La conférence sociale ne doit pas être seulement une grand-messe edit
La rencontre des chefs de partis avec le président de la République, le 30 août, s’est terminée par une annonce de ce dernier de l’organisation prochaine d’une conférence sociale « sur les carrières et les branches situées sous le salaire minimum ». On croyait ces grandes messes révolues, le président veut leur donner une nouvelle jeunesse. Que peut-on attendre d’une telle initiative, concrètement ?
La négociation salariale est du ressort des partenaires sociaux
Immédiatement après l’annonce du président, des dirigeants de plusieurs partis de la NUPES ont appelé à décider « d’indexer les salaires sur l’inflation ». Un tel appel est étonnant : la négociation salariale est du ressort des partenaires sociaux. Elle constitue même l’un des domaines phares de la négociation collective.
Dans une très grande majorité de pays démocratiques avancés, les partenaires sociaux auraient fortement réagi à cet appel à une indexation automatique des salaires, en signalant qu’une telle indexation affaiblirait le dialogue social en réduisant son champ. L’étonnement grandit donc encore quand certains syndicats de salariés relaient cet appel.
Les syndicats ont montré une réelle capacité de mobilisation au moment du conflit contre la réforme des retraites, alors même que cette réforme était en débat parlementaire et donc logiquement davantage du ressort des partis. Dans d’autres pays démocratiques et avancés, comme l’Allemagne, les syndicats s’exposeraient à des poursuites et des risques financiers en s’opposant de façon conflictuelle à une réforme nationale discutée au Parlement. La négociation salariale dans les branches et les entreprises est, à l’inverse, indiscutablement de la responsabilité des partenaires sociaux et donc des syndicats de salariés.
La demande d’une indexation automatique de la part de syndicats est une illustration du fait que le syndicalisme français est atomisé et politique. Comparée aux autres pays avancés, la France se caractérise par des syndicats nombreux pour une faible proportion de salariés syndiqués, et politisés, les confédérations intervenant dans les débats nationaux et, pour plusieurs d’entre elles, cherchant à se démettre de domaines comme la négociation salariale qui sont ailleurs au cœur de l’action syndicale. Comment s’étonner alors que, comme l’indiquent plusieurs enquêtes, une forte proportion, sinon une majorité de salariés, ne se sentent pas réellement représentés par les syndicats ?
La négociation salariale de branches
Depuis la fin de l’année 2020, le SMIC a été relevé à sept reprises, au total de 13,5 %. Son pouvoir d’achat a été bien préservé puisqu’il est indexé sur l’indice des prix à la consommation (hors tabac) du premier quintile de revenus, pour lequel l’énergie et les produits alimentaires représentent une part des dépenses de consommation supérieure à celle du ménage moyen. Lors de ces revalorisations, le SMIC est devenu supérieur à des minima salariaux dans de nombreuses branches. Bien sûr, aucun salarié n’est payé moins que le SMIC et dans ce cas un complément salarial s’ajoute au salaire contractuel pour porter la rémunération au moins au SMIC. Cependant, ces situations resserrent la hiérarchie des salaires et augmentent la masse salariale éligible aux allègements de contributions sociales employeurs ciblés sur les bas salaires, et donc le coût de ces allègements pour les finances publiques.
À ce titre, l’Etat est légitime à intervenir. Il l’a fait via la loi Pouvoir d’achat d’août 2022, qui a ouvert la possibilité de considérer une non-conformité durable de minima salariaux comme le symptôme d’une insuffisance de la négociation collective. Et cette insuffisance peut justifier de fusionner d’autorité la branche concernée avec une autre branche. La loi Pouvoir d’achat raccourcit également les délais dans lesquels des négociations salariales doivent être engagées dans les branches dont des minimas seraient non conformes, autrement dit seraient inférieurs au SMIC.
La période actuelle d’attention budgétaire appelle à aller plus loin. Nous avons évoqué quelques pistes dans des billets Telos antérieurs. Une autre piste pertinente serait de définir le barème des contributions sociales employeurs non en fonction du SMIC mais en relation avec des niveaux de salaires nominaux décidés par les pouvoirs publics. Ces derniers reprendraient ainsi le contrôle des allègements de contributions sociales, et pourraient éviter le comportement opportuniste de certaines branches qui tardent à rendre leurs minima conformes au SMIC afin que leurs entreprises adhérentes bénéficient d’allègements de contributions sociales employeurs plus importants. Il est choquant de constater qu’actuellement, le fait que les allègements de contributions sociales employeurs soient basées sur le SMIC incite financièrement les branches à des comportement non-vertueux de non-conformité de leur minima salariaux.
Les salaires contribueront à financer la détérioration des termes de l’échange
Une question pertinente à aborder dans cette conférence sociale est de savoir qui doit payer la forte hausse du prix de certaines importations comme les produits énergétiques fossiles et les produits alimentaires. Les gains de productivité, déjà atones depuis 2005 avant la crise sanitaire et nuls sinon même négatifs depuis cette crise, ne peuvent spontanément contribuer à ce financement. Aussi, les payeurs potentiels ne sont pas légions : cela peut être les entreprises, les ménages de demain ou les ménages d’aujourd’hui.
Si ce sont les entreprises, cela se traduirait par moins d’investissement, de croissance et d’emplois et plus de chômage. L’augmentation du chômage réduirait les pressions salariales. Les ménages finissent toujours par payer une détérioration des termes de l’échange. Il a fallu un peu moins de deux années pour le comprendre au premier gouvernement Maurois après la victoire de la gauche en 1981, dans des circonstances comparables de forte dégradation des termes de l’échange liée au chocs pétroliers. En mars 1983, face au risque d’un désastre économique, ce gouvernement a interdit l’indexation des salaires sur les prix et engagé la stratégie de « désinflation compétitive ». La gauche actuelle semble avoir oublié cette expérience.
Les ménages de demain peuvent contribuer à financer la dégradation des termes de l’échange, si l’Etat finance via une augmentation de la dette publique. On l’a déjà beaucoup fait, et on peut même dire que la France a une grande pratique de cette option, qui est pourtant un cadeau empoisonné aux générations futures qui hériteront de la dette publique. Après avoir été fortement sollicitée durant la crise sanitaire puis la crise inflationniste, via, pour ce dernier épisode, la mise en œuvre de dispositifs très onéreux comme le bouclier tarifaire et la ristourne à la pompe, cette voie semble désormais abandonnée. C’est l’expression du retour à un réalisme budgétaire oublié durant des décennies et encore sur les années récentes, et qui a porté la dette au-delà de 3000 milliards d’euros.
Concernant les ménages d’aujourd’hui, les plus de 600 milliards d’euros de prestations annuelles, dont les retraites font plus de la moitié, sont de fait indexés sur l’inflation. Il reste donc les salaires moyens et élevés, les bas salaires bénéficiant de l’indexation du SMIC. On ne peut échapper à un resserrement de l’éventail des salaires…
Un article récent de Laurent Baudry, Erwan Gautier et Sylvie Tarrieu publié par la Banque de France montre que ce resserrement est en cours. Y compris concernant les minima salariaux de branches négociés, dont les revalorisations depuis 2021 sont décroissantes avec le niveau de ces minima. De fait, les négociations salariales de branches ont bien intégré qu’un resserrement de l’éventail des salaires, qui s’accompagne d’une perte de pouvoir d’achat pour les salaires moyens et élevés, doit contribuer au financement de la détérioration des termes de l’échange.
Les carrières salariales sont freinées par de multiples dispositifs
La question des carrières salariales fait aussi partie du menu évoqué de la conférence sociale. Ce thème est complexe, car de nombreux dispositifs déployés et amplifiés ensuite en France sur les dernières décennies pour lutter contre la pauvreté contribuent à freiner les carrières salariales, par leurs effets sur le demande de travail des entreprises mais aussi sur l’offre de travail des salariés.
Du côté de la demande de travail des entreprises, des baisses de contributions sociales employeurs ciblées sur les bas salaires ont été instaurées en France au début des années 1990. Elles ont ensuite été largement développées, par des gouvernements de colorations politiques différentes, ce qui témoigne de leur caractère trans-partisan. Ces baisses connaissent leur maximum au niveau du SMIC et diminuent ensuite avec le niveau du salaire. Elles visent à réduire le préjudice d’un niveau élevé du salaire minimum sur l’emploi des personnes les moins qualifiées. L’effet du coût du travail au voisinage du SMIC sur l’emploi des personnes les moins qualifié est probablement important en France, ce qui justifie de tels dispositifs. Le Pacte pour la compétitivité et l’emploi de 2012 a ajouté, dès 2013, à ces réductions très ciblées des contributions sociales employeurs, un crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) intégré en 2019 au barème des contributions sociales, qui consiste en une baisse uniforme du taux de contributions sociales employeurs jusqu’à 2,5 SMIC. Et le Pacte de responsabilité de 2015 a ajouté à cela une nouvelle baisse uniforme du taux de contributions sociales employeurs jusqu’à 3,5 SMIC. Ces deux derniers dispositifs visent à améliorer la compétitivité des entreprises. Le coût global de l’ensemble de ces baisses de contributions sociales employeurs est considérable : il serait de l’ordre de 88 milliards d’euros en 2023, soit plus de 3% du PIB. Jusqu’à 1,6 SMIC, la dégressivité avec le salaire des baisses de contributions sociales employeurs aboutit à ce qu’une hausse de salaire de 1% entraîne une hausse du coût du travail d’environ 1,4 %. Une telle situation peut aboutir à des effets de trappes à bas salaires : un chef d’entreprise accordant une augmentation salariale à un salarié peu qualifié dont la productivité a progressé, l’augmentation du coût du travail équivalente (en pourcentage) à cette hausse de la productivité correspondra à une hausse de salaire nettement inférieure.
Par son effet sur la demande de travail des entreprises, une telle situation réduit l’incitation financière à la mobilité salariale des salariés proches du SMIC. Plus globalement mais aussi plus conjoncturellement, la dégressivité des réductions de contributions sociales patronales ciblées sur les bas salaires peut aussi contribuer à désinciter les employeurs à la négociation salariale de branche.
La mobilité salariale au bas de l’échelle des revenus est également, en France, désincitée du côté de l’offre de travail car les gains monétaires qui lui sont associés sont fortement abaissés par une organisation fiscale et sociale très spécifique.
Un chiffrage proposé par l’OCDE calcule le ratio entre le revenu disponible net, prenant en compte toutes les prestations monétaires et l’impôt sur le revenu, pour un salarié célibataire travaillant à temps plein dans deux situations. Dans la première situation, le salarié est au SMIC, et dans l’autre il est payé au salaire médian, c’est-à-dire au salaire au-dessous duquel sont payés la moitié des salariés et au-dessus duquel sont payés l’autre moitié des salariés. Ce ratio est en France de 80%. Autrement dit, le passage de ce célibataire travaillant à temps plein du SMIC au salaire médian n’augmente son revenu net que de 25%. Ceci alors même que son salaire aura augmenté de près de 65% ! Et alors même que cette mobilité du SMIC au salaire médian aura pu nécessiter, pour notre salarié, des efforts de formation entraînant des sacrifices concernant sa vie personnelle.
Cet écart impressionnant entre un gain en revenu net de 25% pour un gain salarial de 65% s’explique par la dégressivité des prestations et la progressivité de l’impôt avec le revenu. Notre célibataire à temps plein bénéficie lorsqu’il est au SMIC de diverses prestations, comme par exemple la prime d’activité ou les aides au logement, et ces prestations diminuent logiquement lorsque son salaire augmente. Cette dégressivité des prestations permet de les cibler sur les bas revenus en évitant un coût prohibitif pour les finances publiques, mais elle réduit les gains de la mobilité salariale. Symétriquement, notre célibataire à temps plein devient éligible à l’impôt sur le revenu lorsque son salaire augmente, le taux de cette imposition directe étant lui-même croissant avec le revenu. C’est donc bien l’organisation fiscale et sociale qui explique l’écart entre les gains en revenu net et les gains en salaire de notre célibataire à temps plein lorsqu’il passe du SMIC au salaire médian.
La France est sans doute le pays de l’OCDE dans lequel des dispositions fiscales, bienveillantes puisqu’elles visent à réduire la pauvreté laborieuse et à stimuler l’emploi des moins qualifiés, désincitent le plus la mobilité salariale au bas de la distribution des salaires. Ces aspects devraient être abordés à la conférence sociale.
Ils sont complexes et les réponses aux désincitations évoquées à la mobilité salariale des moins qualifiés qui seraient sans coût sur les finances publiques sont encore à élaborer. A côté de ces sujets qui concernent les pouvoirs publics par leur forte dimension fiscale, la question de la mobilité salariale et des carrières devrait être un objet de la négociation collective de branche et d’entreprise. La création du compte personnel de formation (CPF) et les réformes de la formation professionnelle sur les dix dernières années peuvent faciliter l’acquisition ou le renforcement de qualifications permettant des enrichissements de carrière. Mais les carrières sont souvent assez spécifiques aux activités et la négociation collective de branche doit jouer en ce domaine un rôle central. Ici encore, les partenaires sociaux ne doivent pas être dessaisis de leurs prérogatives.
Les travailleurs pauvres
La conférence sociale pourrait également s’intéresser à la question des travailleurs pauvres. Les deux principales causes de la pauvreté laborieuse sont les situations de temps partiel, du fait d’un nombre insuffisant d’heures travaillées qui abaisse mécaniquement le salaire, et la configuration familiale et le fait, en particulier concernant les familles parentales, d’avoir la charge d’enfants. Le cumul de ces deux facteurs aboutit à des situations de pauvreté laborieuse très fortes, qui touchent par ricochet les enfants concernés. Les réponses à ces situations sont complexes, et appellent des dispositifs visant à diminuer les occurrences de temps partiel contraint et à faciliter les gardes d’enfants.
Concernant la lutte contre le temps partiel contraint, le rôle des partenaires sociaux est essentiel pour construire et développer les logiques de temps choisi. Ces réponses sont plus complexes à construire qu’une hausse du salaire minimum dont les effets sur ces situations de pauvreté sont faibles. Il faut donc souhaiter que, dans le cadre de la conférence sociale, les syndicats de salariés auront à cœur d’affronter ces difficultés et ne se contenteront pas, en ce domaine de la pauvreté laborieuse, de l’appel pavlovien mais inefficace, sinon contreproductif, à une hausse du salaire minimum.
Les enjeux de la prochaine conférence sociale sont forts et nombreux. Mais tant en ce qui concerne les salaires que les carrières, les partenaires sociaux ont un rôle central à jouer. L’Etat ne doit pas se substituer à eux car il affaiblirait sinon un dialogue social encore peu vaillant dans notre pays.
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