Vieillissement démographique et taux d’intérêt: quel impact, quelles implications ? edit
Depuis une vingtaine d’années, nous faisons face à une situation économique exceptionelle mêlant taux d’intérêt réels – c’est-à-dire après inflation – de long terme exceptionnellement bas et taux de croissance économique relativement faibles. Cette combinaison inédite est parfois présentée comme la nouvelle normalité (« new normal »). Cet article propose de faire le point sur l’influence des changements démographiques sur l’évolution structurelle des taux d’intérêt réels, et d’en tirer de brefs enseignements pour la politique budgétaire.
Alan Greenspan avait qualifié la baisse des taux longs – à la fois lorsque les membres de la Réserve fédérale aux États-Unis décident de réduire ou de relever les taux à court terme – de véritable énigme (« conundrum »). Ces interrogations ont stimulé d’importants travaux de recherche qui ont conduit à réviser à la baisse le taux d’intérêt « naturel », c’est-à-dire le taux réel permettant de maintenir un niveau d’inflation stable. Le taux naturel joue un rôle crucial pour guider la fixation des taux à court terme par les banques centrales afin de viser un taux d’inflation donné. Vingt ans plus tard, plusieurs articles ont avancé des explications crédibles à cette énigme ; elle est donc en partie résolue, mais les économistes débattent du poids à accorder aux différents facteurs explicatifs, qui ont des implications pour la politique économique.
Récemment, les taux des emprunts d’État à long terme ont bondi vigoureusement à partir de leur niveau plancher atteint au milieu de l’année 2020 suite à l’émergence de la crise Covid. Ce rebond s’explique par la montée des tensions inflationnistes, exacerbées par la guerre en Ukraine, et les perspectives de durcissement des politiques monétaires. Pour les États-Unis, le taux nominal des emprunts d’État à dix ans a ainsi augmenté de plus de 250 points de base, de 0,5% à plus de 3%, tandis que la France a connu une hausse similaire de -0,3% à plus de 2%. Si ces augmentations n’ont pas suivi l’inflation courante, elles se traduisent par un redressement des taux longs réels car les anticipations d’inflation à long terme restent à ce jour bien ancrées.
Les banques centrales fixent les taux nominaux à court terme, et par répercussion elles ont une grande influence sur les taux nominaux à long terme. De plus, les politiques non conventionnelles dîtes d’assouplissement quantitatif mises en œuvre depuis la Grande Récession de 2008 ont un impact direct sur les taux longs. Mais d’après les manuels d’économie, à terme les taux longs réels sont déterminés par des facteurs structurels qui reflètent les grandes tendances de l’économie réelle, et les banques centrales ont sur eux un impact très limité.
Depuis plusieurs décennies, les taux d’intérêt réels à long terme baissent tendanciellement. Alors qu’ils évoluaient autour de 3,5% dans les années 1990, ils ont atteint des niveaux négatifs, même avant l’accélération de l’inflation, et les cours actuels sur les marchés obligataires suggèrent qu’ils pourraient rester négatifs pendant plusieurs décennies. Est-on en mesure d’expliquer une telle décrue?
Gregory Mankiw, professeur à Harvard, rappelait récemment dans un article élégant (Mankiw, 2022) que, d’après la théorie néo-classique de la croissance, les taux réels à long terme dépendent de la croissance économique structurelle et des taux d’épargne. Selon lui, le ralentissement de la croissance mondiale, de 4,1% par an en moyenne entre 1960 et 1990 à 2,8% depuis, explique une baisse d’environ 180 points de base des taux d’intérêt. La hausse de l’épargne mondiale aurait une contribution d’environ 130 points de base. De plus, l’accroissement des taux de marge des entreprises, qui est mis en évidence par quelques études, serait un facteur supplémentaire de la baisse des taux sans risque, mais l’ampleur de cet effet est controversée. En dépit du caractère fort simplificateur de ces calculs de coin de table – mais la table est prestigieuse – ces deux effets combinés rendraient compte de l’essentiel de la baisse des taux.
L’ex-président de la Réserve fédérale Ben Bernanke avait popularisé l’excès d’épargne mondiale par l’expression de « global saving glut », qui a plusieurs causes. Depuis les crises financières des années 1990, la stratégie d’épargne de précaution par les banques centrales des pays en développement a engendré une hausse des taux d’épargne au niveau mondial. En effet, d’après les données qu’utilise Mankiw, la hausse de l’épargne mondiale est due à l’accroissement de l’épargne en Chine à un niveau très élevé et au poids économique croissant de ce pays. Or, les études précédentes avaient conclu à un faible impact de ce surcroît de demande d’actifs sûrs par les pays émergents ; par exemple, cela aurait fait baisser les taux longs des emprunts d’État d’environ 25 points de base selon Rachel et Smith (2017).
Les changements démographiques jouent un rôle important dans les baisses des taux longs, car ils ont un impact à la fois sur la croissance économique potentielle et sur les taux d’épargne. L’estimation de cet impact total varie d’une étude à l’autre, mais les changements démographiques auraient fait baisser les taux réels de 100-150 points de base, soit une contribution très significative. Eggertsson, Mehrotra et Robbins (2019) trouvent des effets beaucoup plus importants.
La baisse des taux de fécondité et leur maintien à de faibles niveaux dans la plupart des pays de l’OCDE depuis plusieurs décennies se traduisent par un ralentissement tendanciel de la croissance de la population en âge de travailler. Un moindre dynamisme de la population active, voire une baisse projetée dans certains pays d’Europe centrale et d’Europe du Sud, tend à raréfier le facteur travail et rendre le capital relativement plus abondant d’où une baisse de son coût, c’est-à-dire des taux d’intérêt réels. L’impact de cette évolution démographique a été quelque peu atténué par la progression des taux d’emploi sous l’effet du développement de l’emploi féminin, de la forte progression de l’emploi des plus de 50 ans depuis vingt ans, en partie liée aux réformes des systèmes de retraite, et de l’amélioration des niveaux d’éducation sur longue période (Geppert et al., 2019).
La déformation par âge de l’ensemble de la population, notamment grâce aux gains d’espérance de vie, soutient les taux d’épargne et pèse ainsi sur les taux d’intérêt. De plus, l’arrivée à la retraite des générations nombreuses du baby-boom a aussi entraîné une déformation de la structure de l’épargne dans les pays développés en faveur des actifs peu risqués (Kopecki et Taylor, 2022), d’où une demande renforcée pour les emprunts d’État. Dans une deuxième phase, les générations du baby-boom avançant en âge, le vieillissement pourrait les conduire à désépargner, ce qui contribuerait au redressement des taux d’intérêt, mais ces comportements théoriques de désépargne ne sont pas vraiment validés par les données.
Au-delà de la démographie, il existe d’autres facteurs explicatifs de la baisse tendancielle des taux longs réels. Ces facteurs opèrent aussi par une pression sur la croissance économique à long terme et un soutien aux taux d’épargne. Le plus important est le ralentissement des gains de productivité depuis plusieurs décennies, ralentissement que le développement des nouvelles technologies n’a pas inversé jusqu’à présent. Cet impact serait d’un ordre de grandeur similaire à celui des changements démographiques. Le vieillissement de la population active pourrait avoir contribué à ce moindre dynamisme de la productivité, mais cette thèse n’est pas du tout consensuelle. Certains économistes pensent même que la rareté du facteur travail lié au vieillissement pourrait fournir de puissantes incitations à l’innovation et relancer la productivité.
Parmi les autres déterminants, citons deux autres facteurs, qui ont joué un rôle quoique plus faible. D’abord, depuis les années 1980, l’action des banques centrales a beaucoup gagné en crédibilité, ce qui se traduit par la baisse de la prime de risque intégrée dans la formation des taux à long terme. Ensuite, l’accroissement des inégalités de revenus dans certains pays, mais pas en France, a aussi soutenu les taux d’épargne, puisque ceux bénéficiant de hauts revenus ont des taux d’épargne plus élevés que ceux ayant des bas revenus.
Au final, dans les pays développés, le canal de la croissance économique semble avoir joué un rôle plus important que celui de l’épargne ; l’Allemagne est le seul grand pays parmi les plus développés économiquement à avoir connu une nette hausse du taux d’épargne nationale. La question du poids accordé à chacun des facteurs explicatifs est importante car elle guide le degré de confiance que l’on peut placer sur l’évolution anticipée des taux réels à long terme.
On peut donc estimer que l’impact des changements démographiques sur la croissance de la population active va continuer à peser sur les taux longs au moins jusque dans les années 2030, puisque ces changements sont anticipés avec plus de précision que d’autres variables affectant l’économie. Les autres effets sont plus incertains. Si l’on s’accorde pour considérer que les changements démographiques permettent d’expliquer environ le tiers de la baisse des taux longs – la moitié au maximum -, cela signifie que l’incertitude sur l’évolution future pèse pour une partie substantielle. Quelles en sont les implications pour la politique budgétaire ?
Un débat récent s’est animé autour de l’idée que le très faible niveau des taux d’intérêt, plus faible que celui de la croissance économique, rendrait l’expansion budgétaire attractive et indolore son financement. Des taux d’intérêt à long terme plus faibles que les taux de croissance économique ont été documentés dans la plupart des grands pays de l’OCDE depuis plus de quinze ans (Boulhol et Lüske, 2019).
La faiblesse des taux d’intérêt a permis aux États de réduire leurs charges d’intérêt malgré l’accroissement de leur endettement. Elle donne de larges marges de manœuvre pour réagir à des chocs temporaires, comme celui de la crise Covid, et atténue grandement les risques pesant sur la soutenabilité des dettes. Et nous avons vu précédemment que les facteurs démographiques vont continuer de peser sur les taux d’intérêt naturels. Cependant, même si ces derniers restent bas – ce qui n’est pas certain – les marchés financiers sont volatils. Les risques peuvent être réévalués à la hausse par les investisseurs, comme lors des crises de dettes souveraines, entraînant une déconnexion entre taux naturels et taux auxquels s’échangent les titres et conduisant ainsi à des tensions sur le refinancement des dettes.
Typiquement, même si les emprunts d’État ont bénéficié de taux bas lors de leur émission, les marges budgétaires ne sont pas dégagées pour éteindre les dettes à l’échéance de ces emprunts qui doivent donc être au moins en partie refinancés. Éric Chaney (2021) a déjà souligné dans les colonnes de Telos qu’il fallait être prudent face à cette incertitude. Crowe et al. (2021) incitent aussi à la prudence en soulignant que ces risques sont d’autant plus importants que les niveaux initiaux de dette et de déficit publics sont élevés. En bref, des taux longs plus faibles que les taux de croissance réduisent les risques de viabilité financière, ils ne les éliminent pas.
Mankiw (2022) estime que dans le contexte actuel les dettes publiques élevées posent moins de problèmes budgétaire. De plus, il souligne que même si leur refinancement se passe sans encombre, elles sont de nature à pénaliser l’économie en évinçant l’investissement privé. Il conclut que les risques de déstabilisation que fait peser l’accumulation de dettes sont probablement faibles, mais que si l’accident se produit, les circonstances dans lesquelles cela arriverait – une faible croissance ou une crise économique – font que les conséquences en seraient âprement amplifiées. Et de comparer cette situation avec celle d’un ménage décidant d’annuler la garantie incendie de son assurance habitation pour faire des économies : « cela marche la plupart du temps, mais quand ça ne marche pas, tout l’enfer se déchaîne ».
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Références
Boulhol, H. et Lüske, M. (2019). What’s new in the debate about pay-as-you-go vs funded pensions? In Nazaré, D., and Cunha Rodrigues, N. (eds.): The Future of Pension Plans in the EU Internal Market. Springer.
Chaney, E. (2021). “Il n’y a pas de «dette Covid», mais un vrai sujet d’endettement”, Telos.
Crowe, D., Haas, J., Millot, V., Rawdanowicz, L. et S. Turban (2022). “Debt sustainability and low interest rates: A word of caution”, Ecoscope, OECD Economics Department.
Eggertsson, G.B., Mehrotra, N.R. et Robbins, J.A. (2019). “A Model of Secular Stagnation: Theory and Quantitative Evaluation”, American Economic Journal: Macroeconomics, Vol. 11 (1).
Geppert, C., Guillemette, Y., Morgavi, H. et Turner, D. (2019). “Labour supply of older people in advanced economies: The impact of changes to statutory retirement ages". OECD Economics Department Working Papers, No. 1554.
Kopecki, J. et Taylor, A.M. (2022). “The Savings Glut of the Old: Population Aging, the Risk Premium,
and the Murder-Suicide of the Rentier”, ttps://www.josephkopecky.com/Papers/KopeckyTaylor.pdf.
Mankiw, G.N. (2022). “Government Debt and Capital Accumulation in an Era of Low Interest Rates”, NBER Working Papers, No. 30024.
Rachel, L. et Smith, T.D. (2017). “Are Low Real Interest Rates Here to Stay”, International Journal of Central Banking, Vol. 13 (3).