Le mythe du tournant néo-libéral edit
C’est une affaire entendue, la France serait victime de son virage ultra-libéral pris il y a vingt, trente ou quarante ans. Tout l’indique, le renoncement aux politiques de soutien de la demande, l’explosion des aides aux entreprises, le recul de l’État-Providence, la panne de l’investissement écologique victime de la rigueur, l’explosion des inégalités, la crise générale de financement des services publics…
On pourrait écarter d’un revers de la main ces affirmations tant l’argument est parfois indigent dans un pays réputé pour le quoiqu’il en coûte, l’expansion continue de l’État-Providence et l’explosion des déficits et des dettes. Après tout, l’OCDE et Eurostat viennent nous rappeler que nous avons le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé parmi les grands pays (seul le Danemark rivalise avec nous), que nos dépenses de protection sociale rapportées au PIB sont les plus élevées de l’OCDE, que les inégalités sont contenues grâce aux efforts de redistribution et à la gratuité de nombre de services publics, que le partage de la valeur ajoutée est resté stable à la différence de ce qui s’observe aux États-Unis et dans nombre de pays européens, que le temps de travail sur une vie est plus faible en France que chez nos partenaires et concurrents et que, résultat de cette politique sociale menée avec constance, nos déficits et nos dettes se sont envolées et le PIB par habitant a décliné par rapport aux États-Unis et à l’Allemagne.
Mais comme cette thèse du tournant néolibéral est ressassée ad nauseam, notamment à gauche de l’échiquier politique, peut-être faut-il la prendre au sérieux et donc la revisiter.
Une thèse en trois temps
Pour cela on dispose d’un ouvrage récent d’Anne Laure Delatte (L’État droit dans le mur, Fayard, 2023) qui entend fonder économiquement et statistiquement cette thèse. La trame de cet ouvrage nous fournit un résumé des idées qui forment le fonds de l’air de ce mouvement de pensée que nous allons explorer.
Le « tournant néo-libéral » qu’elle documente, et dont le résultat global serait la soumission de l’État aux marchés et la dissipation des deniers publics au détriment des citoyens et au profit des entreprises, a trois manifestations.
La première est le basculement de politiques macroéconomiques de gestion de la demande globale vers des politiques d’offre centrées sur les entreprises. Les dépenses publiques longtemps consacrées aux ménages profiteraient aujourd’hui essentiellement aux entreprises.
La deuxième manifestation est lisible dans le financement de l’économie. Là où aux heures glorieuses de l’après-guerre l’État (le Trésor) finançait ses déficits par l’appel à la Banque de France (la planche à billets), il doit recourir aujourd’hui aux marchés financiers pour financer la dette née des déficits. Ainsi l’État qui était au cœur du circuit de financement de l’économie réelle s’est mis à la remorque des marchés et s’il injecte autant de liquidités que par le passé c’est pour financer et gérer une dette contractée sur les marchés.
La troisième évolution marquante tient à la dynamique cassée de l’État-Providence et à sa double évolution du welfare au workfare et du service public statutaire au new public management. Ainsi la logique néolibérale inspirerait des politiques de maîtrise de la dépense sociale, de mise sous condition des prestations et de subversion de la logique de service public par des contraintes de marché.
Une vision tronquée
Que penser de ces thèses ? La première renvoie assurément à la dynamique des politiques publiques sur les soixante-dix dernières années. Longtemps la politique de gestion de la demande globale a été au cœur de l’action publique. C’était l’outil privilégié de gestion des à-coups conjoncturels. Il est vrai également que progressivement les gouvernements ont introduit des baisses de charge pour favoriser l’emploi, l’investissement et la R&D. Mais l’État n’a pas renoncé pour autant aux politiques de gestion de la demande. Il suffit d’évoquer les politiques récentes du quoiqu’il en coûte où l’État a nationalisé les salaires et les trésoreries des PME pour maintenir le pouvoir d’achat et l’activité. Depuis l’État n’a cessé de multiplier les boucliers tarifaires et les aides spécifiques pour protéger les Français des hausses des prix de l’énergie ou de l’inflation.
La politique « néolibérale », ici, doit être ramenée à ce qu’elle est : non pas une inversion de tendance, mais une tentative modeste de compenser le choix maintenu de favoriser la demande et de protéger les ménages. Il s’agit d’un ensemble de dispositifs prothétiques, visant à atténuer les pertes de compétitivité de notre système productif dues à la fiscalité et à la régulation. C’est le cas notamment dans trois domaines : la part employeur des charges sociales, qui ont un effet délétère sur l’emploi non qualifié, les impôts de production et l’impôt sur les sociétés qui dissuade la localisation en France et le poids de la réglementation qui pèse sur l’attractivité.
Il faut ici mettre les points sur les i, face à une petite musique qui monte et dont Anne-Laure Delatte se fait le relais : le niveau de dépense publique très élevé en France serait une illusion d’optique, car, répète-t-elle, une fois qu’on a ôté les « aides aux entreprises » (dépenses fiscales), le niveau redevient « normal ». Or cet argument tombe dès qu’on entre dans les détails : il convient de distinguer ce qui est vraiment aide (subventions, crédits d’impôts comme le CIR) et ce qui relève des allègements de cotisations, qui ne sont pas du tout des aides aux entreprises, mais des subventions au facteur travail, rendues nécessaire entre autres par le niveau élevé du Smic, lui-même en partie dû aux 35 heures. Tant pour ce qui est des impôts de production (dont nous avons de très loin le record d’Europe) que de la part employeur des cotisations sociales, les niveaux français restent extrêmement élevés et pèsent sur l’appareil de production. La « politique de l’offre », il faut le répéter, n’est qu’un atténuation bien timide d’un système qui explique pour une large part le choix des grandes entreprises de localiser leur production hors de France (62% des employés des multinationales françaises travaillent à l’étranger, contre environ 30% pour leurs homologues allemandes et italiennes[1]).
La deuxième thèse a un parfum nostalgique et porte en elle une remise en cause radicale de l’euro. Certes la France a rompu avec le circuit du Trésor, la planche à billets, la sélectivité du crédit, les guichets spécialisés du Trésor. Mais ces orientations ont été prises dans le cadre de l’ouverture de l’économie française, de l’intégration européenne et de l’adoption de l’euro comme monnaie nationale. Certes au sortir de la guerre dans une France à reconstruire la France bénéficiant du plan Marshall a inventé la planification à la française, le circuit du Trésor et la bonification de l’investissement privé, mais dès lors que la France, reconstruction faite, s ‘ouvrait au monde ces outils n’étaient plus mobilisables. L’euro étant notre monnaie mais aussi une monnaie étrangère gérée par la BCE il est normal que nous acceptions des disciplines collectives pour contenir l’inflation, prévenir les risques systémiques, et assurer une croissance vertueuse. On peut estimer que l’enjeu climatique est tel aujourd’hui qu’il nous faut inventer un dispositif financier comparable à celui de l’après-guerre, mais c’est dans le cadre européen et en montrant d’abord notre capacité à tenir nos engagements passés en matière de finances publiques que ce combat doit être mené. Sauf à assumer un cavalier seul dont il faudrait se demander sérieusement, avant de l’envisager, si nous en avons vraiment les moyens – notamment du fait des 3000 milliards de dettes contractés non pas par la faute des marchés financiers qui nous les ont prêtés, mais pour soutenir un modèle social dispendieux qui a grevé notre compétitivité.
La troisième thèse est la plus difficile à discuter car elle s’appuie sur l’évidence des ressentis. Qui ne perçoit les effets de la crise de l’école, de l’hôpital public, qui ne voit l’expansion des déserts médicaux, des lenteurs de la justice, du délabrement des prisons. Le sentiment que partout le service public et la protection sociale reculent est largement partagé. Mais faut-il accuser la faiblesse des moyens ? Les chiffres disent le contraire. À en croire les tenants de cette thèse cela fait quarante ans que nous sommes dans le bain néolibéral et subissons donc la « casse du modèle social ». Or en quarante ans on a inventé les 35 h, le RMI devenu RSA, la couverture maladie universelle, les dépenses de santé ont explosé, les dépenses de retraite représentent 14% du PIB, celles d’indemnisation du chômage ont fortement cru, ce qui fait qu’aujourd’hui les dépenses de protection sociale représentent 32% du PIB, record absolu parmi les pays développés.
Un épisode récent vaut mieux que de longs développements. Dans son effort pour rendre le travail plus attractif, le gouvernement entend réformer le RSA en créant une obligation de donner quelques heures pour la collectivité, ce qui est une mesure typique du workfare. Mais dans le même mouvement, cette mesure dénoncée par certains comme antisociale va être corrigée en élargissant le nombre des bénéficiaires du RSA et en rendant le versement de l’allocation automatique, ce qui en accroîtra le coût total en limitant le non-recours !
Les raisons de la déraison
Alors comment expliquer qu’une telle collection de contre-vérités s’installe au cœur du débat sur notre modèle social ?
La première explication tient aux compromis de l’après-guerre, le choix alors fait en faveur d’une forte socialisation de l’économie et de la politique sociale ont induit une demande illimitée de biens sociaux. Le refus de solutions mixtes en matière de retraite, la gratuité de nombre de services publics, la forte redistribution… tout poussait à demander toujours plus à l’État-Providence.
C’est ensuite le résultat d’une stratégie de la gauche française qui jusqu’à Hollande ne voulait pas intégrer la dimension de l’offre compétitive dans sa réflexion. Le mouvement des « frondeurs » qui a eu raison de son quinquennat s’est construit précisément contre une politique de l’offre, dénoncée alors comme antisociale, poursuivie par Macron et dont on voit aujourd’hui les résultats : 1,7 millions d’emplois supplémentaires, des cotisations sociales en plus et une base fiscale élargie, des travailleurs enfin qui bénéficient concrètement d’un plus fort pouvoir de négociation. Mais ces éléments éminemment sociaux ont été niés à l’époque, et continuent de l’être aujourd’hui. Depuis la disparition de la gauche de gouvernement, il n’a pas été difficile à gauche de renouer avec le discours sur l’explosion des inégalités et le désengagement de l’État. Rappelons deux chiffres : en 1980, la dette publique représentait 20% du PIB, aujourd’hui c’est près de 115% ; le niveau des prélèvements obligatoires (un indicateur de la socialisation de l’économie) est passé de 40 à 45 %... et encore ce chiffre ne prend-il pas en compte toutes les cotisations sociales.
La France, malgré son inscription dans le projet européen, n’a pas été capable de réformer son système social pour le rendre soutenable, elle s’est réfugiée dans le déficit et la dette.
C’est enfin le produit d’une distorsion des perceptions. Nous avons tendance à transposer à la France ce qui ne la concerne pas. La révolution conservatrice a eu lieu au Royaume-Uni et aux États-Unis, pas en France ! Oui, les inégalités ont fortement crû en Amérique, pas en France où les dernières études de l’INSEE montrent l’efficacité de notre système de redistribution ; oui, le partage capital/travail de la valeur ajoutée s’est fait en faveur du capital en Amérique et même en Allemagne, mais pas en France; oui les, finances publiques ont été assainies chez nos partenaires européens mais pas en France.
Le problème français est là : une économie développée et vieillissante voit la demande de services éducatifs, sanitaires et personnels croître fortement, or ils sont socialisés ce qui installe dans la durée la question de leur expansion et de leur financement.
Un dernier mot. Le propos de cette note était de prendre au sérieux les arguments des contempteurs du néolibéralisme pour en débattre.
C’était sans imaginer les procès en sorcellerie d’intellectuels relayés par le journal Le Monde qui voient dans l’action de Macron une arme de guerre civile ourdie par un néolibéral sociétaire du Mont-Pèlerin qui réalise le programme de Hayek, Thatcher et autres idéologues casqués dont l’objet est de remettre en cause la démocratie par la violence au nom du marché.
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[1]. On lira avec profit à cet égard le rapport de France Stratégie sur les politiques industrielles en France (2020), qui comporte de nombreuses comparaisons internationales.