Inflation, salaires et pouvoir d’achat: une drôle d’équation edit
Les revendications salariales prennent de l’ampleur, ce qui est normal en période d’inflation. D’après la dernière note de l’INSEE, sur un an, les prix à la consommation ont augmenté de 5,6% en septembre en un an. Pour la fin de l’année, l’INSEE prévoit une hausse de 6,4%, C’est beaucoup, effectivement. Une amputation du pouvoir d’achat du célèbre Français moyen inédite depuis très longtemps, ce qui semble justifier la colère dans les cortèges mobilisés pour sa défense. Mais si les slogans sont simples et immédiatement compréhensibles, la réalité peut nous jouer des tours.
La même note prévoit que sur l’ensemble de l’année, « le pouvoir d’achat du revenu disponible brut des ménages serait globalement stable en 2022 et se replierait de 0,6 % par unité de consommation », c’est-à dire par ménage. Comment est-ce possible ? Tout simplement parce que le gouvernement a pris de nombreuses et coûteuses mesures précisément destinées à protéger le pouvoir d’achat du Français moyen (entre autres : bouclier sur les loyers et sur les prix de l’essence, le gaz et l’électricité revalorisation de certaines prestations sociales, suppression de la redevance audiovisuelle, baisse des cotisations sociales des travailleurs indépendants, chèque énergie). Un résultat tangible est que l’inflation est plus faible en France qu’ailleurs en Europe – elle est de 10% en Allemagne – en partie grâce au bouclier tarifaire. Il faut une bonne dose de mauvaise foi pour demander une compensation pour une perte qui n’a pas encore eu lieu.
Certes, toutes ces mesures ne sont pas destinées à durer. Lorsqu’elles seront supprimées, non seulement le coût de la vie augmentera avec la fin des boucliers, mais le pouvoir d’achat ne sera plus protégé par les diverses aides couramment en place. Ce sera alors le moment de s’inquiéter. Devancer l’appel pourrait bien être contre-productif. En effet, l’inflation prospère lorsque les salaires augmentent parce que prix ont augmenté, et lorsque les prix augmentent parce que les salaires ont augmenté. En retardant les augmentations de prix, largement tributaires de ce qui se passe au niveau mondial, et en protégeant temporairement le pouvoir d’achat des salaires, le gouvernement peut espérer ne pas déclencher cette spirale inflationniste ou, au moins, la contenir. Ça devrait faciliter la désinflation, toujours pénalisante en termes de croissance et d’emploi. Certes, la BCE appuiera sur les freins indépendamment de ce qui se passe en France, elle regarde la zone euro dans son ensemble. Mais si les prix grimpent moins en France qu’ailleurs en Europe, ce sera un avantage de compétitivité bien utile lorsque la croissance sera en mauvaise posture. Déjà l’inflation en France est inférieure de quelque 4% à celle de l’Allemagne, ce qui est inhabituel. Au moment où l’Allemagne s’engage à protéger le pouvoir d’achat des salariés comme ça a été fait en France, ce serait dommage de gaspiller cet avantage en faisant déraper salaires et prix.
Comme toujours en France, le sentiment d’injustice est à fleur de peau. Raisonner sur le cas du Français moyen ignore les différences de traitement, et la suspicion naturelle est que ce sont toujours les mêmes qui subissent et toujours les mêmes alors qui profitent. Il est vrai que les augmentations des prix alimentaires et de l’énergie pénalisent sérieusement les ménages à bas revenus qui consacrent à ces dépenses une part très importante de leurs salaires. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le SMIC a été relevé sur les 13 derniers mois de 8%, car il est indexé sur l’inflation subie par les 20% des revenus les plus faibles. Comme, de plus, les smicards bénéficient des autres mesures, en partie réservées aux revenus modestes, leur pouvoir d’achat s’est probablement plutôt amélioré. Dans la mesure où les revenus élevés peuvent absorber le choc sans trop de difficulté, ce sont plutôt les ménages à revenus moyens, qui ne bénéficient pas de toutes les mesures de soutien, qui doivent être le plus menacés. Comme le Français moyen appartient à cette catégorie, l’INSEE nous dit que, pour le moment, ils s’en sortent. Bien sûr, chaque ménage a ses propres caractéristiques et certains voient le pouvoir d’achat réduit, mais une hausse générale des salaires n’est pas une nécessité urgente, pas encore.
Il est vrai que certaines entreprises font des profits gigantesques, surtout dans le secteur énergétique. Cela aiguise l’appétit de leurs employés, c’est bien normal, d’autant plus que leurs dirigeants reçoivent souvent des bonus extravagants. La question est de savoir si ces profits sont devenus permanents. Pour le gaz et le pétrole, ils résultent de situations exceptionnelles – la forte reprise post-Covid et l’invasion de l’Ukraine – et ont donc vocation à être temporaires. Dans ce cas-là, une augmentation de salaires permanente est injustifiée. On pourrait imaginer que, comme les actionnaires, les employés reçoivent des primes exceptionnelles. Mais le parallèle a ses limites. Lorsque les prix baissent, les dividendes baissent ou disparaissent, alors que les salaires sont protégés. Les fluctuations des dividendes et des cours des actions reflètent le risque subi par les actionnaires, alors que les salaires sont protégés. Une solution serait qu’une partie des salaires soient variables, ce qui est très probablement inacceptable. Une autre solution est qu’une partie des revenus des employés soient versés sous forme d’actions, le vieux serpent de mer de l’actionnariat ouvrier, pour lequel le gouvernement a offert des subventions.
Il demeure possible que les prix du gaz et du pétrole ne redescendront pas à leurs niveaux précédents. Vu sous l’angle du réchauffement climatique, c’est une bonne chose puisque la consommation de ces produits va diminuer. Mais alors les producteurs feront face à un inéluctable déclin. Là encore, on ne voit pas de raison pour augmenter les salaires, du moins pas plus vite que dans le reste du pays.
Il reste le cas de l’électricité. Le prix reflète les coûts de production les plus élevés, en ce moment celui qui concerne les centrales à gaz. Les autres centrales, qui utilisent le nucléaire, l’éolien et le solaire, vendent l’électricité au prix fort alors que leurs coûts restent stables. Si ces profits sont temporaires, le raisonnement reste le même, il n’y a pas de place pour des augmentations de salaires. Si le prix du gaz reste élevé de manière permanente, ces producteurs seront énormément profitables. C’est le début du chemin vertueux vers l’électricité décarbonée. Il faut alors espérer que ces producteurs utiliseront leurs profits pour accélérer leur développement, en investissant puissamment dans des nouvelles unités de production et en offrant des salaires attrayants pour former et recruter la main d’œuvre supplémentaire dont ils auront besoin.
À terme, les salaires vont rattraper les prix, c’est inéluctable. Tant que le gouvernement contient les hausses de prix et compense les pertes de pouvoir d’achat, l’argument pour des augmentations permanentes de salaires est faible et même contraire à l’intérêt général. Mais comme ces mesures n’ont pas vocation à perdurer, les employés doivent être rassurés que leur pouvoir d’achat sera protégé le moment venu. La bonne approche est de commencer à en discuter, entreprise par entreprise comme le prescrit la loi adoptée en mars 2018. Il revient aux employeurs de reconnaître que c’est inévitable, et aux employés de défendre des augmentations justifiées par l’évolution normale du pouvoir d’achat.
Il reste que le renchérissement des importations de pétrole, de gaz et de produits alimentaires implique une perte nette de revenu au profit des fournisseurs étrangers. D’une manière ou d’une autre, cette facture doit être payée. Lors des épisodes précédents, ce sont l’ensemble des employés qui ont été mis à contribution car les hausses de salaires réels – après la prise en compte de l’inflation – ont été inférieures aux gains de productivité. Cette fois-ci, les gains de productivité sont actuellement nuls. S’ils devaient le rester, la facture devra être réglée par une baisse du pouvoir d’achat de l’ensemble des ménages. Mais comme le SMIC est indexé, ce sont les salaires moyens et élevés qui devraient être mis à contribution. À moins, bien sûr, que les entreprises soient elles aussi appelées à verser leur écot. Ce sont là les questions que devraient se poser les négociateurs.
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