La sécurité alimentaire mondiale à l’épreuve des interdépendances edit

10 juin 2021

La pandémie de Covid-19 a bouleversé les chaînes alimentaires partout sur la planète. Elle a fait craindre d’importantes perturbations dans l’approvisionnement des territoires, en particulier de ceux qui ont connu le confinement. Les images de rayons vides, les files d’attentes dans les supermarchés et l’angoisse de manquer n’ont pourtant été que de courte durée, du moins dans les économies les plus favorisées et soutenues. Les opérateurs agricoles et agroalimentaires ont été au rendez-vous et ont su s’adapter extrêmement rapidement aux nouvelles formes de consommation, en particulier à la fermeture des lieux de restauration.

La pandémie semble avoir remis de l’ordre en distinguant l’essentiel du superflu, en remettant l’alimentation comme la santé au cœur de notre quotidien, mais pour combien de temps ? Une prise de conscience réelle s’est opérée quant au caractère essentiel de la sécurité alimentaire et à la fragilité des systèmes d’approvisionnements aux quatre coins du monde. À l’heure de la construction des « modes d’après », les attentes en matière agricoles et alimentaires se concentrent en définitive, autour de trois notions clés interconnectées : sécurité, santé et soutenabilité. Pour satisfaire ces attentes, comment développer une réponse qui soit à la fois concertée et innovante ?

Une équation alimentaire qui se complique

Depuis ces cinquante dernières années, la faim a connu un net recul grâce à la révolution agricole mais aujourd’hui encore, deux milliards de personnes n’ont pas accès régulièrement à une alimentation sûre, nutritive et suffisante. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), en 2019, plus de 750 millions de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire grave alors que la pandémie pourrait ajouter entre 80 et 130 millions de personnes au nombre total de sous alimentés dans le monde en 2020. Alors que la production n’a jamais été aussi importante, le nombre de sous-alimentés repart à la hausse et la malnutrition (surpoids et obésité) fait des ravages. Il faudra donc demain produire plus et mieux, pour répondre en 2050 aux attentes des quelques 9 milliards d’êtres humains. Produire plus pour répondre aux différents besoins et aux attentes des populations, et mieux tout en s’adaptant aux contraintes qui pèsent sur les facteurs de production, terre et eau notamment, mais aussi en termes d’attractivité des métiers agricoles et agroalimentaires.

Définitions

Sécurité alimentaire : La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active (Sommer mondial de l’alimentation, 1996).

Sous-alimentation : Selon la FAO, la sous-alimentation est une situation dans laquelle la ration alimentaire (mesurée en kilocalories) ne suffit pas pour couvrir les besoins énergétiques de base. Ce concept se concentre sur l’apport en énergie de la nourriture ingérée à partir de l’analyse des bilans nutritionnels, elle n’envisage pas la composition qualitative de l’alimentation, ni son utilisation

Malnutrition : La malnutrition désigné un mauvais état physiologique provenant d’une alimentation inadéquate ou de déficience de soins, de mauvaises conditions de santé ou d’hygiène. On distingue plusieurs formes de malnutrition : la sous-nutrition, les carences en nutriments, la surnutrition

La pandémie a accentué les pressions sur la sécurité alimentaire mondiale, et si certains territoires excédentaires sur le plan de la production agricole ont été relativement épargnés par la faim, Ils restent cependant en situation fragile, comme en témoignent la hausse de la précarité alimentaire chez les étudiants, en France par exemple, et les demandes faites aux banques alimentaires. La situation s’est aggravée pour les territoires déficitaires caractérisés par une agriculture vivrière déjà exposée à une série de crises multiformes. La majeure partie des personnes en situation de sous-alimentation se trouvent d’ores et déjà dans ces zones, en particulier dans les espaces ruraux. S’ils souffrent de la faim, ces agriculteurs exposés au changement climatique sont celles et ceux qui contribuent le plus à la sécurité alimentaire mondiale. Les mesures visant à contenir l’épidémie les ont particulièrement affectés (quarantaines et restrictions de déplacement), les empêchant de vendre leur production ou même de cultiver par manque d’accès aux intrants comme les semences. Sans compter les ménages urbains qui n’ont pas eu les moyens d’acheter leur nourriture quotidienne. Lorsque les chaînes d’approvisionnements alimentaires sont perturbées et que les moyens de subsistance déjà fragiles s’effondrent, les populations vulnérables sont poussées à se déplacer, à chercher de l’aide. Entre les territoires déficitaires et les territoires excédentaires se trouvent ceux, structurellement importateurs, qui ont pu douter de la capacité des marchés à répondre à leurs besoins, et pire, craindre de voir certains exportateurs protéger leur marché intérieur.

La tentation du repli

En période de crise, quand la peur de manquer s’installe, la question alimentaire resurgit et avec elle son corollaire de représentations politiques, de discours et de récits. Comment assurer sa sécurité alimentaire ? Quelles sont les catégories politiques de l’approvisionnement alimentaire ? Pensons tout d’abord à l’indépendance et l’autosuffisance. La volonté affichée d’assurer sa sécurité alimentaire via l’indépendance ou la souveraineté alimentaire n’est pas née avec la pandémie et ses perturbations. En Europe, où la population connaît depuis la seconde guerre mondiale une offre alimentaire stable et de qualité, l’enjeu alimentaire avait quelque peu déserté les débats avant que la question de l’autonomie alimentaire n’agite les logiciels politiques.  Ailleurs dans le monde, dans les régions qui connaissent des niveaux élevés d’insécurité alimentaire et où l’approvisionnement demeure une contrainte, l’autonomie alimentaire constitue une ressource politique particulièrement efficace et mobilisatrice. Dans certains pays africains, par exemple, l’appel à la notion d’autonomie alimentaire était structurant dans la phase post-coloniale et son souci de planification des États et organisations panafricaines, parfois dans des vues nationalistes ou populistes. La politique du président zimbabwéen Robert Mugabe, du maréchal Mobutu au Zaïre ou encore du général Al-Sissi en Égypte le montrent. Aujourd’hui en Europe, dans un contexte d’incertitude et de peur de l’effondrement, se développe un discours similaire sur l’autonomie, le localisme et la souveraineté alimentaire. Ce discours pourrait d’ailleurs être un élément structurant des prochaines échéances électorales, régionales ou nationales. Dans le même temps, les conséquences de la Covid ont accéléré les envies de se rapprocher de la nature ou de vivre en autarcie, en particulier des plus jeunes qui réinvestissent les territoires ruraux et pourraient dans le même temps redynamiser les campagnes et une profession agricole en mal d’attractivité.

Face à la recherche d’autonomie alimentaire de certains, force est de constater que l’alimentation circule et qu’elle a toujours circulé, à toutes les échelles. 10 % de la nourriture produite à la surface de la terre est échangée sur les marchés internationaux. Une part faible mais structurellement vitale pour certains pays qui dépendent de l’extérieur pour répondre aux besoins de base des populations. Le commerce international de céréales en constitue une éclatante démonstration. Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, hyperdépendants, sont particulièrement exposés : l’Égypte a importé 72 millions de tonnes de blé depuis 2014, et l’Algérie 47 millions. Or, un nombre limité de pays sont en capacité de produire plus pour exporter. Ainsi de la Russie, du Canada et des États-Unis qui ont assuré plus de la moitié des exportations mondiales de blé ces six dernières années. Il y a donc un jeu d’interdépendances très fortes qui créent des situations de rapports de force faisant de l’agriculture et de l’alimentation, à l’image de l’énergie, un enjeu géopolitique.

Cette interdépendance se lit tout au long de la chaîne de valeur, des intrants nécessaires à la production à la distribution, voire au retraitement des co-produits et déchets. Le phosphate illustre cette complexité, difficilement lisible : élément naturel à la base des engrais, essentiels à la production, ses réserves se concentrent sur quelques pays, insérés dans de longues chaînes de transformation et de valorisation. Le Maroc concentre ainsi à lui seul plus de 70 % des ressources économiquement exploitable tandis que l’entreprise américaine Mosaic, exploitant aussi au Brésil et en Arabie Saoudite, occupe une grande part du marché mondial via la transformation du minerai. Afin de s’émanciper de cette dépendance, certains pays disposant de ressources minières tels que la Chine se lancent dans une remontée de la chaîne de valeur, une émancipation difficile pour des territoires extrêmement dépendant à l’image de l’UE, sensibles aux variations de prix et aux stratégies des fournisseurs. Les risques liés à l’interdépendance se jouent des frontières quand une partie de l’humanité est aujourd’hui reliée par d’intenses voies de communication et de transmission. L’épidémie de Covid-19, dans sa propagation fulgurante fournit un exemple de ces risques sans frontières qu’il faut savoir anticiper et collectivement juguler. L’interdépendance est donc très grande d’une nation à l’autre sur l’ensemble de la chaîne alimentaire.

Quels défis futurs?

Les défis sont nombreux pour l’agriculture et l’alimentation à l’heure de la préparation des « mondes d’après ». Les recompositions territoriales, c’est-à-dire la nouvelle carte alimentaire et agricole de la planète, constituent un premier axe d’interrogation. La demande alimentaire a déjà opéré un déplacement vers l’Asie, notamment avec l’émergence d’une classe moyenne très gourmande en ressources naturelles. Si la recherche de sécurité alimentaire du géant chinois déstabilise aujourd’hui les marchés, il faut se projeter plus loin, dans le temps et dans l’espace, et regarder vers l’Afrique, où se trouve pour les prochaines décennies un des nœuds de l’équation agricole et alimentaire mondiale. Nourrir une population de plus en plus urbanisée dont les revenus ne sont pas toujours en croissance, en particulier avec l’essor de l’habitat informel, avec une population rurale de moins en moins importante est un défi majeur pour les prochaines décennies.

Dans le même temps, la carte des productions sera complexifiée et bouleversée par le changement climatique, qui amènera l’agriculture dans de nouvelles zones comme la Sibérie, avec son lot de conséquences environnementales, mais aussi l’éloignera de zones aujourd’hui productives. Dans ce contexte la protection du sol constitue dès maintenant un enjeu majeur souvent sous-estimé. Il nécessite une réponse mondiale face à l’importance des menaces. La désertification des sols, les risques accrus de déforestation ainsi que la financiarisation des terres représentent des phénomènes dépassant les frontières et nécessitant des actions coordonnées.

D’autres défis se posent en matière agricole et alimentaire et appellent une coopération accrue. Celui de la continuité terre-mer car, trop souvent, on ignore qu’une partie importante de la sécurité alimentaire passe par la mer. Il s’agit non seulement d’une source non négligeable d’approvisionnement pour une part importante de la population mais aussi du lieu par lequel transite notre alimentation. Le blocage du canal de Suez par le navire Ever Given a demontré l’importance de la logistique pour garantir cette sécurité alimentaire. Dans le même temps, la révolution de la donnée (data), tardive dans le secteur agricole, représente une ressource autant qu’un questionnement pour l’agriculture contemporaine, la révolution numérique modelant déjà la demande alimentaire, tout en transformant production et logistique.

On le voit, le temps presse et n’est pas à la désunion ou au repli sur soi. Les efforts collectifs de lutte contre la Covid et la coopération internationale ont rappelé que l’union fait la force. Il en va de même pour assurer la résilience des systèmes agricoles et alimentaires. Coopérations et innovations seront les boussoles pour se repérer dans le monde d’après. L’interdépendance n’est pas un problème, à condition qu’elle soit assortie de politiques de coopération, à l’image de ce qui se fait déjà en matière de numérique, avec le projet Gaïa-X qui vise à promouvoir la coopération européenne et la souveraineté du numérique. Contrôle des données, interopérabilité ou encore développement des outils d’aide à la décision sont ainsi au cœur du projet communautaire. Le projet 4 pour 1000, fédère, lui aussi, des acteurs divers autour d’un objectif commun, porté par la recherche et l’innovation, le stockage carbone dans les sols agricoles. Une initiative sans frontière pour répondre au défi mondial du changement climatique.

Références

Sébastien Abis et Matthieu Brun, Le Déméter 2021. Produire et se nourrir : le défi quotidien d’un monde déboussolé, IRIS Éditions, 2021. Voir notamment les chapitres de Pierre Janin, « L’autonomisation alimentaire de l’Afrique en perspective », d’Eddy Fougier, « France rurale : l’engouement des jeunes est-il durable ? » de Raphaël Danino-Perraud , « Phosphates et agriculture : de la géologie à la géopolitique » ou encore de Jean-Jacques Hervé et Hervé Le Stum, « Sibérie, futur grenier à grains du monde ? ».

Sébastien Abis et Matthieu Brun, « Mondes agricoles, des ressources stratégiques sous tension », Diplomatie, n° 108, 2021.