ou encore du soja, dont la puissance chinoise a besoin pour nourrir des taux de croissance de près de 10% en moyenne et une population en voie d’urbanisation accélérée. Les commodities représentent ainsi plus de 82% du total des exportations du Venezuela, 76% au Chili, 72% en Equateur, 69% au Pérou, 63% en Argentine ou encore 60% en Colombie. Seul le Mexique fait figure d’exception (16%) et d’une manière moins prononcée le Brésil (46%).
A part quelques exceptions dont le Mexique et les pays d’Amérique Centrale, les produits latino-américains ne sont en outre que très faiblement en concurrence avec les exportations chinoises. Les entreprises chinoises prennent d’ailleurs en considération le potentiel latino-américain à l’heure de pousser leurs pions sur l’échiquier international. En 2005, sur 7 milliards de dollars investis à l’étranger par les entreprises chinoises, plus de 16% sont allés en Amérique latine.
L’Inde n’est pas en reste. En 2006, les firmes indiennes ont initié plusieurs grosses opérations d’investissements directs en Amérique latine, notamment en Bolivie dans le secteur minier. Plus indirectement, l’acquisition d’Arcelor par Mittal dote le groupe d’importantes opérations en Amérique latine et en particulier au Brésil, un des principaux points d’appuis internationaux de l’ancienne Arcelor.
L’émergence indienne invite à s’interroger sur les modèles de développement économiques aujourd’hui à l’œuvre dans le monde. Le modèle indien partage d’étonnantes similitudes avec celui du Brésil. Tous deux partagent un même rêve de grandeur internationale, aspirant par exemple à obtenir un siège permanent dans un Conseil de Sécurité réformé. Cette ambition s’appuie sur leur taille démographique mais aussi sur leur croissance économique. Elle rompt avec une longue histoire d’autarcie économique : l’Inde comme le Brésil ont fait depuis quelques années le pari de s’intégrer de façon plus ferme dans les flux commerciaux mondiaux.
Ce pari est graduel et pragmatique. Il n’est pas pour autant moins remarquable sur les dernières années. En 1994, les exportations de ces deux pays dépassaient à peine 8% de leur PIB, ce qui faisait d’eux les grandes économies émergentes les plus fermées (en Chine, elles effleuraient déjà 22% et au Mexique, 15%). Dix ans plus tard, les exportations des deux puissances émergentes dépassent 11% du PIB, un chiffre qui continue à croître. Si le dragon chinois demeure hors d’atteinte (35% du PIB), le Mexique commence à apparaître dans la mire (28%). En 2005, les exportations brésiliennes ont atteint 120 milliards de dollars, et l’excédent commercial a effleuré les 45 milliards de dollars. En quinze ans, ce pays a réussi à augmenter son ratio d’ouverture commerciale de 10% à 25% du PIB. S’il demeure à la traîne, quand on le compare à la Chine (52% du PIB en 2004), au Mexique (80%) et même à l’Inde (30%), le réveil du Brésil en tant que puissance exportatrice apparaît comme l’une des grandes réussites du président Lula et de son ministre Furlan.
À cette ouverture commerciale répondent non seulement les investissements étrangers vers les deux pays (encore modestes en Inde, à peine 0,5% du PIB, significatifs au Brésil, 3% du PIB), mais aussi l’aspiration croissante des entreprises brésiliennes et indiennes à investir outre-mer. En 2004, l’investissement des entreprises brésiliennes à l’extérieur a atteint 9,5 milliards de dollars, un saut de 3700% par rapport à l’année précédente. Des entreprises comme Petrobras ont multiplié leurs incursions dans les pays voisins, alors que Gerdau, Embraer, Votorantim, CVRD ou Ambev sont allés au-delà, en investissant dans d’autres marchés émergents mais aussi en diversifiant leur portefeuille industriel et financier vers les pays industrialisés.
Les entreprises indiennes accélèrent également leur processus de globalisation en investissant aux États-Unis, en Australie, en Corée du Sud, au Brésil et en Europe – particulièrement en Angleterre où elles sont déjà le septième investisseur étranger. Le rachat d’un concurrent allemand pour 450 millions d’euros, début 2006, par le laboratoire indien Dr Reddy ne fait que confirmer cet appétit international croissant des entreprises indiennes. Le plus vétéran de cette récente expansion internationale n’est autre que le plus grand groupe du pays, Tata, qui comprend des industries aussi diversifiées que l’acier, l’automobile, et les nouvelles technologies. En 2001, Tata a accéléré son expansion internationale en acquérant l’entreprise anglaise Tetley Tea, pour continuer ce processus dans des pays aussi divers que Singapour (achat de NatSeel en 2004) et les Bermudes (acquisition de Teleglobe en 2005). A ces opérations, il faut ajouter les acquisitions telles celle de Daewoo Motors en Corée du Sud ou encore les investissements comme ceux de Tata Steel en Afrique du Sud.
Si les incursions des entreprises indiennes hors de leurs frontières demeurent moins spectaculaires et moins larges que celles des entreprises brésiliennes, le tissu industriel indien est particulièrement dense. Les marchés boursiers indiens comptent plus d’entreprises cotées que ceux de n’importe quel autre pays émergent (4700 entreprises, par rapport à 1400 en Chine, 370 au Brésil ou 150 au Mexique). Cela explique que depuis le début de l’année, les fonds d’investissement internationaux aient investi plus de 7 milliards de dollars en actions indiennes, les rendant les plus dynamiques et les plus intéressantes de toute l’Asie. Un regard rapide sur la classification internationale de Forbes, qui énumère les 2000 principales entreprises du monde en fonction de quatre critères (chiffre d’affaires, bénéfices, actifs et valeur en bourse) confirme cette observation : l’Inde place désormais 30 entreprises dans cette liste prestigieuse, autant que l’Espagne (30) et plus que la Chine (21), le Brésil ou le Mexique (18 pour les deux).
Les deux pays se situent face au même défi : la lutte contre la pauvreté. Pour le vaincre, ils devront maintenir ou accélérer leurs taux de croissance, poursuivre la modernisation du secteur agricole, réduire les coûts de transaction élevés induits par une bureaucratie exubérante et des infrastructures déficientes. Il se peut qu’ils ne réussissent pas tous deux à se transformer en tigres ; cette métamorphose de l’éléphant et du toucan peut s’avérer de longue haleine. Néanmoins, ils peuvent avoir un avantage comparatif dans cette transformation et cette lutte contre la pauvreté du fait qu’ils sont des démocraties. Des économistes comme Dani Rodrik ou le Prix Nobel Amartya Sen le soulignent : les démocraties font preuve d’une plus grande capacité à résorber, sans sursauts ou répression, les conflits et tensions créés par le décollage économique dans des environnements où persistent de larges foyers d’extrême pauvreté.
En ce sens, les trajectoires de l’éléphant indien et du toucan brésilien seront aussi des éléments clefs pour les modèles de développement qui rivalisent dans le monde. Tous deux peuvent devenir des puissances économiques et politiques au cours de ce siècle. S’ils réussissent, ils l’auront fait depuis la position éthique et politique de la démocratie.
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