La taxe foncière est-elle injuste? Réflexions sur la richesse immobilière edit
Imaginez une taxe sur les jets privés. Elle touche les petits et les gros milliardaires. Mais, pour ces derniers, la taxe est plus faible en proportion de leurs revenus : car la taxe varie peu et elle ne dépend que de la valeur de l’avion, du nombre de ses robinets en or. En revanche, les revenus des pauvres petits milliardaires sont plus faibles que ceux des gros milliardaires, et la taxe est donc proportionnellement plus lourde pour les petits. Cette taxe serait donc dégressive ? Non, bien sûr. 99,99% de la population y échappent, elle ne pèse que sur les plus riches. Discréditer une taxe sur les jets privés au motif qu’elle serait régressive serait donc absurde. Une telle taxe est bien globalement progressive, à défaut de l’être uniformément.
Pourtant, c’est peu ou prou le raisonnement derrière certaines lectures conservatrices de la taxe foncière, qui insistent sur son caractère régressif. Une récente et instructive note de l’INSEE[1] nous renseigne sur ces risques. Elle établit en effet que la taxe foncière pèse plus, en proportion de leurs actifs immobiliers, sur les petits propriétaires (0,8% de leur patrimoine brut) que sur les patrimoines moyens (0,4%) et sur les plus gros (0,2 à 0.3%), ce qui semble pointer du doigt la régressivité de la taxe foncière. Mais il s’agit d’une dégressivité pour ceux qui la paient, les propriétaires. Les locataires sont par définition exonérés.
La note de l’INSEE souligne d’ailleurs le caractère globalement progressif en fonction du niveau de vie. Comme le pointent les auteurs, « 10% des ménages les plus aisés paient 27% du total » et, si l’on adopte une autre métrique, « les 10% qui ont le patrimoine immobilier le plus élevé en payent 37%. » Rien d’étonnant : les plus riches des Français possèdent des résidences secondaires. Mais il s’agit d’un bien de luxe, c’est-à-dire d’un bien dont la consommation augmente plus que proportionnellement au revenu. Mécaniquement, les ménages plus dotés en immobilier ne sont pas taxés proportionnellement à leurs revenus, d’où une apparente dégressivité, au détriment des plus riches. Ceux-ci ont aussi de l’immobilier locatif : si la taxe foncière s’applique moins que proportionnellement à leurs revenus, ceux qu’ils tirent de leurs biens en location sont taxés sur les loyers. L’ensemble est donc taxé nettement plus progressivement.
Une lecture trop rapide qui serait faite de cette note peut donc rapidement être un total contresens. Ce qu’il faut retenir de ce travail est la confirmation du fait que les bases cadastrales sur lesquelles s’appuie la taxe foncière sont totalement obsolètes (elles datent de cinquante ans) et contribuent donc à une forme d’inéquité, d’où l’immense chantier de mise à jour des bases qui est en cours. Faute de revalorisation, la seule vraie taxe sur la rente dans ce pays (la rente foncière) restera dégressive par rapport au patrimoine immobilier, par oubli de la hausse des prix de l’immobilier dans les grandes villes. Cela accentuera le sentiment d’injustice fiscale, dans notre pays où les classes moyennes sont déjà fortement taxées.
Coïncidence, la revue Économie et Statistiques de l’INSEE a publié la même semaine un très gros travail de calcul d’une variante de la taxe foncière, la taxe dite des loyers imputés[2]. Ces loyers imputés sont définis comme ce qu’un ménage propriétaire devrait payer s’il devait louer le logement qu’il occupe. Le principe de base de la fiscalisation des loyers imputés est de rendre les ménages fiscalement indifférents, entre location et la propriété. Cela aurait du sens, comme le montre un exemple simple. Dans la situation actuelle, un propriétaire qui loue sa résidence à autrui pour résider dans un logement locatif – par exemple suite à une mobilité professionnelle temporaire – paie des impôts sur les loyers perçus, mais en revanche il ne reçoit pas de crédit d’impôt pour les loyers dont il doit s’acquitter. Il est donc traité fiscalement de façon défavorable par rapport à celui qui réside dans le logement qu’il possède, et cette différence de traitement diminue la mobilité géographique et professionnelle. Le propriétaire non fiscalisé sur les loyers imputés est par ailleurs traité plus favorablement que celui qui n’a pas investi son épargne dans le logement mais qui l’a placé en bourse, pour rester locataire, car ce dernier est soumis a la fiscalité du capital.
Taxer les loyers imputés permettrait donc d’égaliser les situations ; et l’article d’Économie et statistique calcule que cela rapporterait entre 9 et 11 milliards d’euros aux finances publiques, compte tenu de la richesse immobilière accumulée en France. En fait, le loyer imputé est juste la mise à jour fiscale immédiate et instantanée des bases cadastrales.
Serait-ce populaire ? Évidemment non. Mais il est possible de s’y prendre différemment. Avec mon collègue Alain Trannoy, dans une note du Conseil d’analyse économique de 2013[3], nous avions exploré l’autre extrême pour rétablir l’équilibre entre location et propriété : plutôt que de taxer les loyers imputés des propriétaires, il est concevable de subventionner les loyers effectivement versés ou, mieux, de subventionner l’investissement locatif. Ces deux aspects sont d’ailleurs constitutifs de la politique du logement depuis longtemps (APL et défiscalisations), mais rarement analysés sous cet angle du « coin fiscal ».
Comme souvent, il est possible de combiner les différentes mesures. Par exemple, au lieu de taxer les loyers imputés au même taux que les loyers perçus, on pourrait imaginer de réduire de moitié la taxation des loyers perçus et, selon le contexte fiscal général, soit de taxer (à ce même taux réduit) les loyers imputés, soit de subventionner la moitié des loyers payés par les locataires.
Malheureusement, la France n’a pas beaucoup de marges de manœuvre pour la générosité fiscale. Enfin, la question de la fiscalité de l’immobilier se heurte à juste titre à la bonne foi de propriétaires dont le logement a pris de la valeur car ils ont intensément rénové, entretenu et donc consenti des efforts financiers importants. Il ne faudrait pas décourager ces efforts en surtaxant leurs logements. En revanche, les plus-values fortuites, parce que les collectivités ont construit une gare, de meilleures écoles et que la pression démographique a rendu le foncier rare et cher, ne sont pas le fruit d’un effort mais une rente tombée du ciel. C’est en réalité cette composante qu’il faudrait fiscaliser, en concentrant la taxe foncière sur la valeur de la terre, où le propriétaire n’est pour rien, davantage que sur le bâti et ses aménagements.
Aucun de ces thèmes n’est porteur politiquement, mais le volume de richesse immobilière en France représente six fois le produit intérieur brut, et la valeur de la terre, sous cet immobilier et ailleurs, atteint 9 000 milliards d’euros. Cela donne une idée de ce qu’1% de taxe de cette terre rapporterait : 90 milliards. En fait, la valeur cumulée de toutes les terres en France correspond à la moitié de tous les actifs dits non financiers (essentiellement la valeur de l’immobilier et des bâtiments de génie civil), et elle est égale à la valeur de tous les dépôts et numéraires de tous les Français. Elle correspond enfin à plus de 50 fois la valeur de tout l’or et des droits de tirage spéciaux de la France selon les comptes de patrimoine de l’INSEE.
Or, ni les valeurs locatives présidant à la taxe foncière actuelle, ni la fiscalité des loyers, ne font l’objet de réflexion de fonds. On ne pourra que se féliciter de l’heureuse exception de la troisième actualité sur la question, le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires[4] (rattaché à la Cour des comptes), qui pousse notamment pour la suppression des droits de mutation à titre onéreux (DMTO, les fameux « frais de notaire », principalement perçus par les collectivités locales), qui découragent eux aussi la mobilité, et pour la compensation par une taxe foncière rénovée. Cette taxe foncière rénovée serait à la fois efficace, car basée sur la rente ; et redistributive, car imposée sur le foncier net des emprunts en cours (s’il vous reste 90 à payer sur un bien qui vaut 100, vous êtes taxé sur 10) ; et une telle taxe pourrait aisément démarrer au-delà d’un certain seuil. Elle aurait tendance à se substituer progressivement aux taxes sur l’effort (construction, rénovation et revenus de location). L’impôt sur la fortune immobilière (IFI, qui a succédé à l’ISF) pourrait être reformé selon les même principes, en se basant sur le foncier pur, et pour sa composante héritage (chance d’être né dans une famille riche), celle-ci peut être traitée à la succession.
Les débats progressent. Le moment venu, si une crise des finances publiques devait surgir, l’administration aurait tous les outils théoriques et pratiques pour y répondre.
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[1] Mathias André et Olivier Meslin, « Les ménages au patrimoine immobilier le plus élevé paient relativement moins de taxe foncière que les ménages les moins dotés », INSEE Analyses, n°91, 18 décembre 2023.
[2] Montserrat Botey et Guillaume Chapelle, « Non-taxation of imputed rent: A gift to Scrooge ? Evidence from France », Économie et Statistique, 19 décembre 2023.
[3] Alain Trannoy et Étienne Wasmer, « La politique du logement locatif », note du CAE, n°10, 24 octobre 2013
[4] Conseil des prélèvements obligatoires, « Pour une fiscalité du logement plus cohérente », 18 décembre 2023.