Les nouveaux défis de l’UE dans le Caucase edit
Entre le fracas de la guerre en Ukraine et dans la zone de Gaza, il ne semble pas y avoir de place dans l’actualité pour évoquer la tragédie du Haut-Karabakh, une ancienne région autonome réincorporée par la force dans l’Azerbaïdjan au prix de la migration forcée de la quasi-totalité de ses habitants. Est-ce terminé ? Parmi les nombreux problèmes qui affectent les deux versants du Caucase, celui-ci nous réserve-t-il des développements inquiétants ?
Par ailleurs, parce qu’elle vient d’augmenter fortement ses importations de gaz naturel en provenance de l’Azerbaïdjan et qu’elle est sur le point de reconnaître à la Géorgie le statut de candidate à l’adhésion, l’UE va se trouver projetée dans les affaires complexes du Caucase. Comment évaluer son rôle à venir, au-delà de la politique européenne de voisinage (PEV) qu’elle y pratique depuis 2003[1]?
Une tragédie de plus pour les Arméniens
Après leur quasi-élimination de l’Empire ottoman (300000 personnes massacrées en 1894-1895, 1,5 million en 1915), l’exil forcé des Arméniens du Haut-Karabakh est une nouvelle épreuve tragique. Créée en 1923, par Staline, alors Commissaire du peuple aux nationalités de l’URSS, la région autonome a été incluse dans la République Socialiste Soviétique (RSS) d’Azerbaïdjan, bien qu’elle fût alors peuplée à 94% d’Arméniens (au recensement de 1926), afin de diviser les revendications ethniques de la périphérie de l’empire. En 1963, puis en 1968, la population arménienne de ce territoire a en vain réclamé son rattachement à la RSS d’Arménie.
En 1988, le conflit a pris une nouvelle dimension à la suite des pogroms de Sumgaït, qui ont entraîné le départ des 160000 Arméniens résidant en Azerbaïdjan (hors Karabakh) et celui des 130000 Azéris qui vivaient en Arménie et au Karabakh. En 1993-1994, à la suite de la dissolution de l’URSS, le conflit qui a opposé les deux États devenus indépendants a provoqué une nouvelle vague de migrations forcées. Non seulement l’Arménie a pris le contrôle de l’ex-région autonome, mais elle a chassé les Azéris des districts environnants[2]. Pendant les deux décennies suivantes, aucune des négociations engagées avec l’appui de la Russie, de l’UE et des Nations unies n’a donné de résultat malgré les efforts du Groupe de Minsk, constitué à cette fin.
En 2020, après avoir modernisé ses forces armées grâce à ses revenus pétroliers et à l’aide de la Turquie, l’Azerbaïdjan a opté pour l’épreuve de force, qui lui a permis de récupérer une grande partie des territoires perdus. En 2023, une deuxième offensive a entraîné la capitulation des autorités du Karabakh et le départ de ses derniers habitants arméniens. Absorbée par l’Ukraine, puis par la bande de Gaza, la communauté internationale n’a pas vraiment réagi.
Ce conflit est-il désormais clos ? Les déclarations belliqueuses des dirigeants turcs et azéris indiquent le contraire. Pour avoir un accès direct à son enclave du Nakhitchevan, Bakou exige le libre passage à travers l’Arménie[3] qui s’y oppose au nom de sa souveraineté. Cela intéresse aussi la Turquie, qui veut utiliser l’enclave, avec qui elle a une courte frontière commune (moins de 10 km), en tant qu’élément d’un axe géopolitique qui la relierait à l’Azerbaïdjan et par-delà la Caspienne, aux turcophones d’Iran et d’Asie centrale, un vieil objectif des révisionnistes d’Ankara.
Ce rêve, caressé par les Jeunes Turcs pendant la Première Guerre mondiale, a déjà contribué au sort tragique des Arméniens. Il rappelle la demande d’Hitler en 1939 d’un passage extraterritorial à travers le corridor de Dantzig et ce qui en a résulté. Parmi les nombreux rêves mégalomaniaques qui agitent la Turquie et son président[4], il est à prendre au sérieux[5], parce que le rapport de forces est très défavorable à l’Arménie. Bien moins peuplée que l’Azerbaïdjan (3 millions contre 10 millions d’habitants), enclavée, elle est dépourvue de ressources naturelles (ni pétrole, ni gaz naturel) et dotée d’un budget militaire très inférieur (d’après SIPRI, 800 millions de $ au lieu de 3 milliards en 2022). Par ailleurs, l’efficacité du soutien turc à l’Azerbaïdjan contraste avec le désintérêt de la Russie envers l’Arménie. Bien que la Cour internationale de Justice[6] ait enjoint à l’Azerbaïdjan d’accepter le retour des réfugiés, celui-ci n’a pas beaucoup de chances de se concrétiser.
Dans l’ex-URSS comme dans l’ex-Yougoslavie, la sanctuarisation des limites fixées arbitrairement par Staline et Tito en tant que limites régionales, à l’époque sans implications internationales, est-elle une solution acceptable ? Au Karabakh, de leur respect découle l’exil de plus de 100000 Arméniens, qui ne demandaient qu’à vivre paisiblement dans des montagnes où leurs ancêtres se sont installés depuis plus de 2000 ans. Pour ne citer que les Serbes du nord-Kosovo, les exemples ne manquent pas de peuples égarés du mauvais côté de la frontière et qu’on est en train de condamner à l’exil. En cas de résurgence du conflit, qui affecterait cette fois l’intégrité de l’Arménie elle-même, que fera la communauté internationale et quelle sera la réaction de l’UE ?
Sans se comparer à l’Ukraine, isolée entre deux voisins hostiles et bien plus peuplés qu’elle, l’Arménie est confrontée à une menace existentielle. Non seulement la Turquie continue de nier le génocide et maintient fermée la frontière commune, mais ses milieux ultra-nationalistes, notamment les Loups gris[7], affirment leur volonté de « finir le travail » de 1915. En tant que membre de l’union eurasiatique et de la communauté de défense dirigées par Moscou, l’Arménie ne peut se porter candidate, ni à l’UE, ni à l’OTAN. Pas plus qu’en Ukraine, le statut de candidat n’est en mesure d’apporter une réponse à son besoin obsessionnel de sécurité, car l’Union est pacifique, mais pas pacificatrice. Cependant, d’après les sondages, la majorité de l’opinion est favorable à l’adhésion, mais les pro-russes n’ont pas dit leur dernier mot.
La Géorgie amputée, mais candidate à l’UE
Le Karabakh n’est pas le seul problème qui agite le Caucase, où les déplacements forcés de population ont été nombreux et fréquents. Sans vouloir remonter trop loin, lors de la conquête russe, entre 1858 et 1864, 398000 Caucasiens musulmans se sont embarqués dans les ports de la mer Noire pour se réfugier dans l’Empire ottoman, ce qui a conduit à l’exil de presque tous les Circassiens et des deux tiers des Abkhazes. En 1944, sous l’accusation jamais confirmée de collaboration avec l’envahisseur allemand, la quasi-totalité des Karatchay, des Tchétchènes, des Ingouches et des Kalmouks ont été expédiés en Asie centrale. D’après un rapport officiel, 600000 personnes ont été transportées dans des conditions terribles et n’ont été autorisées à revenir qu’à partir de 1957.
Après la fin de l’URSS, bien qu’elle rencontre de nombreuses difficultés dans la gestion des républiques autonomes du nord-Caucase, la Russie ne s’est pas désintéressée du versant sud, où elle a encouragé les séparatistes, entraînant de nouveaux déplacements de population. Ainsi la Géorgie a-t-elle été amputée de deux de ses provinces, d’abord l’Abkhazie puis l’Ossétie du sud, ce qui met l’armée russe à quelques km de Tbilissi. Réputés indépendants, les deux territoires sont intégrés de facto dans l’espace russe.
On peut craindre que cet autre conflit, prétendu gelé, ne rebondisse avec la candidature de la Géorgie à l’UE, après celle à l’OTAN qui avait contribué à entraîner l’agression russe de 2008). En effet, elle offre à la Russie plusieurs moyens de se mêler de ses affaires internes, avec l’objectif de la faire renoncer à sa candidature. L’UE, qui n’a pas réussi à empêcher ces sécessions, serait-t-elle en mesure de les résorber dans le cadre du processus adhésion ? Le précédent de Chypre, toujours en partie occupée par la Turquie, n’incite pas à l’optimisme.
Le Caucase et les appétits des puissances
Comme vient de le montrer l’abstention de la Russie dans la ré-annexion du Karabakh, Moscou n’a plus sur la région le contrôle impérial exclusif qu’elle avait acquis au 19e et au 20e siècle. Elle n’en a plus les moyens économiques[8] et ses militaires sont accaparés par la guerre en Ukraine, ce qui ne veut pas dire qu’elle ait décidé de s’en désintéresser. Tentés de prendre le relais, les États-Unis sont maintenant accaparés par leur rivalité avec la Chine. Ils conservent cependant des intérêts importants en Azerbaïdjan dans le secteur pétrolier, la diaspora arménienne est influente au Congrès et la géopolitique de l’espace caucasien ne peut les laisser indifférents.
Les puissances régionales qui estiment qu’il y a un vide à combler avancent des ambitions contradictoires. Comme nous l’avons vu, la Turquie est la plus motivée. Comme en Libye, elle veut imposer son hard power et en attend de substantiels bénéfices en importations d’énergie (le gaz de l’Azerbaïdjan et de l’Asie centrale) et en valorisation de son assise géopolitique.
Les convoitises d’Ankara inquiètent Téhéran, opposé à la création d’un corridor turcophone et qui n’a pas d’excellentes relations avec l’Azerbaïdjan, chiite mais laïque, pro-israélien et surtout turcophone, comme les 15 millions d’habitants du nord-ouest de l’Iran. De part et d’autre de la frontière de l’Araxe, les positions sont antagonistes : à Téhéran, on craint l’influence d’un chiisme qui n’a pas connu la tutelle brutale des mollahs. À Bakou, on imagine l’émergence d’un « grand Azerbaïjan » si les forces centrifuges l’emportaient à Téhéran en cas de chute du régime.
Entre l’Asie et l’Europe, la Chine s’est avancée sur les routes de la soie en s’appuyant initialement sur les facilités de transport, notamment ferroviaires, héritées de l’URSS. Avec la guerre en Ukraine, les exports étudient maintenant les opportunités qui seraient offertes par un « middle corridor » qui passerait plus au sud, à travers le Caucase et la Turquie, en dépit des ruptures de charge de la Caspienne et de la mer Noire. Une raison pour la Chine de s’y intéresser davantage, en dépit de son « amitié éternelle » avec la Russie.
L’affirmation de l’UE dans ce paysage qu’elle connaît mal ne va pas de soi. Elle implique un traitement approfondi de la candidature géorgienne, qui doit assumer des obligations politiques et économiques sans précédent. Tbilissi doit aussi parvenir à rétablir sa cohésion territoriale, ce qui implique un accord avec Moscou qui ne va pas de soi. Dans une région où les déboires de la Géorgie et de l’Arménie ont montré la prédominance du hard power dont l’UE est pratiquement dépourvue, ce ne sera pas une petite affaire.
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[1] Voir Jean-François Drevet, « Quel avenir pour les pays du partenariat oriental », Futuribles n°454, mai-juin 2023.
[2] En 1994, les Arméniens ont pris le contrôle de 14% du territoire azerbaïdjanais (7800 km² en sus des 4330 km² du Karabakh proprement dit). Les derniers Arméniens d’Azerbaïdjan (ils étaient 540000 au dernier recensement) ont quitté le pays et la conquête par l’Arménie des districts adjacents au Nagorno-Karabakh a entraîné le départ de 800000 Azéris.
[3] Ilham Aliev en 2021 : « Nous créerons ce corridor que cela plaise ou non à l’Arménie. »
[4] En Méditerranée, en contradiction avec la convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS), la Turquie revendique une vaste zone économique exclusive (ZEE) qui toucherait à celle de la Libye. Erdoğan a récemment réclamé pour les musulmans un siège de membre permanent du Conseil de sécurité (Burak Bekdil, Why Erdoğan wants a UN seat for Muslims, par Burak Bekdil, du Gatestone Institute, 14 novembre 2023).
[5] En évoquant l’aveuglement des dirigeants occidentaux face à la montée de l’hitlérisme, Jacques Attali conseille : « Nous devons écouter ce que dit le président Erdoğan, le prendre très au sérieux et se préparer à agir en conséquence. Si nos prédécesseurs avaient pris au sérieux les discours de Hitler de 1933 à 1936, ils auraient pu empêcher ce monstre d’agir comme il l’avait annoncé.» (Jacques Attali, 7 septembre 2020 dans Twitter.
[6] « La CIJ ordonne à Bakou de préserver le droit au retour des Arméniens du Haut-Karabakh », Le Monde des 19-20 novembre 2023 p.5
[7] Les Loups gris, officiellement connus sous l’appellation « Foyers idéalistes » (Ülkü Ocakları en turc), est une organisation armée ultranationaliste turque. Elle est présentée comme la branche paramilitaire du Parti d’action nationaliste (MHP), membre avec l’AKP de la coalition gouvernementale au pouvoir.
[8] En 2022, les échanges avec la Russie n’ont représenté que 4,6% du commerce extérieur de la Géorgie, 15,9% de l’Arménie et 7% de l’Azerbaïdjan.