Sahra Wagenknecht va-t-elle chambouler le paysage politique allemand? edit
Mettant un terme à ce qui était devenu un faux suspense, Sahra Wagenknecht, entourée de quelques députés de sa formation, die Linke, a confirmé lundi 23 octobre à Berlin qu’elle allait fonder, début 2024, un nouveau parti sur la base de l’association (« Bündnis Sahra Wagenknecht ») qu’elle a récemment créée, afin, a-t-elle expliqué, d’occuper un « espace politique vacant ». L’émergence dans le paysage politique d’un nouveau parti aux ambitions nationales est un événement rare en Allemagne, d’autant qu’il est porté par une seule personnalité, qui défend des idées éclectiques, ce qui conduit certains experts à conclure que l’Allemagne est à son tour gagnée par le populisme.
« Si le cap actuel est maintenu, dans dix ans, notre pays sera méconnaissable », a affirmé Sahra Wagenknecht lors de la conférence de presse, très suivie, qui a officialisé la rupture avec son parti. L’Allemagne fédérale a aujourd’hui, d’après elle, « le pire gouvernement de son histoire », ses infrastructures et ses services publics sont en mauvais état, le pays doit renoncer à un « activisme écologique aveugle » et à une « immigration incontrôlée », revenir à une « politique économique raisonnable » et se libérer des lobbys qui ont « vidé les caisses de l’Etat ». L’Etat doit également retrouver la confiance des citoyens, qui ne se sentent plus représentés par les partis, « les gens ont l’impression de ne plus vivre dans le pays qu’était autrefois la république fédérale », a affirmé Sahra Wagenknecht, désireuse d’élargir le « corridor des opinions », la liberté d’expression étant, selon elle, menacée. Tout en annonçant son départ de die Linke, elle a indiqué vouloir continuer à siéger au sein de son groupe parlementaire jusqu’à la création formelle de son parti, décision qui suscite de vives protestations de la part des dirigeants de die Linke, qui auraient souhaité que Sahra Wagenknecht et les neuf députés qui la suivent se démettent de leur mandat, pour pouvoir les remplacer et conserver le groupe parlementaire (38 députés actuellement), le seuil minimum fixé par le règlement du Bundestag étant 5% de ses membres (soit 37 députés).
Née en 1969 à Jena (RDA), Sahra Wagenknecht adhère au SED en 1989 quelques mois avant la chute du mur de Berlin. Elle rejoint ensuite la « plateforme communiste » au sein du PDS, le parti issu du SED, et poursuit des études de philosophie et d’économie. En 2004, elle est élue au Parlement européen, puis au Bundestag en 2009 sur la liste de die Linke - parti né en 2007 de la fusion du PDS et du WASG, formation d’Allemagne occidentale - présidé alors par Oskar Lafontaine, qu’elle épouse en 2014. De 2015 à 2019, Sahra Wagenknecht co-préside le groupe parlementaire de die Linke au Bundestag, mais se montre de plus en plus critique de l’orientation de son parti. Elle dénonce l’accueil des réfugiés en 2015 et la politique sanitaire lors de la crise du covid, publie plusieurs livres, notamment « Les bien-pensants » (« Die Selbstgerechten ») en 2021, dans lequel elle fustige les élites, la « cancel culture » et le « libéralisme de gauche moralisant » (« Lifestyle-Linke »), qu’elle accuse de mépriser « les intérêts de la majorité » au profit de ceux des « minorités ». Sahra Wagenknecht se montre particulièrement véhémente à l’égard du parti des Verts, jugé « incompétent, hypocrite et dangereux ». Ses prises de position conduisent la direction de die Linke à prendre ses distances par rapport à celle qui se présente comme une intellectuelle de gauche, attentive au sort des petites gens, parfois comparée à Rosa Luxemburg (1871-1919). Charismatique et bonne débatteuse, très présente dans les media, Sahra Wagenknecht apparaît comme marginale dans l’establishment politique, tout en étant l’une des personnalités politiques les plus populaires du pays, notamment dans les Länder de l’est, atout important face notamment à die Linke et à l’AfD, qui ne comptent actuellement aucune personnalité disposant d’une grande notoriété. Sahra Wagenknecht s’est adressée d’ailleurs directement aux électeurs de l’AfD, ceux « qui ne sont pas de droite, mais qui sont désespérés » en leur faisant ce qu’elle a qualifié d’ « offre sérieuse ».
Die Linke est en proie à une crise profonde depuis plusieurs années, le parti est éliminé progressivement des parlements régionaux, faute d’atteindre le seuil minimum de 5% des suffrages, le dernier exemple étant la Hesse (3% des voix en octobre dernier). Diverses enquêtes créditent le parti de Sahra Wagenknecht d’un potentiel de voix évalué autour de 20% du corps électoral, sensiblement plus élevé à l’est que dans l’ouest de l’Allemagne. Cette nouvelle formation pourrait attirer non seulement une partie des électeurs de die Linke, mais aussi des sympathisants de l’AfD, ainsi que des électeurs de la CDU et du SPD. Les premiers tests seront l’élection européenne de juin 2024 et les scrutins régionaux (Brandebourg, Saxe, Thuringe) de septembre 2024, dans lesquels l’AfD se situe actuellement nettement en tête des intentions de vote. Impuissants à enrayer la montée de l’AfD, qui dépasse désormais 20% des intentions de vote au Bundestag, beaucoup misent désormais sur Sahra Wagenknecht. La mise sur pied d’un nouveau parti constitue toutefois un défi majeur pour celle qui fût à l’initiative en 2018 d’un mouvement inspiré des « gilets jaunes », dénommé « Aufstehen (« Debout »), qui s’est révélé rapidement être un échec. Sahra Wagenknecht admet s’être jusqu’à présent peu investie dans les questions d’organisation. A ce stade, mis à part quelques parlementaires de die Linke, peu de personnalités connues ont annoncé leur ralliement or, dans un pays fédéral comme l’Allemagne, une implantation locale et régionale est indispensable pour s’enraciner durablement dans le paysage politique. Selon Gregor Gysi, ancienne figure de die Linke, la nouvelle formation pourrait obtenir de bons résultats en 2024 aux élections européennes et régionales, mais un succès lors du renouvellement du Bundestag en 2025 paraît peu probable. De plus, des personnages de la mouvance complotiste d’extrême-droite gravitent autour de Sahra Wagenknecht, comme son premier mari, Ralph Niemeyer, Daniele Ganser et Jürgen Elsässer, rédacteur en chef du magazine Compact, qui l’a présentée comme « la meilleure chancelière-candidate de la gauche et de la droite ». En franchissant le pas, elle prend un risque pour son avenir politique.
Sahra Wagenknecht entend promouvoir un « conservatisme de gauche » qui, dans le domaine économique et social, se distingue peu des positions de die Linke, alors qu’en matière d’immigration et d’écologie et sur les questions sociétales, elle défend des positions plus proches de celles de la CDU/CSU, ce qui explique que les Grünen soient sa principale cible. En se présentant comme défenseur du peuple contre les élites, elle prête aussi le flanc aux accusations de populisme, mais tire parti de l’affaiblissement des partis de rassemblement (« Volksparteien ») qui, ces dernières années, ont brouillé leur image en collaborant au sein de grandes coalitions. Sahra Wagenknecht s’adresse en priorité aux classes moyennes, désorientées par la remise en cause du modèle allemand, qui était fondé sur une triple dépendance, sécuritaire envers les Etats-Unis, énergétique par rapport à la Russie et économique et commerciale vis-à-vis de la Chine. Elle entend prendre en compte leurs préoccupations sur les conséquences déstabilisatrices de la mondialisation (crises financières, réfugiés, pandémies, changement climatique, revendications identitaires...). S’agissant de l’UE, elle défend une approche intergouvernementale et reproche à la Commission européenne une soumission aux groupes de pression économiques et financiers, ainsi qu’un manque de légitimité démocratique. En politique étrangère, elle s’inscrit dans le courant pacifiste de l’Allemagne d’après-guerre et russophile, vivace particulièrement dans l’ex-RDA. Elle a rédigé en février dernier, avec la féministe Alice Schwarzer, un « manifeste pour la paix », qui a recueilli 800.000 signatures. Critique du soutien militaire apporté par l’Allemagne et ses partenaires à l’Ukraine, pointant une responsabilité de l’OTAN et du Président Zelensky dans la guerre déclenchée par le Kremlin, Sahra Wagenknecht est hostile aux sanctions internationales en vigueur contre la Russie, elle plaide pour un cessez-le-feu et des négociations et est favorable à la reprise des importations d’énergie russe.
L’émergence de cette nouvelle formation politique intervient dans un climat de défiance grandissant à l’égard des institutions que reflète une enquête réalisée cet été pour le compte de la Körber Stiftung [1]. Seuls 54% des Allemands déclarent avoir « une (très) grande confiance dans la démocratie », 58% estiment que « chacun peut exprimer librement son opinion » (70% en 2017), 75% jugent « pas bonne ou mauvaise » la situation économique et 53% déclarent que, s’agissant de l’avenir, l’inquiétude l’emporte sur la confiance. Ce pessimisme explique aussi pourquoi l’actuelle coalition de centre-gauche au pouvoir à Berlin, dont les divisions s’affichent au grand jour, ne recueille aujourd’hui l’adhésion que du tiers de l’électorat. Les sondages les plus récents mettent en évidence un retournement de l’opinion sur la politique migratoire, désormais au premier rang des préoccupations, devançant les enjeux climatiques, ce qui a conduit récemment le chancelier Scholz à durcir le ton sur la question des étrangers en situation irrégulière (« il faut, enfin, expulser sur une grande échelle »), propos qui lui ont valu des critiques de la part des Verts et au sein même du SPD. Une majorité des personnes interrogées considère dorénavant que l’immigration comporte plus d’inconvénients que d’avantages et qu’il convient de limiter le nombre de réfugiés. Les Allemands sont aussi partagés sur la question des livraisons d’armes à l’Ukraine, approuvées, selon un sondage effectué en septembre, par 49% des sondés, mais rejetées par une part importante de la population, particulièrement dans les nouveaux Länder (58%). De même, la hausse des dépenses militaires ne fait pas l’unanimité, elle est soutenue par une courte majorité de 51%, mais 39% s’y déclarent hostiles. Dans ce contexte, les thèses exposées par Sahra Wagenknecht sont susceptibles de trouver un écho au sein d’un électorat protestataire, insatisfait de l’offre politique existante et russophile.
Sahra Wagenknecht est encore peu connue à l’étranger, mais il est un pays où son parcours est suivi avec beaucoup d’attention, c’est la Russie. En avril dernier, le Washington Post [2] faisait état de documents internes au Kremlin, rendant compte de réunions entre fonctionnaires et experts, présidées par S. Kirienko, chef-adjoint de l’administration présidentielle, ayant pour objet la mise au point d’une stratégie visant à influencer l’opinion allemande et à mettre en place une coalition pro-russe, l’AfD était citée, de même que Sahra Wagenknecht. Des contacts avec Ralph Niemeyer et Jürgen Elsässer étaient également mentionnés. Les commentateurs russes ont rapidement réagi à l’annonce de Sahra Wagenknecht, notant avec satisfaction que deux formations « non systémiques », favorables aux positions du Kremlin et susceptibles de réunir autant voire plus de suffrages que les partis de gouvernement, vont désormais leur faire concurrence. Ceux qui n’étaient pas prêts à voter pour l’AfD ont désormais une alternative, notent-ils. Fiodor Loukjanov, politologue connu, tempère cet optimisme, il faut, souligne-t-il, prendre en compte l’effet nouveauté, le score réel du parti de Sahra Wagenknecht pourrait être bien inférieur aux 20% évoqués dans les enquêtes. Cet expert proche du pouvoir évoque aussi les doutes existant sur sa capacité à travailler en équipe à la construction d’un parti. Quant aux accusations qui font d’elle une « marionnette de Poutine », leur impact est incertain, son électorat potentiel étant, d’après Fiodor Loukjanov, concentré sur ses problèmes et peu sensible à la menace de « l’ours russe ».
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[1] « Les Allemands perdent confiance dans leur démocratie » (en allemand), Körber Stiftung. 2023
[2] « Kremlin tries to build antiwar coalition in Germany, documents show », Washington Post, 21.04.2023