Salaires: la primauté de la négociation collective edit
Au terme de la rencontre du 30 août des chefs de partis représentés au Parlement avec le Président de la République, ce dernier a annoncé l’organisation d’une conférence sociale « sur les carrières et les branches situées sous le salaire minimum ». Cette conférence s’est déroulée le 16 octobre, dans les locaux du CESE. Sans chercher à en présenter une synthèse, quelques éléments en sont signalés ci-dessous.
La Conférence sociale a réuni les dirigeants des principales fédérations syndicales et patronales, ainsi que des représentants en nombre du gouvernement : pas moins de six ministres y ont participé, dont la Première ministre, le ministre de l’Économie et celui du Travail. Une présence aussi lourde des partenaires sociaux et des représentants du gouvernement se voulait un signal fort en réponse à des attentes tout aussi fortes.
Quatre experts ont ouvert la conférence par des présentations sur la situation économique, une comparaison internationale sur les salaires et les salaires minimum, l’impact du système socio-fiscal sur les revenus et les salaires, et les travailleurs pauvres. Après ces présentations, treize interventions des partenaires sociaux se sont succédées. Une telle séquence ne favorise bien sûr pas un réel dialogue. Elle permet seulement un affichage des positions généralement très arrêtés des acteurs du dialogue social. Cette séquence a été suivie des interventions des ministres. Quatre ateliers se sont déroulés en parallèle l’après-midi, sur le pouvoir d’achat et la négociation collective, la pauvreté laborieuse, les effets du système socio-fiscal sur les revenus, et sur l’égalité femmes/hommes. Ici encore, la succession des treize interventions des partenaires sociaux sur les questions ouvertes en atelier n’était pas propice à de réelles interactions. La Première ministre a ouvert et fermé la conférence. Un tel déroulement aboutit inévitablement à donner une impression de grand-messe, mais une organisation plus interactive était sans doute difficile à concevoir quelques mois seulement après l’épisode lourd du conflit sur la réforme des retraites.
Des annonces
L’annonce de la création d’un Haut Conseil des rémunérations a été curieusement faite la veille de la Conférence, et non au terme de celle-ci. Les missions de ce Haut Conseil ne sont pas encore précisément définies, mais c’est sans doute en son sein que les interactions entre experts, partenaires sociaux et pouvoirs publics seront effectives sur le domaine des salaires et des revenus. Ce Haut Conseil fait penser au Centre d’Etudes sur les Revenus et les Coûts (CERC), créé en 1967 par de Gaulle et remplacé en 1994 par le Conseil Supérieur de l’Emploi, des Revenus et des Coûts (CSERC), lui-même remplacé en 2000 par le Conseil Supérieur de l’Emploi, des Revenus et de la Cohésion Sociale (qui a repris l’acronyme CERC)… qui a lui-même été remplacé en 2013 par le Commissariat général à la stratégie et à la prospective. Les domaines d’analyse du futur Haut Conseil seront sans doute proches de ceux du défunt CERC, avec des difficultés semblables devant lui : la vie institutionnelle du CERC a été compliquée, entre autres raisons, par le fait que les analyses qui y étaient produites ne plaisaient pas toujours aux uns et aux autres…
L’une des vocations du futur Haut Conseil des Rémunérations peut être de partager une connaissance des faits économiques, base indispensable de la construction de diagnostics et de propositions. À cet égard, la Conférence Sociale a montré que cette connaissance partagée était encore très insuffisante en France.
Ainsi, alors que les interventions initiales des quatre experts, dont celle du directeur général de l’Insee, ont rappelé et montré que le choc inflationniste actuel trouve sa source dans la hausse du prix des importations et que le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits fluctue en France sur les trois dernières décennies autour d’un niveau stable, divers leaders syndicaux (mais pas ceux de la plus grande confédération) ont exprimé sans aucune hésitation que le choc inflationniste viendrait d’une spirale prix-profits et que le partage salaires profits se déformerait en faveur des profits… Ce contraste inspire le sentiment que les narratifs sont construits par certains acteurs de façon atemporelle et indépendamment des faits.
Au terme de la conférence, la Première ministre a fait plusieurs annonces, parmi lesquelles des mesures à venir concernant les branches d’activité durablement non-conformes (donc certains minima salariaux sont inférieurs au Smic) ou l’amélioration de l’index égalité professionnelle.
Les branches non conformes
La non-conformité salariale de certaines branches professionnelles était l’un des thèmes essentiels de la Conférence. Nous avons déjà consacré plusieurs billets Telos à cette question (voir par exemple celui du 20 octobre 2021). Les données de la Direction Générale du Travail montrent qu’un dizaine de branches seulement peuvent être considérées comme en situation de non-conformité structurelle. Il ne s’agirait donc pas ici d’un comportement généralisé et opportuniste des branches cherchant à augmenter le bénéfice, pour leurs entreprises, des exonérations de contributions sociales ciblées sur les bas salaires.
Le nombre de branches non-conformes augmente fortement à chaque revalorisation du Smic, pour diminuer ensuite lentement avec les négociations des minima de branches qui mettent ces minima en conformité. La forte augmentation du nombre de branches non-conformes à chaque revalorisation du Smic sur les trois dernières années s’explique assez bien par la fréquence élevée de ces revalorisation sur la période actuelle d’inflation forte. Depuis le début de l’année 2021, le Smic a ainsi connu sept revalorisation (trois à la date usuelle du 1er janvier et quatre infra-annuelles) pour un relèvement total de 13,5%. Les branches d’activité et les entreprises ont un délai de prévenance très faible concernant ces relèvements qui sont annoncé au milieu d’un mois (au moment où l’Insee publie son indice des prix détaillé concernant le mois précédent) pour une mise en œuvre le premier jour du mois suivant. La France se singularise, à notre connaissance, parmi tous les pays avancés, par un délai de prévenance aussi court, beaucoup plus court que celui de la négociation salariale collective de branche. Sans doute y a-t-il ici un domaine de réforme qui viserait à l’allonger.
Deux dispositions ont été prise par la loi pouvoir d’achat d’août 2022 pour inciter les branches à sortir rapidement de situations de non-conformité. Tout d’abord, une non-conformité durable peut désormais être considérée par le ministre du Travail comme le symptôme d’une insuffisance de dialogue social, pouvant motiver la fusion de la branche concernée avec une autre branche. Ensuite, des négociations doivent être engagées dans les 45 jours (contre trois mois auparavant) suivant l’apparition d’une non-conformité.
Mais le constat a été fait lors de la Conférence du besoin d’une incitation plus forte faite aux branches de se rendre conformes. La Première ministre a annoncé une réflexion sur le sujet, sans exclure le retour à une mesure décidée en 2008 de calculer les barèmes des contributions sociales patronales sur le plus bas salaire minimum d’une branche et non sur le Smic quand le premier est durablement dépassé par le second. Mais cette mesure avait été abrogée en 2013 car elle présentait des risques d’inconstitutionnalité (des entreprises seraient financièrement pénalisées par une décision prise au niveau de leur branche d’activité). Cette difficulté pourrait apparaître à nouveau.
Il est à souligner que les ministres présents ont tous rejeté avec énergie tout retour à une échelle mobile des salaires et à une indexation de ces derniers sur l’inflation. Un tel retour était demandé par les leaders de plusieurs organisation syndicales (mais pas la plus importante, la CFDT). Il leur a été répondu, à juste titre à nos yeux, que la négociation salariale est au cœur de leurs responsabilités. Il est d’ailleurs surprenant d’entendre ces organisations demander à être ainsi dessaisies de cette responsabilité, à laquelle les syndicats sont généralement très attachés dans les autres pays. Rappelons à nouveau que l’indexation des salaires sur l’inflation a été interdite en France en 1983, par le gouvernement de gauche de Pierre Maurois, pour stopper une boucle prix-salaires activée par les chocs pétroliers des années 1970 et qui entraînait le pays vers des difficultés économiques extrêmes. De telles demandes de syndicats sont sans doute en France l’une des conséquences d’un syndicalisme émietté (des syndicats plus nombreux qu’ailleurs), faibles (un taux de syndicalisation sous les 10%) et assez politisés (les syndicats interviennent sur des réformes nationales comme les retraites et sur de multiples questions politiques et sociétales).
Les (dés)incitations à la mobilité salariale
L’un des thèmes abordés lors de la Conférence sociale a été l’impact du système socio-fiscal sur le revenu disponible des salariés, en particulier pour ceux se situant au voisinage du Smic. Une évaluation préparée pour cette conférence par la Direction des Etudes, de l’évaluation et des statistiques du ministère du Travail (DREES) est pleine d’enseignements sur la distance parfois abyssale entre les évolutions du coût du travail et celles du revenu disponible pour différents niveau de salaire, une fois pris en compte les prestations et prélèvements sociaux et fiscaux.
Le cas type le plus impressionnant est celui d’un salarié célibataire et sans enfant, travaillant à temps plein au Smic. Faire bénéficier ce salarié d’une augmentation de 100€ par mois de son revenu disponible net implique une hausse du coût du travail mensuel de 483€. Cet écart s’explique par la hausse de 228€ et 53€ des contributions sociales employeur et salarié, par la baisse de 78€ de la prime d’activité et par un prélèvement de 23€ au titre de l’impôt sur le revenu.
La forte augmentation des contributions sociales employeur résulte de la progressivité avec le salaire brut et jusqu’à 1,6 Smic mensuel du taux de cotisations sociales et la forte baisse de la prime d’activité s’explique par la dégressivité de cette prestation.
La hausse du revenu net de ce salarié est ainsi de 6% quand l’augmentation de son coût est pour l’employeur de 28%. Si ce cas-type est le plus impressionnant, d’autres le sont également. Ainsi, pour un salarié toujours célibataire et sans enfant mais travaillant à mi-temps au SMIC, une hausse du revenu disponible net mensuel de 100€, soit 11%, implique une augmentation du coût du travail de 254€, soit 29%. L’écart se décompose ici en un surcroît de 8€ et 51€ des contributions sociales employeur et salarié, et par une perte de 67€ des allocations logement et de 27€ de la prime d’activité, ce salarié n’étant pas soumis à l’impôt sur le revenu.
De tels écarts entre les progressions de revenu net des salariés et du coût du travail pour l’entreprise, au bas de la hiérarchie des salaires, peuvent avoir de fortes conséquences. Ils affaiblissent considérablement les gains de la mobilité salariale et donc de la formation professionnelle des personnes les moins qualifiées et les plus fragiles. Ils faussent les politiques managériales visant à déployer des incitations associant des augmentations de rémunérations aux gains de performance des salariés.
Ces écarts résultent de l’empilement de politiques visant pour certaines à soutenir les bas revenus et pour d’autre à réduire le coût du travail au niveau du Smic pour éviter que le salaire minimum impacte trop négativement l’emploi des moins qualifiées. Afin d’éviter un coût prohibitif, ces politiques sont dégressives avec le revenu d’activité et c’est cette dégressivité qui explique de tels écarts. Ces politiques ont continument été amplifiées sur les dernières décennies, par des gouvernements d’orientations politiques diverses, ce qui témoigne de leur nature transpartisanne. Atténuer les écarts qui viennent d’être soulignés, sans coût pour les finances publiques, est une nécessité. Mais cela appelle une certaine ingéniosité car les solutions ne sont pas simples et tout changement en ce domaine implique des perdants, parmi des personnes qui sont loin d’être des nantis. Cette question fera sans aucun doute partie de celles abordées par le futur Haut Conseil des rémunérations.
Qui paye la détérioration des termes de l’échange?
Comme les autres pays avancés importateurs de produits fossiles énergétiques, la France a subi de plein fouet les conséquences inflationnistes de la hausse des prix de ces produits suite à la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine. Qui doit payer ce prélèvement externe réduisant la part du revenu national distribuable en France ? À terme, ce sont les ménages de demain (via l’augmentation de la dette publique) ou d’aujourd’hui (via un revenu en baisse). Mais concernant les ménages d’aujourd’hui, il faut rappeler que les prestations (et parmi elles les retraites) sont indexées. Les bas salaires le sont également, via le Smic. Ce sont donc les salaires moyens et élevés qui seront ici sollicités, cette ponction n’étant pas facilitée par des gains de productivité actuellement nuls sinon même négatifs. Ce thème a également fait l’objet de précédents billets Telos (et par exemple celui du 20 avril 2023).
Il serait souhaitable que cette question du financement de la détérioration des termes de l’échange fasse partie des thèmes principaux abordés par le futur Haut Conseil des Rémunérations. L’appel récurrent de certains syndicats à faire payer l’État ou « les riches » peut apparaître comme un discours politique en décalage complet avec les réalités de notre pays dont les finances publiques sont dégradées, comme en témoigne le niveau élevé de la dette publique, et où le taux de taxation moyen et des revenus supérieurs est l’un des plus élevés de tous les pays avancés.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)