Le Chili explose edit
Les manifestations engendrées par l’augmentation du prix du billet de métro au Chili (+3,7%) sont devenues spécialement virulentes ces derniers jours. L’ampleur des dégâts et des incendies dans plusieurs stations de métro et monuments, ainsi que d’autres actes de vandalisme, ont poussé le président Piñera à déclarer l’état d’urgence à Santiago et dans d’autres zones de l’aire métropolitaine. C’est une mesure constitutionnelle qui est du ressort exclusif du chef de l’Etat. Elle est dotée d’une condition d’exceptionnalité : pendant un maximum de 15 jours, les Forces Armées prennent le contrôle des zones désignées par le Président alors que le droit de libre circulation et de réunion sont restreints.
Ces mobilisations et la réponse du gouvernement chilien peuvent être interprétées de plusieurs façons. Chacun sait, même si nos gouvernants ont tendance à l’oublier, que l’exclusion et les inégalités sociales et économiques, les pénuries dans de nombreux foyers, les bas salaires et les prix élevés constituent un bouillon de culture pour les révoltes sociales. Cette combinaison de facteurs existe au Chili depuis longtemps. Les manifestations de ces derniers jours ne sont d’ailleurs pas les seules dans l’histoire récente du pays. En 2006 eut lieu la « révolte des pingouins », révolte des étudiants contre la privatisation du système éducatif ; dix ans plus tôt c’était le mouvement des retraités qui manifestaient pour l’augmentation de leurs pensions, mouvement (NO+AFP) qui reste très actif. Comme par le passé, c’est un événement ponctuel qui a mis le feu aux poudres, mais avec une violence décuplée.
Le Chili n’est pas le seul pays où ce genre de révolte se soit produit. Les mobilisations en Equateur contre l’augmentation du prix des carburants, celles des Gilets jaunes pour des raisons apparemment semblables au départ, sont très récentes. Pourquoi ces mobilisations au Chili maintenant ? Pourquoi dans d’autres pays du monde ? Une certaine fatigue démocratique, comme les baromètres de l’opinion publique comme LAPOP et Latinobarometro le montrent bien dans les graphiques ci-dessous, rend les citoyens plus intolérants quant aux décisions qui vont à l’encontre de leurs intérêts immédiats et de leurs conditions de vie. L’érosion du compromis démocratique des citoyens, la désaffection envers la démocratie et la forte crise de confiance envers ses institutions génèrent un état d’esprit facilement inflammable.
Cette situation renforce la préférence d’un secteur croissant des citoyens pour l’utilisation de mécanismes non conventionnels afin de réagir de forme sélective aux décisions politiques. En même temps les voies conventionnelles de participation à la politique enregistrent de moins en moins d’adhésion (moins de 50% de votants aux dernières élections chiliennes). De plus il existe une faible identification des citoyens aux partis politiques, dans un pays dont c’était jadis la caractéristique. On observe un faible intérêt « déclaré » pour la politique.
Regardons de plus près la réponse du président Piñera et de son gouvernement. L’état d’urgence peut certainement être déclaré pour des questions environnementales importantes. Tout le monde est d’accord sur ce point. La question se complique lorsqu’est en jeu la protection de l’ordre public mis en cause par la décision d’une entité privée (avec participation de l’État) comme le métro de Santiago. Cela se complique encore plus lorsque les Forces armées deviennent les garantes de la sécurité et qu’il y a restriction de droits. Cette mesure est fortement rejetée au Chili. Pendant 17 ans les bottes des militaires ont foulé les avenues et les rues de Santiago au nom de l’ordre public. L’épisode actuel ne va pas dans cette direction puisqu’il se maintient dans la légalité, mais l’esprit vagabonde et les associations d’idées sont inévitables.
Mais revenons au sujet qui nous occupe. Il est évident que la réaction de Piñera est conforme à la Constitution. Ce n’est pas par hasard que le président du Chili jouit d’un grand nombre de pouvoirs proactifs et réactifs qui font de ce modèle de régime présidentiel un des plus forts de la région. Il faut également mentionner deux éléments de contexte qui encadrent la décision. D’un côté Piñera a appris à travers l’expérience d’autres. Les révoltes auxquelles a été confronté le président équatorien Lenin Moreno ont probablement influencé une décision qui évitera sans doute l’escalade du conflit au Chili. D’autre part la baisse de popularité de Piñera et l’impossibilité qu’il soit réélu en 2022 (le Chili ne permet pas la réélection pour deux mandats consécutifs) lui laissent une plus grande liberté quant à ses choix stratégiques. Malgré cela, un gouvernement qui est accusé de manque de sensibilité sociale comme celui de Piñera, ne peut pas se permettre de creuser davantage la fracture sociale. La gouvernabilité du Chili ne repose pas uniquement sur des mécanismes institutionnels. La gouvernabilité n’est possible que si des mesures pour affronter le problème des population exclues ou en risque d’exclusion sont mises en place. Elle exige aussi des mesures de soutien de la classe moyenne qui ne se sent pas protégée car au Chili, par exemple, les services de base sont fournis par des entreprises privées et l’État ne remplit pas toujours son rôle de régulateur.
Il y a plus de dix ans de nombreuses analyses spécialisées ont traité de la crise de représentation politique dans le monde andin. Aujourd’hui la région vit des temps troublés qui nous ramènent vers ce débat. À l’épisode chilien s’ajoutent les mobilisations en Équateur et la fermeture autoritaire du Congrès péruvien par Vizcarra il y a deux semaines. En moins d’un mois ce sont déjà trois pays qui ont vu la vie quotidienne de leurs populations et, dans le cas du Pérou, de ses institutions, fortement perturbées. Il y a un élément commun entre eux : la faible écoute de la classe politique vis-à-vis de ses électeurs. Les réponses que donneront les gouvernements confirmeront si l’Amérique Latine forme part de la vague d’érosion démocratique que vit le reste du monde.
Cet article a été publié par notre partenaire Agenda Publica. Traduction : Isabel Serrano.
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