Comment ne pas jouer le drôle de jeu de l’Arabie Saoudite edit
L’augmentation des prix des carburants est devenue un sérieux casse-tête pour le gouvernement, pressé d’agir pour protéger les consommateurs. Les autorités françaises ne sont pas les seules à se débattre. Au Japon, où la dépréciation de la devise s’ajoute au renchérissement des produits pétroliers, les autorités ont décidé de prolonger les subventions à la pompe mises en place en janvier 2022. Que la hausse des prix des carburants fossiles aide à décarboner nos économies en réduisant les kilomètres parcourus et en déplaçant la demande vers des véhicules moins émetteurs de CO2 ne pèse guère face aux sondages et aux risques politiques. En réalité, les autorités des pays importateurs ne maîtrisent pas l’origine du choc provoqué essentiellement par la hausse du brut. Pour réfléchir à une réponse politique adaptée, il faut d’abord s’interroger sur les causes de la hausse.
Le principal facteur haussier vient du marché du brut, pour lequel cause est entendue : la hausse du prix du pétrole résulte d’une stratégie délibérée de l’Arabie Saoudite. Disposant d’une capacité de production supérieure à 11 millions de barils par jour (mb/j), niveau d’ailleurs dépassé en septembre 2022, le royaume a réduit sa production à moins de 9 mbj dans le cadre des accords OPEP+ avec la Russie et de sa propre stratégie. En juin dernier, l’OPEP avait confirmé que les quotas réduits seraient prolongés. L’Arabie Saoudite en rajouta, annonçant une réduction supplémentaire (1 mb/j) de sa production. L’agence américaine d’information sur l’énergie (EIA) confirmait récemment que la production saoudienne était effectivement tombée à 8,7 mb/j en août. Résultat, le cours de la variété exportée par l’AS, l’arabe léger, a frôlé 100$/b fin septembre, entraînant celui du Brent à 95$, une augmentation de près de 30% en l’espace de trois mois. Depuis, le cours du brent s’est replié à 85$/b, encore 15% plus cher qu’au mois de juin, avant de remonter à 90$, suite à l’attaque du Hamas contre Israël.
Les raisons de la stratégie saoudienne ne sont pas aussi claires que la communication de l’OPEP ne l’indique. Officiellement, il s’agir de soutenir les cours dans un contexte d’affaiblissement anticipé de la demande, même si ce n’est pas ce qu’anticipe l’Agence internationale de l’énergie qui, dans son rapport de septembre, prévoit une augmentation de 1% de la demande mondiale en 2024.
Les leçons de 1986
Tenter de soutenir les prix en réduisant sa propre production a un précédent historique. Après le quasi triplement du prix du brut entre 1978 et 1980 (+163%), conséquence de la révolution iranienne et du déclenchement de la guerre avec l’Iraq, les pays de l’Opep se mirent d’accord sur un prix de référence (34$ pour l’arabe léger, soit environ 110$ d’aujourd’hui). Alors que les économies occidentales s’enfonçaient dans la récession à la suite du choc pétrolier et de la politique monétaire anti-inflation de la Réserve fédérale américaine, la seule façon de maintenir le prix était de baisser l’offre. Or seule l’Arabie Saoudite était en mesure de moduler sa production pour soutenir les cours, du fait de sa position dominante et de ses réserves financières. Les autres producteurs de l’Opep, tout en se déclarant solidaires, n’étaient pas prêts à perdre des recettes pour l’objectif commun, tant étaient pressants leurs besoins domestiques. Cette stratégie aboutit à une chute drastique de la production saoudienne, sa part de marché mondiale passant de 18% en 1981 à seulement 6% en 1985, ainsi qu’à un effondrement de ses recettes. Seul acteur à jouer le rôle de producteur marginal – celui à même d’équilibrer le marché – l’Arabie Saoudite avait non seulement laissé la place à d’autres membres de l’OPEP comme le Nigéria, mais avait bien involontairement accéléré les investissements dans la recherche de pétrole, avec pour conséquence une forte augmentation de la production hors OPEP. En 1986, la stratégie saoudienne vira radicalement, avec une augmentation de la production de 50% qui fit chuter le prix du brut, mais permit au royaume dans les années qui suivirent de reprendre les parts de marché perdues et de reconstituer son pouvoir de marché. En 2022, sa part du marché mondial était d’environ 14%.
Nous ne sommes pas en 1985, mais …
Les parallèles avec la situation présente ne manquent pas. Par exemple, l’Arabie saoudite est pratiquement seule à respecter l’accord OPEP+. La promesse de la Russie de réduire sa production de 0,5 mb/j et ses exportations de 0,3 mb/j n’engage que ceux qui la croient. En réalité, tout baril produit et exporté, par quelque moyen et route que ce soient, est si précieux pour financer la guerre contre l’Ukraine que, non seulement la Russie pompe tout ce qu’elle peut, mais, pour contourner l’interdiction européenne d’assurer des navires transportant du pétrole russe acheté à plus de 60$/b, elle a mobilisé par l’intermédiaire de sociétés écrans une flotte de pétroliers « de l’ombre », bien documentée dans cet article du Monde, flotte qu’elle assure elle-même. Par ailleurs, l’Iran et le Venezuela ont profité de la situation pour augmenter leurs propres productions, au détriment de l’Arabie Saoudite. Un second parallèle avec les années 1980 est la politique de la Réserve fédérale, bien décidée à reconquérir sa crédibilité anti-inflation en poussant les taux d’intérêt à la hausse.
Il y a bien entendu de grandes différences avec les années 1980. Les économies occidentales ont, jusqu’à présent du moins, bien résisté aux potions monétaires, d’ailleurs infiniment moins amères que celles administrées par Paul Volcker en 1980, elles sont bien moins gourmandes en pétrole qu’elles ne l’étaient, et l’augmentation des prix est un ordre de grandeur plus faible qu’alors.
Il n’empêche. Vouloir soutenir les cours en limitant sa production peut certes fonctionner à court terme, comme on l’a observé en août et septembre, mais, à terme, ne peut que causer un sérieux retour de flamme. En effet, la hausse des cours, si elle devait se maintenir, réduirait encore plus la demande en raison de son effet dépressif sur l’économie mondiale, lui-même amplifié par la réaction de la Fed, qui ne pourrait ignorer les conséquences de l’inflation pétrolière sur les revendications salariales – les syndicats américains de l’automobile demandent des augmentations de salaire de 35 à 40% ! Avec une demande plus faible, l’Arabie Saoudite devrait réduire encore plus sa production pour maintenir les cours. D’autres profiteraient des cours élevés pour augmenter leur production, à commencer par les producteurs américains de pétrole de schiste. Au bout du compte, le royaume verrait sa part (donc son pouvoir) de marché s’éroder et ses revenus chuter. Pour que son revenu s’accroisse, il faut en effet que les prix augmentent de plus de 25%, pour compenser la baisse de 20% de sa production.
Quelle mouche a piqué MBS de faire un tel cadeau à Poutine?
Comme on n’a certainement pas oublié à Riyadh les déboires de la stratégie de soutien des prix des années 1980, il faut probablement chercher ailleurs les motivations du pouvoir. Risquons quelques hypothèses.
En premier lieu, la bête noire des producteurs du Golfe n’est pas la Russie, qui n’a guère de marges de manœuvre et avec qui on peut discuter d’État à État. L’ennemi, ce sont plutôt les producteurs américains de pétrole « serré » (extrait de schistes grâce aux innovations technologiques) apparus dans les années 2000, mais qui n’ont commencé à peser sur l’équilibre mondial que dix ans plus tard. Très flexibles et réagissant aux fluctuations des prix sans considération pour la politique, ils ont bousculé l’Arabie saoudite et ses alliés de leur piédestal de producteur marginal. Or les producteurs de Spraberry, Bakken, Wolfcamp ou Bonespring, ces districts champions du pétrole serré, sont financés par crédits bancaires ou sur les marchés des junk bonds. Ils sont donc très sensibles aux taux d’intérêt, lesquels leur sont devenus défavorables. Les stratèges d’Aramco ont donc pu penser que ces concurrents ne pourraient pas profiter de l’aubaine de prix plus élevés pour reprendre des parts de marché. De fait, la production de pétrole serré n’a que faiblement augmenté depuis le début de l’année (0,3 mb/j). Et si des taux d’intérêt plus élevés pour plus longtemps en acculait certains à la faillite, ce serait un point de gagné, même si le répit ne serait que de courte durée, le pétrole en terre étant toujours là.
En second lieu, le prince héritier et dirigeant de facto de l’Arabie saoudite Mohammed Bin Salman (MBS) n’ignore pas que le principal bénéficiaire d’une politique pétrolière restrictive est le président Poutine. La hausse des cours mondiaux a entraîné avec elle celui de l’urals, qui est passé de 60$/b, le plafond des sanctions, à 84$ fin septembre, soit une décote de seulement 12% par rapport au brent, alors qu’elle excédait 30% il y a six mois. Selon le rapport déjà cité de l’AIE, le revenu des exportations russes a augmenté de près de 2Mds$ au mois d’août. Il s’est certainement encore étoffé en septembre. En année pleine et si ses effets devaient durer, la stratégie saoudienne rapporterait de 20 à 30 Mds$ de plus à la Russie. L’avantage que les dirigeants russes peuvent en tirer dans leur tentative de soumettre l’Ukraine est considérable.
Mais quel avantage pense-t-on en tirer à Riyadh de ce cadeau à Poutine, si ce n’est de bien faire comprendre aux États-Unis que le temps où ils pouvaient dicter leurs conditions aux Saoudiens est bel et bien fini ? Nous ne nous hasarderons pas sur ce terrain, mais tenons à observer que, puisque l’argument d’un avantage économique pour l’Arabie Saoudite est peu convaincant, il faut bien chercher du côté géopolitique les raisons profondes de cet étrange jeu.
Alors, que faire si on ne peut pas faire grand-chose?
Pour les pays importateurs ayant peu de prise sur les décisions saoudiennes, ce qui est le cas de la France comme du Japon, que peut-on faire pour limiter les dégâts et ne pas entrer dans le jeu de billard à un nombre indéterminé de bandes joué par MBS ?
Faut-il suivre la tactique japonaise, c’est-à-dire prolonger les mesures de réduction du prix à la pompe par subvention directe ? De nombreuses voix plaident en ce sens, qu’il s’agisse de « bloquer les prix » (NUPES), de réduire les taxes sur les produits (ristourne demandée par Eric Ciotti des Républicains, baisse de la TVA pour le Rassemblement National, TICPE flottante pour Richard Ramos du Modem…). Le blocage des prix serait la pire des mesures, car, à moins d’être à un niveau supérieur à celui du marché, ce qui n’est évidemment pas l’idée poursuivie, il entraînerait immédiatement un rationnement de l’offre, les raffineurs et les distributeurs ne pouvant satisfaire la demande au prix fixé par l’État. Les files d’attente aux stations se formeraient immédiatement.
Les propositions de réduction de taxes ou de ristourne, ce que le gouvernement avait d’ailleurs mis en place pour toutes les sources d’énergie lors de l’explosion des prix en 2022, ne tient pas mieux la route. Si l’on y réfléchit bien, cela reviendrait à transférer les ressources fiscales de la France vers l’Arabie Saoudite ou la Russie, selon l’origine des produits importés. Imaginons en effet que tous les importateurs suivent la même politique d’effacement des hausses par baisse des taxes. La stratégie malthusienne de l’Arabie Saoudite s’en trouverait alors récompensée, puisque la hausse du cours du pétrole n’aurait pas d’effet sur la demande. Le surplus de revenu du producteur de pétrole serait égal aux pertes fiscales des importateurs dues aux ristournes. On ne s’y prendrait pas autrement pour encourager les producteurs à pousser encore plus leurs prix vers le haut, puisqu’ils auraient l’assurance que cela n’entamerait pas l’appétit des consommateurs pour leurs produits.
Dans le cas de la France, la seule justification économique à la stratégie de bouclier mise en place en 2022 était de lisser le choc d’inflation importée causé par l’agression russe, de façon à limiter les hausses de bas salaires inhérentes à notre système de salaire minimum surindexé sur l’inflation. Il s’agissait de réduire le risque d’une perte de compétitivité difficilement réversible. Mais le remède n’était justifié que par l’ampleur du choc et ne valait qu’à condition d’être temporaire. Il a permis d’éviter une inflation nettement supérieure à 10% comme chez certains de nos voisins. Poursuivre la perfusion, alors que l’augmentation des prix importés est bien plus limitée qu’après le déclenchement de la guerre, paraît d’autant moins justifié que, comme le montre l’analyse précédente, la stratégie de l’Arabie Saoudite n’est pas soutenable. Tôt ou tard, MBS décidera que l’érosion de sa part de marché va fondamentalement contre ses intérêts, et le prix du pétrole baissera.
Se prêter au jeu tortueux de l’Arabie saoudite et subventionner les émissions de CO2 inhérentes à l’utilisation des carburants fossiles d’ici là n’est pas dans notre intérêt.
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