1972. Quand Sicco Mansholt devait arbitrer entre la PAC et l’avenir agroécologique edit
La récente crise agricole rappelle que nourrir tout le monde, et le faire de manière durable, sera un défi dont le résultat dépendra d’une suite de décisions politiques, économiques et sociales devant tenir compte des limites biophysiques du système Terre. Ce n’est rien de moins qu’un « Everest alimentaire » qui se dresse devant nous, comme l’indique Sébastien Abis dans un ouvrage stimulant qui vient de paraître[1].
D’ores et déjà, les difficultés et tensions sont présentes ici et maintenant. Le Salon de l’agriculture en témoigne : en France, comme chez nos voisins européens, les agriculteurs ne décolèrent pas face à la baisse de leurs revenus et à la pression réglementaire. Ainsi, le gouvernement français, pour tenter d’éteindre l’incendie, a saisi l’occasion de la présente crise pour suspendre le plan Écophyto, au grand dam des organisations sentinelles de la société civile et d’une partie du monde scientifique.
Loin de ne constituer qu’une énième jacquerie comme la paysannerie française en a connu au fil des siècles, la présente crise se décline aussi en Allemagne et aux Pays-Bas. Les enjeux se posent donc à l’échelle continentale, précisément à l’heure où le Parlement européen est en passe d’être renouvelé. Fin du mois contre fin du monde : le Green deal s’avère une potentielle victime de tractations entre conservateurs et droites radicales au cours de la prochaine mandature. A-t-on vraiment échangé l’avenir de l’Europe comme continent d’avant-garde climatique pour un plat de lentilles, pour paraphraser l’histoire d’Esaü et Jacob dans la Genèse ?
Alors, si tel est le cas, quel remède au trouble ambiant ? Quel antidote à la cécité face aux enjeux présents et à venir ? Quel outil pour adjoindre au « pessimisme de la raison » une bonne dose d’« optimisme de la volonté » ? À contre-courant de la production toujours plus foisonnante de visions d’avenir, souvent de nature dystopique, un détour par l’histoire s’impose.
Le tournant de Sicco Mansholt
Avant même la publication le 2 mars 1972 du désormais célèbre rapport Meadows commandé par le Club de Rome (The Limits to Growth ; Les limites à la croissance), Aurelio Peccei, industriel italien et fondateur du Club, tient régulièrement informées plusieurs personnalités politiques et scientifiques de l’avancée des travaux. Parmi d’autres, Sicco Mansholt, ancien agriculteur et alors vice-président de la Commission des communautés européennes chargé des questions agricoles depuis 1958, prend connaissance des conclusions préliminaires de l’équipe de chercheurs dirigée par Donella et Dennis Meadows. M. Mansholt a des convictions : à la fin de l’année 1968, il a bousculé le monde agricole en publiant un mémorandum, mieux connu sous le nom de « plan Mansholt », dans lequel il définissait l’objectif de « parvenir en dix ans à transformer les exploitations familiales en entreprises de plus grande dimension, en accélérant la réduction de la population agricole et en facilitant l’agrandissement des exploitations ».
Pourtant, le socialiste néerlandais est littéralement bouleversé par « les perspectives d’effondrement éclairées par le travail des chercheurs du MIT ». Celui qui s’était montré un chaud partisan de l’approche développementaliste alors en vogue, concevant l’agriculture à travers des intrants, insecticides, herbicides, engrais entrevoit un chemin vers un monde plus durable. Le 9 février 1972, il écrit une lettre ouverte[2] au président de la Commission dans laquelle il commence par partager le diagnostic établi par les chercheurs, appelle ensuite de ses vœux une Europe influente, capable de montrer la voie vers une économie stable, et termine sa missive en esquissant plusieurs choix politiques qu’il s’agirait de faire sans plus tarder.
Nourri par ces échanges, Mansholt assène : « Il est de plus en plus évident que les gouvernements nationaux ne sont plus capables d’assurer une expansion stable de leurs économies. » Interrogeant la sacro-sainte croissance économique qui était au cœur du contrat social de l’après-guerre, il avance la nécessité de viser plutôt une forme d’équilibre, d’homéostasie économique, contre l’avis des responsables politiques français de l’époque, de Pompidou à Marchais. Mais la question s’est réouverte aujourd’hui, avec l’enjeu brûlant de la décarbonation de nos économies et de nos modes de vie.
Le revirement de Mansholt, incarnation du productivisme des années 1960 migrant vers la prise en compte des contraintes écologiques, peut-il opérer à une nouvelle échelle aujourd’hui dans l’Europe des 27, ou va-t-on au contraire assister à une réaction contre celle-ci ? Aussi, quel régime de connaissances, tel que le rapport du Club de Rome à l’époque, pourrait avec plus d’efficience percuter les certitudes de nos classes dirigeantes aujourd’hui pour appréhender les implications de la prise en compte des limites planétaires ?
Une Europe chef de file de l’apaisement entre les activités humaines et le système Terre
Pour le socialiste néerlandais, qui quelques mois plus tard allait devenir président de la Commission, l’Europe avait une « mission » ultime à accomplir : concevoir et mettre en œuvre une « économie rigoureusement planifiée qui assurerait à chacun le minimum vital ». Mais à cette vision alors partagée par de nombreux partis politiques, il articule une dimension écologique nouvelle. Dans sa lettre, Mansholt affirme que l’objectif primordial du Vieux continent ne pouvait être que la « sauvegarde de l’équilibre écologique » et la garantie d’accès pour les « générations futures » à des « sources d’énergie suffisantes ». Cette prise de position est d’autant plus forte que l’agriculture néerlandaise a été historiquement marquée par la volonté de devenir « maître et possesseur de la nature », selon le mot de Descartes : l’assèchement des terres marécageuses et la gestion des niveaux d’eau à travers un vaste système de digues, de canaux et de moulins à vent a été une constante pendant des siècles. Aujourd’hui, 27% de la superficie de ce pays se situe en dessous du niveau de la mer, abritant près la moitié de la population. Les Néerlandais d’aujourd’hui craignent à juste titre les conséquences prévisibles de l’élévation du niveau des mers, qui ne concernent pas seulement les îles du Pacifique mais l’un des Etats les plus prospères d’Europe.
Confiant dans le rôle que l’Europe peut et doit jouer dans le monde, Mansholt continue : « l’Europe des Dix est en passe de devenir un véritable facteur d’influence dans le monde et, dans les années à venir, le renforcement de ses institutions lui permettra de mener une politique efficace. » Au contraire, il juge que « les États-Unis n’ont pas la force politique nécessaire pour guider le monde vers la solution de ce grand problème ». Le retrait des Etats-Unis de l’Accord de Paris en 2017, sous Donald Trump, la consommation élevée d’énergie et d’émissions de gaz à effet de serre, la dépendance aux énergies fossiles ou l’actuelle polarisation politique interne, renforcée par la campagne électorale en cours, semble confirmer l’intuition de Mansholt sur la difficulté pour les Etats-Unis d’assurer un leadership écologique mondial. Les Etats-Unis n’ont pas eu une politique climatique à la hauteur de leur puissance et de leur influence dans le monde.
L’ambition du Pacte vert européen annoncé en décembre 2019, qui avait pour objectif de faire de l’Union européenne le premier continent neutre sur le plan climatique d’ici 2050, survivra-t-elle en 2024 ? Alors que les arguments scientifiques s’accumulent pour accélérer la transition environnementale et, dans l’esprit du rapport Meadows, mettre en question notre modèle de croissance, nos démocraties sont-elles en mesure de faire face aux multiples insoutenabilités qui s’annoncent, voire d’un effondrement généralisé, certes moins probable mais qu’on ne peut absolument exclure (voir les travaux de la Banque des règlements internationaux sur les « cygnes verts ») ?
« Lorsque le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », écrivait Alexis de Tocqueville. Embourbés dans un présent qui n’en finit plus, étouffés par un « présentisme » qui nous empêche de voir plus loin que les prochaines échéances électorales, nous aurions tout intérêt à nous plonger dans l’histoire et comprendre les circonstances dans lesquelles des futurs désirables sont restés lettre morte. C’est peut-être le plus sûr moyen de réveiller des « belles endormies », comme cette Europe de la tempérance, de l’équilibre avec le milieu, et de la préoccupation sincère pour les générations à venir dont, il y a cinquante-deux ans, rêvait Sicco Mansholt.
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[1] Sébastien Abis, Veut-on nourrir le monde ? Franchir l’Everest alimentaire en 2050, Paris, Armand Colin, 2024.
[2] Le texte en a été republié, avec une introduction de Dominique Méda et des réactions de différents acteurs de l’époque, aux éditions Les Petits Matins en 2023. On peut en trouver un résumé en anglais sur le site du Nieuwe Institut.