La démocratie sociale au défi edit
Publiée par Telos, la tribune « Une démocratie sociale hésitante »[1] interroge la capacité de la démocratie sociale à assumer sa responsabilité de co-construire avec la démocratie politique. Question utile au lendemain de l’épisode désastreux de la réforme des retraites, question vitale au regard de la profondeur de la crise démocratique. En parvenant il y a quelques jours à se mettre d’accord sur un agenda social, gouvernement et partenaires sociaux ont franchi un premier obstacle. Il en reste de sérieux avant de vérifier la qualité de la réponse à la question posée par la tribune précitée. Et, si celle-ci fournit des repères utiles, elle passe sous silence la manière dont la démocratie politique gère sa relation à la démocratie sociale. Si elle interroge le comportement des acteurs (et spécifiquement l’un d’entre eux), elle ne prend en compte que très modérément le contexte dans lequel ils se débattent. Or les transformations profondes affectant tous les registres sur lesquels ont été construits nos repères ne sont pas (ou ne devrait pas être) sans incidence sur les stratégies mises en œuvre par les acteurs concernés.
Loi Larcher: un progrès manifeste, une mise en œuvre révélant les lectures ambiguës qu’en fait la démocratie politique
Sans conteste : la loi Larcher du 31 janvier 2007 est une avancée majeure. En réponse à la crise du CPE, elle reconnait la place de la démocratie sociale sur les sujets étant de son domaine en amont de la décision politique. La formulation de cette loi nous rapproche des pratiques de nos voisins européens, nous qui baignons dans une culture nationale marquée par une vision et des pratiques centralisatrices et hégémoniques de l’État. Quant aux soubresauts de sa mise en œuvre soumise aux choix stratégiques des acteurs politiques, patronaux et syndicaux, ils apportent un éclairage utile et plaident au dépassement des limites, lueur dans la crise démocratique dans laquelle nous sommes embourbés.
Le mandat du président Nicolas Sarkozy étrenne la loi Larcher. Elle est au départ respectée dans l’esprit et la lettre : en 2008 une loi reprend assez fidèlement l’ANI « modernisation du marché du travail »[2]. Il en sera différemment de la transposition de la position commune sur la représentativité. Celle-ci sera l’occasion et le prétexte à une modification en profondeur de la partie du code du travail relative aux 35 heures, tranchant ainsi les débats internes au parti majoritaire sur la durée du travail. Lors de l’audition des signataires de la position commune par le groupe parlementaire UMP, la présidente du Medef qui souhaitait le respect du texte conclu entre patronat et syndicat et contestait cette réécriture fut violement prise à partie par un député. Il considérait que, par sa prise de position, Laurence Parisot ne défendait pas les entreprises ! Non, l’adoption de la loi Larcher ne signifiait pas conversion culturelle du politique aux bienfondés de la démocratie sociale. Il se disait au moment du vote de cette loi que la motivation de quelques députés était de mettre un caillou dans la chaussure du très probable futur président Sarkozy.
Avant même son élection à la présidence de la République, Emmanuel Macron a théorisé son approche de la démocratie sociale. En deux mots : la place du syndicalisme est dans l’entreprise, la démocratie sociale est un handicap à la volonté de réforme. Il en découle sans surprise dès le début de sa présidence que c’est par la voie des ordonnances qu’est opérée la transformation de la représentation des travailleurs dans l’entreprise. L’incapacité des partenaires sociaux à réformer ce qui constitue le socle de la démocratie sociale a bien facilité la tâche du gouvernement. Viendra en 2019 la réforme de l’assurance chômage : le cahier des charges gouvernemental intenable pour les partenaires sociaux conduisant à l’immanquable échec de la négociation. Manière de respecter la loi Larcher dans la forme tout en se garantissant de garder la main. Dans des modalités différentes, c’est grosso modo ce qui a prévalu pour la réforme 2023 des retraites. Sur le sujet, on ne peut oublier qu’elle arrive sur le terrain abimé par l’échec de la réforme systémique : la longue concertation pilotée par le haut-commissaire Jean-Paul Delevoye laisse beaucoup de questions sans réponses avant que l’introduction de l’âge pivot par le Premier ministre Edouard Philippe ne torpille le reste de crédibilité de la démarche.
In fine, si la loi Larcher a marqué un réel progrès, les faits confirment que sa mise en œuvre est à la merci des choix stratégiques du pouvoir politique qui a très souvent le premier et le dernier mot. Il décide des sujets à traiter, de l’objectif à atteindre, de ce que sera le contenu de la loi. Et il faudrait être bien naïf de croire que le respect de la place de la démocratie sociale serait sa principale préoccupation tout au long du processus qu’il pilote. Les risques d’instrumentalisation ne sont pas des fantasmes.
Si le comportement du politique pèse lourd sur la capacité d’action de la démocratie sociale et limite de fait son rôle, il n’est cependant pas certain que tous les regrets des mondes patronaux et syndicaux aient la même profondeur.
La promesse du candidat François Hollande de sacraliser dans la Constitution le dialogue social a conduit, après son élection, à l‘audition des partenaires sociaux sur ce sujet par le président de la commission des lois (Jean-Jacques Urvoas). La proportion de ceux (patronat et syndicats) qui y ont affirmé leur hostilité a été suffisante pour tuer le projet dès le départ.
Cette hétérogénéité de position s’illustre dans le débat concernant l’articulation « démocratie sociale/démocratie politique ». Il se cristallise en particulier dans les modalités de transposition des accords nationaux interprofessionnels (les ANI) dans la loi. Le Parlement doit-il en la matière avoir toute liberté ? La question n’est pas nouvelle ; elle était sur la table de la « refondation sociale » proposée en janvier 2000 par le MEDEF[3] et elle divise. Dans le camp syndical il y a ceux qui dans une approche étatiste font de la loi le seul garant de l’intérêt général, il y a ceux qui revendiquent une voie proche de ce qui se fait dans beaucoup de pays européens en matière d’autonomie et de responsabilité de négociation collective. Le positionnement patronal n’est pas sans lien avec la ligne politique du pouvoir en place. Le courroux du CNPF contre les lois Aubry de 1998 et 2000 l’amena à un positionnement dont les fondements sont bien différents d’aujourd’hui où le MEDEF est assuré d’un pouvoir politique faisant de l’économie et de la « non-entrave » (réglementaire et de coût) à l’entreprenariat un dogme sur lequel veillent l’Elysée et Bercy.
La phase de transposition d’un accord collectif dans loi ne peut se résumer en un débat binaire où les uns affirment que la légitimité du parlement ne saurait être limitée quand d’autres considèrent que la loi devrait reprendre à la virgule près l’accord conclu. Une modification de la Constitution, outre qu’elle est hors de portée, ne résoudrait pas le problème de fond alors que démocratie politique et démocratie sociale ne sont pas dans la meilleure forme et que la question posée est celle de la loyauté et de la clarté des pratiques. Une voie possible consisterait à formaliser un mode opératoire entre parlement et partenaires sociaux. Il serait à durée déterminée et à relégitimer à chaque nouveau mandat de l’Assemblée nationale. On incite bien syndicats et employeurs à conclure des accords de méthode en amont d’une négociation dans l’entreprise. Loyauté et clarté des pratiques qui doivent aussi guider la relation gouvernement/partenaires sociaux.
Démocratie sociale et démocratie politique sont mises au défi
L’utilité de la démocratie sociale dans le contexte de crise de la démocratie de représentation qui affecte nos institutions est centrale, alors que tant de chantiers de réformes profondes sont à engager. Il est banal de rappeler que conduire une réforme devrait enchaîner : diagnostic profond laissant place aux points de vue différents ; recherche des solutions les plus adaptées ; évaluation de la mise en œuvre susceptible d’alimenter les correctifs à apporter. Ce devrait être la ligne de conduite tant la complexité de nos sociétés et des problèmes à traiter, la multiplicité des situations et aspirations individuelles, les replis et l’incapacité à relier projet individuel et trajectoire collective aboutissent au grand écart entre promesse et vécu des citoyens ou des travailleurs ; et à tant de réformes qui s’enchaînent sur le même sujet et donnant le sentiment du surplace. Nous l’avons expérimenté dans l’exercice d’évaluation des ordonnances travail de 2017[4]. Et c’est loin d’être la seule réforme conduite sur un diagnostic trop superficiel ou trop partisan échouant à aboutir aux résultats promis. Parce que l’expertise de l’administration, le point de vue de l’expert suffiront de moins en moins à saisir la diversité des situations et à inventer les solutions faisant progresser le « vivre ensemble », il faut accroître le rôle de la démocratie sociale dans l’ensemble des processus de réforme : diagnostic contradictoire, élaboration des solutions, implication dans la mise en œuvre et l’évaluation.
C’est exigeant pour la démocratie sociale. Elle puise sa légitimité et son efficacité dans sa relation directe avec les travailleurs sur les lieux de travail. Et c’est sa capacité à se saisir des réalités de terrain, à en faire une lecture consolidée versée dans le débat national qui fait à la fois son intérêt et sa légitimité dans la confrontation démocratie sociale/démocratie politique.
Le syndicalisme, en dépit de ses faiblesses, reste dans notre société une des rares organisations collectives où volontairement des millions de personnes de tout secteur, territoire, statut social se retrouvent, confrontent, décident, agissent… Mais la représentation collective des travailleurs au sein de l’entreprise n’échappe pas à la crise de représentation qui affecte l’ensemble des institutions et les ordonnances travail de 2017 n’ont rien arrangé. Elles ont voulu, à raison, confier à la négociation collective d’entreprise le soin de traiter localement tout ce qui pouvait l’être. Mais elles ont aussi fait du Comité social et économique (CSE) un lieu d’empilement intenable des sujets à traiter par des élus disposant de moins de moyens. In fine, on a aujourd’hui des élus plus éloignés des salariés, ayant plus de difficultés à capter des évolutions du travail en plein bouleversement et, dans le même temps, un risque d’éloignement grandissant avec leurs organisations nationales. La sanction pointe à tous les niveaux : un discours général vient combler la trop faible connaissance du réel et des aspirations individuelles.
La loi Pacte a fait faire un bond sérieux dans la reconnaissance de ce que devenait l’entreprise, la place de ses parties constituantes (ou parties prenantes internes) et de ses parties prenantes, sa responsabilité sociétale et sociale. Son pendant devrait être une nouvelle déclinaison du rôle de la représentation collective des travailleurs articulée avec celles des autres parties prenantes. C’est un chantier qui n’est pas vraiment ouvert alors qu’enjeux environnementaux, montée en puissance du numérique, contexte géopolitique sont en train de tout bouleverser. Tous ces sujets sont porteurs d’opportunités mais aussi d’angoisse et de risques d’affrontement. Le dialogue professionnel donnant la parole aux travailleurs sur l’organisation de leur travail et son articulation avec la représentation collective des travailleurs que mettent en œuvre quelques entreprises ouvre la voie à un renouveau de la démocratie sociale dans l’entreprise. Elle traduit une forme de participation et de subsidiarité dont on ne peut faire l’économie pour redonner force à la démocratie de représentation, garante de la vitalité de nos institutions.
Mais beaucoup trop d’entrepreneurs ne considèrent la démocratie sociale que comme une contrainte là où il faut rechercher les moyens d’en faire une plus-value pour l’entreprise et les travailleurs. Osons le parallèle avec la démocratie sociale que le pouvoir politique dédaigne trop souvent alors qu’il faudrait en faire un levier de redynamisation de la démocratie.
La réforme des retraites a amplifié le débat sur la crise et la légitimité de la démocratie. La crise démocratique qui nous affecte ne fait pas de notre pays une exception. Son héritage élitiste et centralisateur en est une, qui n’est pas sans conséquence sur sa profondeur et dans son regard vis-à-vis de la démocratie sociale.
Appréhender les limites de notre situation et travailler à les dépasser est un chantier exigeant et de long terme. Il n’épargne personne et les défis à relever au cœur de nos modes de production, de vie nous confirment qu’il n’y aura pas de salut dans le simple prolongement de l’histoire. On n’attend pas des organisations d’aujourd’hui qu’elles reproduisent les stratégies d’hier. Être fidèle aux valeurs, c’est les réincarner dans les combats de maintenant, dans un contexte par bien des aspects inédit.
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[1] Gilbert Cette, Guy Groux, Richard Robert, « Une démocratie sociale hésitante », Telos, 9 juin 2023.
[2] ANI du 11 janvier 2008, qui créa notamment la rupture conventionnelle.
[3] Programme de travail des partenaires sociaux aboutissant en particulier à l’accord « Voies et moyens de la négociation collective », juillet 2001.
[4] Voir sur le site de France Stratégie la note conclusive des coprésidents (Jean-François Pilliard et Marcel Grignard).