Redistribution pétrolière et revenu universel edit
Pour financer un revenu universel, il faut des ressources financières. Que font les pays riches de la rente pétrolière ? Les trois cas des émirats, de la Norvège et de l’Alaska, montrent que l’idée de revenu universel peut s’incarner, certes de façon contrastée.
L’idée de revenu universel provoque des débats et enclenche des expériences, sous diverses formes, à travers le monde. De plus en plus documentée, elle ne s’incarne véritablement que dans de très rares réalisations. Le sujet aura été, en France, au-devant de la scène à l’occasion de l’élection présidentielle de 2017. Sous une ambition plus réduite et sous la dénomination de « revenu universel d’activité » (RUA) il a fait l’objet d’une instruction technique très poussée. À l’échelle globale, le serpent de mer du revenu universel est réapparu à l’occasion de la crise du coronavirus, sous ses deux options de dépense budgétaire ou de création monétaire (la « monnaie hélicoptère »). Alors que depuis la crise Covid, on l’évoque moins, en tout cas en France, le projet reste l’un des plus intéressants parmi ceux énoncés pour réviser en profondeur les systèmes de protection sociale.
Une idée générale en quête de financement
Au sens strict, l’idée procède d’un revenu individuel (forfaitaire), universel (servi à toute la population d’un territoire) et, surtout, inconditionnel (sans contrepartie). Elle n’a jamais été véritablement mise en œuvre (sauf peut-être dans le cas singulier de l’Alaska). En revanche, nombre d’expérimentations, sous son nom ou sous d’autres syntagmes, jalonnent son histoire désormais relativement longue. Le revenu universel apparaît ainsi, sous des traits divers, sur tous les continents.
Ses formes, ses paramètres, ses cibles varient selon les projets. Au nom du revenu universel, on peut mettre au jour trois orientations bien différentes. Avec un tel outil, certains veulent compléter le système public de redistribution. D’autres souhaitent le réorienter. D’autres, encore, y voient un recours pour supprimer l’État providence.
De plus en plus couverte par de l’expertise et ouvrant sur une bibliographie conséquente, la proposition connaît maintenant un jeu très détaillé d’arguments et de contre-arguments, avec donc ses partisans et ses opposants. Qu’il s’agisse d’un revenu régulier ou d’une dotation en capital pour les jeunes (avec une redistribution a priori), des conceptions concurrentes de la justice sociale s’opposent ou se complètent. Il faut dire ici que le revenu universel présente, entre autres, l’intérêt de rassembler, certes avec des visées différentes, des libéraux radicaux, des socio-démocrates conséquents, des utopistes provenant d’horizons pluriels.
Souvent le sujet revient à des confrontations expertes entre économistes et philosophes, retentissant de façon militante dans le débat public intéressé, autour des évaluations relatives aux effets redistributifs généraux d’une telle réforme (on peut aussi dire révolution) ainsi qu’aux effets sur plusieurs catégories de la population, les pauvres, les jeunes et les femmes notamment.
Une question centrale traverse le dossier : pourquoi pas, mais avec quels financements ? Il est facile de dire, en ironisant, qu’un revenu universel d’un euro par an et par personne vivant en France se financerait sans grande difficulté. Il en coûterait moins de 70 millions. Bien entendu, cela ne servirait strictement à rien. Pour que le projet ait un sens, il faut envisager un revenu substantiel. Et à cet effet, il faut trouver d’autres voies et moyens pour, le cas échéant, faire vivre une telle option. Passons sur les colossales réformes socio-fiscales qu’il faut envisager, et jetons un œil du côté de pays qui, par l’exploitation de leurs ressources naturelles, peuvent considérer, voire même réaliser l’idée d’un revenu universel.
Trois voies pétrolières
L’idée, fantasmée ou sérieusement renseignée, présente toujours l’intérêt de faire réfléchir. Dans la collection de ces réflexions, on peut échafauder une rapide théorie de la redistribution, avec le cas particulier des pays bénéficiant massivement du pétrole.
Nombre d’États ont vu, avec le pétrole, jaillir une fortune qu’il a fallu organiser. Trois voies s’ouvrent. Dans un premier cas, l’or noir autorise le financement d’une prestation universelle, individuelle et inconditionnelle. C’est le cas, unique, de l’Alaska. Dans un second cas, la ressource est mise au service de l’épargne et des équipements collectifs. C’est le cas de la Norvège. Une troisième option, typique des pétromonarchies du Golfe, consiste à enrichir les familles régnantes et à fournir des services strictement réservés aux ressortissants nationaux.
Dans les trois cas, il s’agit de pays passés rapidement, au 20e siècle, de la pauvreté à l’opulence. Revenons sur ces trois schémas. Les Émirats arabes unis assurent une redistribution très inégalitaire, très éloignée des principes des promoteurs d’un schéma de type revenu universel. Les nationaux y disposent d’un système éducatif et sanitaire gratuit, ainsi que d’un ensemble de prestations sociales généreuses. Mais cette offre se limite aux membres des familles émiraties, qui ne représentent qu’une fraction réduite de la population de ces émirats. Très haut niveau de rente pétrolière, mais aucun revenu universel à l’horizon.
La Norvège incarne un autre modèle, celui d’une redistribution égalitaire et social-démocrate. Le fonds souverain norvégien, né en 1990, redistribue, à sa manière, la manne pétrolière qui inonde financièrement le pays depuis la découverte des gisements dans la mer du Nord en 1969. Établi pour préparer le royaume à l’après-pétrole, il capitalise, aujourd’hui, environ 1 200 milliards de dollars. Parallèlement, les gouvernements successifs investissent dans les infrastructures et les services en faveur de l’ensemble des résidents. Là-bas, aucune prestation véritablement universelle, mais tout le monde est bien couvert par la protection sociale. Du côté de la capitalisation issue des revenus pétroliers, chaque Norvégien se trouve potentiellement à la tête de plus de 220 000 dollars (montant du fonds souverain divisé par les 5,5 millions d’habitants). Tout habitant profite, virtuellement, d’une dotation en capital très substantielle : plus d’un million de dollars pour une famille de cinq personnes. Certes, la somme ne se trouve pas sur des comptes individuels, mais c’est cette logique proprement universelle qui prévaut dans la gestion collective de la richesse en hydrocarbures.
Une troisième option est à l’œuvre, celle de la redistribution égalitaire libérale. L’« Alaska Permanent Fund » a été créé en 1976, par le gouvernement républicain de cet État américain afin de redistribuer directement une partie de la nouvelle abondance et de ne pas étendre outre-mesure l’État-providence. Il permet à tout habitant vivant en Alaska depuis six mois (un peu plus de 700 000 personnes) de toucher un dividende annuel (2 000 dollars les bonnes années, 3 300 en 2022). Celui-ci est servi forfaitairement à tout résident régulier, quels que soient son âge, sa nationalité et son nombre d’années de présence sur le territoire. Il faut simplement y passer plus de six mois par an. Ce fonds souverain singulier fait le choix de verser directement une partie de ses ressources aux habitants. Un peu comme un fonds de pension qui paierait des pensions permanentes dès la naissance. Concrètement, il fait vivre le seul système au monde ressemblant vraiment à un revenu universel. Signalons qu’il propose, pour un couple avec deux enfants, un montant très significativement supérieur aux allocations familiales françaises.
En bref, ce petit tour du monde hydrocarbure et du revenu universel,cette analyse rappelle que bien des modèles différents sont possibles. Et les modèles évoqués ici, liés à la ressource pétrolière, évolueront nécessairement, dans le firmament des idées sur la justice sociale, mais aussi en raison de la perspective d’économies décarbonées. Certes, comme le veut l’adage, la France n’a pas de pétrole mais des idées, notamment sur un revenu dit universel. Tout peut donc être possible. Mais avoir des ressources financières à foison aide considérablement.
Que conclure alors de ce rapide tour du monde de l’hydrocarbure ? Le revenu universel serait-il réservé aux pays devenant subitement riches et ne sachant, en réalité, trop quoi faire de leur richesse nouvelle ? Les pays riches depuis longtemps, et à protection sociale dense, sont-ils condamnés à remiser une telle idée ? Rien n’est écrit. Il est cependant probable qu’une telle option émerge plutôt, dans les pays à État-providence développé, lorsqu’une nouvelle ressource surgit. En l’espèce l’avenir se lirait plus dans le marc de café que dans des projections économiques ou géologiques. En revanche, dans les pays pauvres, là où l’État-providence demeure encore réduit, la possibilité d’un revenu universel, venant vraiment compléter, en tant que socle, un édifice de protection sociale encore en construction, peut plus valablement s’envisager. C’est pour cela qu’il y a probablement plus à attendre des expérimentations en cours en Inde ou au Kenya qu’en France ou aux États-Unis. À moins d’y trouver tout d’un coup, comme en Alaska, en Norvège ou aux Émirats, des possibilités de valorisations financières extraordinaires...
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