Le deuxième défi migratoire de l’invasion de l’Ukraine edit
L’augmentation du nombre des émigrés russes est l’une des conséquences de la mobilisation partielle décidée à Moscou en septembre dernier. Dans ce cas précis, les dilemmes politiques sont à l’Ouest et le boom économique à l’Est, comme on peut l’observer dans le Caucase Sud. Si l’accueil des millions de réfugiés de guerre ukrainiens est un défi pour l’Union européenne, l’afflux des « déserteurs » russes pèsera également sur la géopolitique européenne à moyen terme.
Depuis plus d’une décennie, les flux de réfugiés lancent un défi à l’Union : sa cohésion, sa solidarité, sa capacité à garantir ses frontières et la cohérence de ses politiques de voisinage, voilà les enjeux redoutables que soulève tout mouvement migratoire massif et rapide. Selon différentes modalités en Europe, les problématiques migratoires et identitaires sont éminemment politiques, à l’exemple de la récente passe d’armes franco-italienne. Aussi, la guerre en Ukraine a engendré, dès février, le départ de nombreux Russes de leur pays d’origine. Une attention particulière a été portée en Europe à la question de leur accueil ; pour autant, la question se pose différemment dans le Caucase Sud, l’Azerbaïdjan étant ici moins concerné.
Quelle réponse de l’Union face aux migrations russes?
Si la guerre est avant tout une question d’armements, de territoires disputés et de risques d’escalade, le sort des populations civiles compte, tout comme les mouvements de population. Ainsi, les frappes russes sur les infrastructures critiques de l’Ukraine, en privant les populations civiles d’eau, d’électricité ou de chauffage, risquent mener à de nouvelles importantes vagues de réfugiés ukrainiens. Le maire de Kiev, Vitali Klitschko, a d’ailleurs plusieurs fois incité ceux qui le peuvent à quitter la capitale, qui compte trois millions d’habitants. Des réseaux de solidarité internationale tâchent de s’organiser pour venir au secours des populations civiles, alors que selon des chiffres de novembre 2022, 7,8 millions d’Ukrainiens ont été accueillis dans les pays européens, soit près de 17% de la population, sans compter ceux qui ont été emmenés en Russie.
À côté de ces développements, la Russie a également connu une importante vague migratoire à la suite de la mobilisation partielle décidée par Vladimir Poutine le 21 septembre dernier. Les commentateurs ironiques observeront que la Russie est le premier pays au monde à voir fait fuir sa propre population active alors que c’est elle qui a déclaré la guerre. Nous assistons une nouvelle fois à un affaiblissement du capital humain de la Russie, les départs concernant en grande partie des hommes bien intégrés économiquement et qualifiés. À long terme, ces migrations accentueront la faiblesse démographique structurelle russe.
L’accueil ou non des personnes fuyant le régime russe avait suscité des débats au sein de l’Union européenne. Tout comme l’octroi de visas touristiques aux ressortissants russes comme nous l’avions souligné sur Telos. Faut-il accueillir ces réfugiés d’un pays récemment reconnu par le Parlement européen comme un « État terroriste » ? Au contraire, leur présence en Russie ne contribuerait-il pas à fragiliser le régime de l’intérieur ? Si nous n’assistons pas ces réfugiés, peut-on encore se draper des valeurs humanistes régulièrement revendiquées ? Leur présence n’induit-elle pas un risque pour la sécurité européenne ? Ne vaut-il pas mieux les accueillir plutôt que les voir gonfler les rangs des mobilisés sur le terrain ukrainien ?
La suspicion vis-à-vis de ces « touristes » règne, et plusieurs États ont œuvré dans le but de mettre fin aux visas touristiques pour les Russes. La Première ministre estonienne Kaja Kallas plaidait ainsi en ce sens pour des raisons de crédibilité et de moralité en août dernier, contre la Grèce, Chypre ou l’Allemagne qui plaidaient en sens inverse pour plus de réalisme. Si les eurodéputés viennent de faire le choix de refuser les passeports émis par la Russie dans les zones qu’elle occupe en Géorgie et en Ukraine, fin novembre, elle n’empêche pas aujourd’hui les personnes fuyant le conflit d’entrer dans l'UE pour des motifs humanitaires. C’est que ces mouvements sont lus différemment : pour certains, les migrants russes votent contre la guerre avec leurs pieds.
À tout le moins, l’émigration est un indicateur de désobéissance et de désaccord avec les orientations du Kremlin. Cette émigration de masse n’est pas sans rappeler le mouvement de fuite qu’a connu l’ancien Empire russe en 1917 après la révolution bolchévique et les famines de 1921-1922, qui avait conduit à la création d’une politique spécifique, celle du passeport Nansen, permettant l’accueil des réfugiés. L’idée de ce passeport avait été portée par Fridtjof Nansen, premier Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, et avait essentiellement concerné les personnes devenues apatrides par le décret soviétique du 15 décembre 2021, révoquant la nationalité de tous les émigrés (y compris Igor Stravinski, Marc Chagall ou le jeune Vladimir Nabokov…). À l’époque, certains parviennent à passer les frontières de la Pologne, des États baltes ou de la Roumanie, mais d’autres meurent noyés, tués par les gardes-frontière soviétiques ; d’autres, plus tard, seront envoyés au Goulag.
Si l’Europe a été claire sur l’accueil des réfugiés ukrainiens, au risque de se montrer discriminante en comparaison de vagues de migration du Moyen-Orient, l’accueil des réfugiés russes est l’objet de débat. Mais, phénomène plus surprenant, dans l’espace post-soviétique les États ayant accepté la venue des Russes connaissent un essor économique plus rapide du fait de ces arrivées.
Une manne économique pour le Caucase?
Alors que les relations interétatiques et entre leaders sont aujourd’hui compliquées entre Moscou, Tbilissi et Erevan, la fuite des Russes a donné un coup de pouce inattendu et non intentionnel aux économies de l’Arménie et de la Géorgie. C’est en tout cas ce que montre l’économiste Ruben Enikolopov, dans un article paru dans la Gazeta Wyborcza.
C’est une inversion de tendance, puisque la Russie apparaissait jusqu’à il y a peu comme un centre d’attraction économique, les migrations ayant eu lieu par le passé dans l’autre sens. Moscou en particulier était très consommatrice de populations actives en provenance des anciennes républiques socialistes soviétiques (Moldavie, Arménie, États d’Asie centrale) pour compenser son manque chronique de main d’œuvre.
De façon générale, pour les pays concernés, les nouveaux arrivants ont immédiatement augmenté la demande interne pour pratiquement tous les type de bien et, par conséquent, le chiffre d'affaires du commerce. Une grande partie des migrants ont déplacé leurs capitaux et leurs entreprises vers le nouveau pays, et souvent, les Russes travaillent ou recherchent un emploi principalement dans le domaine de l'informatique, du commerce, mais aussi de la construction et des services.
Sur le million de citoyens russes qui ont dû fuir leur pays depuis le début de la guerre, les pays post-soviétiques ont été privilégiés. Les 150 000 Russes arrivés en Arménie, essentiellement des jeunes éduqués de 20-45 ans, ont ainsi augmenté d'environ un dixième la main-d'œuvre potentielle de ce pays de moins de trois millions d'habitants. Pays enclavé et sans ressources, l’Arménie a vu son économie croître de 14,8% comparée au troisième trimestre de l’an passé.
Le même phénomène a pu être observé en Géorgie, pays dont une partie du territoire est occupé par la Russie suite au conflit d’août 2008. En dépit de liens économiques étroits avec la Russie et l’Ukraine, la Géorgie a connu une croissance économique soutenue (10% prévu en 2022, selon le FMI), concentrée autour des villes de Tbilissi et de Batoumi : 113 000 réfugiés ont été accueillis (environ 3% de la population), et on estime que 60 000 ont ouvert des comptes dans des banques géorgiennes. Entre janvier et fin octobre 2022, les 2,2 milliards de dollars en provenance de Russie ont représenté 12,6% du PIB géorgien. De fait, les Russes peuvent y ouvrir immédiatement comptes bancaires, enregistrer des sociétés et retirer leur argent de Russie déposé dans des banques locales.
La Serbie a également accueilli 100 000 citoyens russes depuis le début du conflit. Il s’agit pêle-mêle d’opposants s’apprêtant à vivre en exil pour longtemps et de jeunes mobilisables souhaitant éviter de servir de chair à canon. Mais, là encore, l’accueil est favorable dans ce pays candidat à l’adhésion à l’Union européenne car le niveau de croissance s’en trouve relevé.
Ces évolutions, également observables de la même manière dans plusieurs anciennes républiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan et Ouzbékistan), ont eu des effets similaires, en termes de consommation locale ou de transferts de fonds. Cela ne va pas sans effets pervers, puisque cette forte croissance stimule également l’inflation, le chômage et le sous-emploi restent un problème pour l’opinion publique, tandis que les nouvelles arrivées engendrent des tensions sociales et des polémiques. Une large majorité de la population géorgienne s’inquiète ainsi de conditions trop favorables offertes aux émigrés russes, dans un pays où le souvenir de la guerre d’août 2008 a été réactivé par la guerre russo-ukrainienne.
Quant à la Russie, du fait de ces migrations, elle risque de faire face à un déficit de personnes entre 20 et 30 ans à cause de la guerre, après avoir subi une surmortalité importante au cours des années 1990 puis plus récemment avec le covid. L’ancien président Dmitri Medvedev aggrave ce risque en proposant que ceux qui ont récemment quitté la Russie soient interdits de territoire, étant désignés comme des « ennemis de la société », en écho au terme « ennemi du peuple » de l’ère soviétique.
Le sort des citoyens russes ayant fui la mobilisation et la guerre dans le Caucase et en Serbie doit être suivi car il aura des conséquences sur l’Europe d’après le conflit : d’une part, les pays récipiendaires de ces migrants d’un type particulier bénéficieront à court terme d’un effet richesse, d’autre part, si ces communautés s’implantent durablement, elles auront un impact sur l’opinion publique au moment où la Géorgie et la Serbie cultivent à la fois sa candidature à l’UE et ses relations avec Moscou. Enfin et surtout, ces communautés russes sont composites entre des opposants politiques explicites et de simples réfugiés de la mobilisation. Les minorités russes à l’étranger sont promises à (re)devenir un enjeu pour le continent.
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