Réflexions sur la démocratie «sociale» edit
La critique de la démocratie s’est récemment renouvelée avec l’idée d’une opposition entre la démocratie « procédurale » et la démocratie « sociale ». La loi sur la réforme des retraites qui a été votée parce que le gouvernement a mobilisé plusieurs articles de la Constitution qui permettent, au nom du parlementarisme dit rationnalisé, de contourner l’obstruction des parlementaires, a donné l’occasion de mettre à la mode cette nouvelle conceptualisation. Elle implique que le respect de la procédure est en tant que tel insuffisant pour légitimer l’adoption de la loi et qu’il faudrait, pour que cette loi soit réellement légitime, qu’elle soit aussi « sociale ». Bien entendu, on peut arguer qu’une loi légitimement adoptée, donc légitime, n’en est pas moins critiquable politiquement, qu’elle a été mal conçue, mal défendue, que c’est une mauvaise loi, prise au mauvais moment et injuste pour certaines catégories sociales. Mais le sens politique d’une décision ne se confond pas avec sa légitimité. Le respect de la procédure est en tant que tel de nature politique.
Quel sens faut-il donner à cette démocratie « sociale » en fonction de laquelle le respect de la procédure cesserait d’être légitime ?
Le terme de « démocratie sociale » est emprunté au sociologue anglais Terence Marshall[1]. Dans un article célèbre publié en 1949, il a proposé de distinguer trois dimensions de la citoyenneté, qui étaient autant d’étapes dans son histoire. La première, selon lui, est la citoyenneté « civile » obtenue à la fin du XVIIe siècle, qui assurait les droits civils, libertés de la personne, liberté d’expression et de propriété, garantis par l’Etat de droit. La deuxième, la citoyenneté « politique », élaborée au XIXe siècle, se définit par l’exercice des droits politiques grâce à l’extension du droit de vote et du droit d’être élus à tous les citoyens, à leur droit de participer à la vie publique et d’être informés. Enfin, nous serions entrés (il écrit en 1949) dans l’étape de la citoyenneté « sociale » fondée sur la prépondérance des droits sociaux ou droits-créances, garantis en France par le préambule de la Constitution de 1946 auxquels se réfère la Constitution de la Ve république, droit à la protection sociale, à la santé, à l’éducation, au travail. Tous ces droits sont assurés par les institutions de l’Etat providence qui redistribuent les richesses produites par la collectivité au nom de la justice sociale. Le processus de démocratisation, selon Marshall, passait inévitablement par ces trois phases successives. Cette conceptualisation a été très influente pendant des décennies dans la mesure où elle illustrait et justifiait les diverses formes de l’Etat providence adopté dans les pays européens, tous devenus des démocraties providentielles[2]. Elle a ensuite été raffinée, au fur et à mesure des années, par des propositions nouvelles, « démocratie d’opinion », « démocratie du public », « démocratie du contrôle », et bien d’autres.
Elle a aussi servi de modèle pour décrire l’extension du fait démocratique dans tous les domaines de la vie collective. Depuis la « démocratie sociale », dernière étape de l’histoire de la démocratie selon Terence Marshall, on a introduit de nouveaux termes : la « démocratie familiale », la « démocratie culturelle », la « démocratie sanitaire », la « démocratie sexuelle », la « démocratie administrative », la « démocratie ethnique » ou « multiculturelle », la « démocratie urbaine » et, depuis quelques années, la « démocratie environnementale » ou « climatique ». Dans tous les cas, il s’agit de souligner les effets de la démocratisation dans les divers domaines de la vie collective, la famille, la culture, l’hôpital, les relations sexuelles, l’administration, la ville, l’environnement, etc. La démocratie familiale, par exemple, désigne la forme prise par les relations familiales depuis que le père de famille n’a plus l’autorité sur son épouse et sur ses enfants. Cette transformation avait déjà été relevée par Tocqueville qui notait qu’en démocratie, « on voit disparaître ce qu’il y avait d’austère, de conventionnel et de légal dans la puissance paternelle et une sorte d’égalité s’établit autour du foyer domestique (…) à mesure que les mœurs et les lois sont plus démocratiques, les rapports du père et du fils deviennent plus intimes et plus doux (…), il semble que le lien naturel se resserre, tandis que le lien social se détend »[3]. Le principe d’autorité dans la famille est remis en cause par l’idée de l’égalité entre les personnes par-delà les générations et les sexes. L’affection entre les membres de la famille succéderait à l’autorité. Pour prendre un autre exemple, la démocratie « sanitaire » signifie que les droits du patient se trouvent partiellement reconnus et que l’autorité médicale ne peut s’exercer sans une forme d’information et de consentement désormais prévue par la loi.
Il va de soi qu’il existe des conditions sociales qui sont à la fois cause et effet de la société démocratique. Celle-ci ne peut se développer dans n’importe quelles conditions sociales. Elle construit un type humain particulier. Je continue à penser, malgré les critiques, qu’on peut utiliser, sur le modèle de l’homo economicus, la formule de l’homo democraticus pour désigner l’effort pour modéliser les conduites des individus qui sont liées à leur intériorisation des valeurs et des aspirations liées à l’ordre démocratique. Ils développent à ce titre un certain nombre de caractéristiques qui, par-delà toutes les différences individuelles et collectives, les distinguent des individus des autres sociétés. En son temps on avait aussi parlé d’homo sovieticus pour désigner les caractéristiques du type humain que la société totalitaire avait construit. L’expérience historique confirme que la démocratie implique l’intériorisation d’un certain nombre de valeurs et de pratiques par les membres de la communauté des citoyens. En d’autres termes, la démocratie n’est pas seulement un système politique, c’est aussi une forme de société. Ce qui, on l’avouera, n’est pas une réflexion nouvelle.
Il est vrai, d’autre part, que le terme a été utilisé, en particulier en Allemagne, pour désigner des formes de participation des représentants syndicaux à différentes instances de décision. En France, ils sont chargés de l’administration de la Sécurité sociale, et, depuis la loi Larcher de 2007, ils sont consultés avant la discussion parlementaire sur les sujets qui portent sur « les relations individuelles et collectives du travail, l'emploi et la formation professionnelle et qui relève[nt] du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle ». Mais les grandes décisions concernant l’organisation et le financement de la protection sociale sont prises par le gouvernement et la consultation pré-parlementaire des « partenaires sociaux » sur les projets de loi ne remet pas en question la prépondérance du Parlement. Ces dispositions sont destinées à faire participer les représentants syndicaux à la décision.
Cela ne signifie pas pour autant que les conditions sociales ou procédurales qui favorisent ou conditionnent les pratiques démocratiques définissent une nouvelle démocratie. Elles ne sont pas du même ordre. Il ne s’agit pas de distinguer ou d’opposer démocratie « procédurale » et démocratie « sociale », mais de les articuler et d’analyser quelles sont les conditions et les conséquences sociales de ce régime politique particulier qui est celui de la démocratie.
On sait depuis Aristote que l’homme est un être social et qu’en conséquence toutes les institutions ont une dimension sociale. Le concept même de démocratie sociale peut être vu comme un pléonasme. Il est juste d’analyser les conditions sociales de la naissance et de la pratique démocratiques. Il fait partie de l’ordre démocratique, d’autre part, que les responsables prennent en compte, lors de leurs décisions, l’état de la société et de l’opinion ainsi que les conséquences de leurs décisions. Cette connaissance ne doit pas déterminer leurs décisions, mais ils doivent savoir jusqu’à quel point il est nécessaire ou souhaitable de répondre aux demandes qui s’y expriment. En ce sens toute politique est aussi sociale.
Cela ne signifie pas que ce soit une nouvelle forme de démocratie, portant un nouveau principe de légitimité. Avancer cette opposition, comme on s’est mis à le faire récemment, risque de nourrir un effet politique pervers qui consisterait à justifier toute forme de contestation des institutions politiques au nom d’une « démocratie sociale » non définie. Or, la légitimité démocratique consiste à respecter les institutions qui la rendent aussi effective que possible, à respecter en particulier l’ensemble des règles qui l’organisent : les résultats des élections librement organisées, la règle de la majorité et le respect des minorités, la légitimité des décisions que prennent les gouvernants régulièrement élus. Ces fictions ont des effets bien réels, ce sont elles qui sont la condition de la perpétuation de l’ordre démocratique. On ne connaît pas d’autres expériences historiques où le non-respect de ces règles élémentaires n’ait pas conduit à la tyrannie.
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[1] . Terence Humphrey Marshall, « Citizenship and Social Class » (1949), reprod. dans Class, Citizenship and Social Development, New York, Anchor Book, 1965.
[2]. Pour une critique de cette conception, voir Dominique Schnapper, La Démocratie providentielle, Paris, Gallimard, « nrf/essais », 2002, pp. 255-256.
[3] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, II (1840), 3e partie, chap. 8.