Salaires: des attentes fortes, quels moyens pour y répondre? edit
La forte détérioration des termes de l’échange consécutive à la hausse des prix des importations (en particulier de ceux de l’énergie) a été largement absorbée par l’État, autrement dit par le gonflement de la dette publique à la charge des générations futures. Cette absorption s’est faite via le déploiement de nombreux dispositifs (bouclier, ristourne, chèques…) ainsi que par l’indexation des prestations et le relèvement des rémunérations dans le secteur public, et pour une partie résiduelle par les entreprises et les ménages. Les gains de productivité, actuellement nuls sinon légèrement négatifs, ne peuvent contribuer à amortir le choc de la détérioration des termes de l’échange.
Concernant les ménages, l’indexation des prestations (dont les retraites) sur l’inflation protège le pouvoir d’achat de ces dernières, avec un certain délai qui correspond à une perte seulement transitoire. Seuls les salaires moyens et élevés connaissent dans ces circonstances une érosion du pouvoir d’achat, les bas salaires bénéficiant de la protection de l’indexation automatique du SMIC. La question de l’absorption de la détérioration des termes de l’échange pour les revenus du travail moyens et élevés doit donc être posée, en distinguant le secteur privé et le secteur public.
La rémunération du travail dans le privé...
La rémunération du travail dans le secteur privé est et devrait demeurer de la responsabilité presque exclusive de la négociation collective au niveau des branches (concernant les minima de branche) et des entreprises, ainsi que, dans ce cadre négocié, de la négociation individuelle du salarié avec son employeur. Les difficultés de recrutement auxquelles font face les entreprises renforcent actuellement le pouvoir de négociation des salariés et de leurs représentants (les syndicats), et se traduisent d’ailleurs par une augmentation des démissions et de la mobilité inter-entreprises des travailleurs, comme cela avait déjà été observé lors de précédents pics de difficultés de recrutement (par exemple juste avant la crise financière des années 2008/2009).
Il est étonnant d’entendre de nombreuses interventions des pouvoirs publics, et parfois même de membres du Gouvernement, appelant les entreprises à relever les salaires. Ces interventions alimentent les frustrations et le sentiment erroné que ces questions relèvent de la responsabilité des pouvoirs publics qui s’exposent ainsi à être ensuite critiqués sur l’insuffisance et l’inefficacité de leur action. Les syndicats de salariés montrent une grande capacité de mobilisation dans le conflit ouvert par la réforme des retraites. Pourquoi ne la mobiliseraient-ils pas sur la question des salaires ? Les pouvoirs publics pourraient donc ici se contenter de renvoyer les syndicats de salariés à ce qui devrait être le cœur de leur activité : le dialogue social et la négociation collective dans les branches et les entreprises, en particulier dans le domaine salarial. Diverses autres réformes pourraient d’ailleurs renforcer cette responsabilité.
Le « réflexe » de dessaisir les partenaires sociaux du rôle qui doit être le leur se manifeste sur de multiples sujets, ce qui nourrit la politisation des syndicats. Pour prendre un exemple récent, au moins un volet de la réforme des retraites aurait pu être transféré aux partenaires sociaux : celui de la pénibilité. De façon certes encadrée par des critères explicites, le traitement de cette question aurait pu être transféré à la négociation de branche, plus à même de prendre en compte les spécificités et conditions de travail de chaque activité. Un ticket modérateur significatif aurait permis de limiter les risques d’aléa moral.
L’intervention des pouvoirs publics dans le domaine des rémunérations du travail dans le secteur privé trouve néanmoins une légitimité sur trois questions particulières. Tout d’abord, celle du salaire minimum. L’indexation automatique du SMIC sur l’inflation (et même sur l’inflation du premier quintile de revenu, actuellement plus dynamique que l’inflation du ménage moyen) protège le pouvoir d’achat des salaires horaires les plus faibles mais reporte ce faisant l’absorption de la détérioration des termes de l’échange sur les revenus des autres agents et sur l’État, avec par ailleurs d’éventuels effets préjudiciables sur l’emploi des personnes les moins qualifiées. L’automaticité de cette indexation sur l’inflation contribue à dessaisir les partenaires sociaux, et en particulier les syndicats de salariés, d’une responsabilité qui devrait leur revenir pleinement. S’inspirant des situations observées en Allemagne et aux Pays-Bas, le Groupe d’experts sur le SMIC a, pour cette raison, recommandé dans son dernier rapport de modifier la formule d’indexation automatique du SMIC pour passer à une indexation automatique sur la moyenne des évolutions des minima salariaux d’un panel de branches ne souffrant pas d’insuffisance de la négociation collective. Ce changement ne reviendrait pas sur la possible pratique de « coups de pouce », voire la renforcerait. Il renforcerait surtout le rôle de la négociation collective et responsabiliserait ainsi les partenaires sociaux dans la définition des normes salariales et des minima de branche.
La seconde question sur laquelle l’intervention des pouvoirs publics trouve une légitimité dans le domaine des rémunérations du travail dans le secteur privé concerne les minima de branche dans le cas où ces derniers demeurent inférieurs au SMIC. Aucun salarié ne peut être payé moins que le SMIC, mais une telle situation aboutit à un écrasement des rémunérations au niveau du SMIC, ce qui augmente la mase salariale éligible aux allègements de contributions sociales employeurs ciblés sur les bas salaires, ce qui, par voie de conséquence, a un coût pour la collectivité. Pour cette raison, la loi Pouvoir d’achat adoptée à l’été 2022 permet au ministre du Travail de considérer une situation où un ou des minima sont dans une branche structurellement inférieurs au SMIC comme le symptôme d’une carence de dialogue social et, à ce titre, de décider la fusion de cette branche avec une autre. Cette nouvelle disposition valorise donc le rôle de la négociation collective, ce qui est la voie à retenir.
La troisième question sur laquelle l’intervention des pouvoirs publics trouve une légitimité dans le domaine des rémunérations du travail dans le secteur privé est celle du partage de la valeur. Mais les dispositifs déployés sur le sujet soulèvent de nombreuses questions dont les deux principales sont les suivantes. Tout d’abord, leur multiplicité (participation, intéressement, primes de pouvoir d’achat…) est un obstacle à leur compréhension par les salariés et nuit en conséquence à leur efficacité. Ensuite, leurs objectifs sont confus, et les avantages fiscaux et sociaux dont bénéficient ces dispositifs apparaissent dès lors exorbitants : ces niches réduisent le rendement des prélèvements de notre pays aux finances publiques fragilisées et alimentent les demandes d’une extension à d’autres revenus. Il paraitrait plus approprié de concentrer à terme ces avantages sur la participation dont l’assiette, constituée par les bénéfices de l’entreprise, peut contribuer à la pacification des relations sociales dans notre pays où elles sont les plus conflictuelles parmi tous les pays avancés. À cet égard, l’accord national interprofessionnel (ANI) récemment élaboré par les partenaires sociaux ne réserve pas un traitement particulier à la participation et ce faisant passe à côté de la cible d’une pacification des relations sociales. Comment s’en étonner, les partenaires sociaux ayant toujours été peu favorables à la participation pour la même raison, vue de deux angles différents : la participation porte l’idée d’un partage légitime du profit de l’entreprise entre le travail et les détenteurs du capital… Mais l’avantage collectif d’une pacification des relations sociales justifierait la promotion de la participation par les pouvoirs publics.
... et dans le public
Une paupérisation financière presque continue et de grande ampleur est observée sur les dernières décennies concernant les agents de la fonction publique (voir à ce sujet le rapport 2019 du Groupe d’experts sur le SMIC). Il en résulte des difficultés de recrutement, une baisse de la motivation de ces agents et une dégradation de la qualité des services rendus, déjà bien visible dans certains secteurs pourtant essentiels pour l’avenir du pays comme l’Éducation nationale. Deux orientations peuvent être ici évoquées pour permettre une revalorisation substantielle indispensable des rémunérations dans le secteur public. Ceci en respectant les deux contraintes de ne pas contribuer à la dégradation des finances publiques, déjà à mal, et de ne pas nécessiter un alourdissement des prélèvements fiscaux dans notre pays qui détient déjà le triste record d’être avec le Danemark le pays de l’OCDE où le taux de prélèvements obligatoires est le plus élevé.
La hausse du PIB par habitant peut, par les recettes fiscales induites, apporter les moyens d’une revalorisation des rémunérations dans le secteur public. L’incertitude actuelle sur les perspectives de productivité incite à ne pas trop compter sur ce canal d’augmentation du PIB par habitant, encore que la reprise devrait dès 2024 s’accompagner de tels gains par ailleurs nourris à terme par la révolution digitale. La hausse des taux d’emploi est une voie plus pertinente à envisager à court et moyen terme. La réforme des retraites devrait y contribuer, et elle aurait pu être davantage valorisée sous cet angle. Les réformes de l’indemnisation du chômage mais aussi celle du RSA devraient également faciliter une augmentation des taux d’emploi, permettant la hausse du PIB par habitant.
Une contraction des effectifs pléthoriques de la fonction publique via des gains de performances constitue l’autre orientation permettant de dégager les moyens d’un financement de la revalorisation des rémunérations dans la fonction publique. Mais pour que cette orientation soit acceptée, il faut une relation tangible entre des gains de performances et leur impact sur les rémunérations. Pour cela, cette orientation devrait autant que possible être engagée au niveau le plus local, et via la négociation collective en y impliquant les syndicats de la fonction publique. Les voies de tels gains de performances sont multiples mais aussi très spécifiques selon les activités (augmentation de la durée effective de travail, réorganisations et suppressions de fonctions peu utiles…). L’expérience de chacun amène à constater que de tels gains locaux sont envisageables dans de multiples secteurs de la fonction publique, comme les collectivités locales et l’Éducation nationale, mais aussi dans des ministères régaliens comme le ministère de l’Intérieur… Le renforcement des possibilités de mobilités professionnelles entre administrations publiques pourrait grandement faciliter ce processus et contribuerait à l’enrichissement des carrières.
Les attentes des travailleurs en termes de défense voire d’augmentation du pouvoir d’achat sont fortes en cette période d’inflation élevée. En ce domaine, il est nécessaire de dissocier l’approche pour le secteur privé et le secteur public. Dans le secteur privé, cette problématique relève essentiellement des partenaires sociaux et de la négociation collective et les pouvoirs publics devraient s’abstenir d’intervenir, y compris dans le débat public. Concernant le secteur public, toute revalorisation soutenable des rémunérations ne pourra être financée que par des gains de PIB par habitant (la réforme des retraites en étant l’un des leviers parmi d’autres) et par des gains de performances.
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