Wall Street : que fait le gouvernement ? edit

21 septembre 2008

Que se passe-t-il dans les hautes sphères de Wall Street ? Les autorités ont-elles perdu leur boussole, sauvant des établissements financiers un jour, et les laissant disparaître le lendemain ? Ou pire, auraient-elles oublié leur devoir de service public pour sauver les banquiers des conséquences de leurs paris inconsidérés aux frais du contribuable?

Quiconque pensait que le métier de banquier central est ennuyeux a dû rapidement changer d'avis ces dernières semaines. Après avoir facilité le rachat de la banque Bear Stearns en mars, la Réserve Fédérale américaine a choisi de laisser disparaître Lehmann Brothers le 15 septembre, refusant d'engager des fonds publics... avant d'accorder un prêt sans précédent pour la rondelette somme de 85 milliards de dollars au groupe d'assurance AIG dans les deux jours. Pour ne pas rester en reste, le Trésor a nationalisé les deux géants du financement hypothécaire, Freddie Mac et Fannie Mae, et pour ne pas s'arrêter en si bon chemin il est fort possible que l'État rachète les titres hypothécaires qui sont au cœur de la tourmente.

Tâchons donc de voir plus clair dans cette série d'événements qui s'enchaînent à un rythme effréné. Tout d'abord, pourquoi sauver certaines banques et pas d'autres ? Le rôle des autorités est avant tout d'éviter la contagion des problèmes entre un établissement et d'autres dont la situation est plus saine. Une telle contagion peut se produire lorsque la banque en faillite doit vendre son portefeuille en catastrophe, faisant alors chuter les cours des marchés financiers, ce qui mine la valeur des actifs détenus par les autres banques. Le choix est donc de laisser disparaître une banque lorsque les dégâts peuvent être circonscrits, mais d'intervenir lorsque la stabilité des marchés pâtirait d'une faillite. Les choix de la Réserve Fédérale s'inscrivent dans cette logique : la chute subite de Lehmann Brothers pouvait être contenue, mais cela n'aurait pas pu être possible pour AIG, vu sa taille bien plus grande. Notons que le choix des autorités n'a pas été de sauver AIG, mais d'assurer que sa restructuration se déroule de manière sereine.

Cette distinction est bien plus claire en théorie qu'en pratique. À partir de quelle taille une banque devient-elle trop grande pour disparaître ? Vu la complexité des marchés financiers, il n'y a malheureusement pas de règle simple à suivre. Le choix doit être effectué au cas par cas. La Réserve Fédérale disposant d'un large nombre d'analystes au fait des marchés et de la situation des différents acteurs, elle est bien placée pour effectuer ce choix (sans vouloir indûment chanter les louanges de mon ex-employeur). Toutefois, elle n'est pas infaillible, et lui faire une confiance aveugle est problématique dans une société démocratique où les fonds du contribuable sont engagés.

Dans le contexte de la crise actuelle, une telle approche au cas par cas atteint ses limites, et il convient dès lors de s'attaquer directement au cœur du problème, plutôt que d'en soigner les symptômes. La proposition d'une reprise des titres hypothécaires par l'État s'inscrit dans cette optique.

Rappelons tout d'abord que la situation actuelle est due au large montant de titres financiers qui reposent sur des prêts hypothécaires. Alors que les acteurs du marché avaient confiance dans la valeur de ces titres jusqu'au début de 2007, le ralentissement du marché immobilier a fait voler les certitudes en éclat. Non seulement la valeur des titres est bien en dessous des estimations précédentes, mais elle demeure très incertaine. Cette incertitude empoisonne les marchés. Les banques ne sont pas sures de la valeur de leurs avoirs, et choisissent d'accumuler des réserves de liquidité au cas où. Comme tout le monde procède de la sorte, des marchés qui fonctionnaient de manière fluide sont maintenant grippés.

En quoi cela est le problème des autorités ? Les banques n'ont-elles pas qu'à faire face à leurs responsabilités ? Le problème est qu'en restant assise sur un trésor de guerre, chaque banque ne tient pas compte du fait qu'elle rend la vie plus difficile pour les autres en réduisant la liquidité sur le marché. La situation est similaire au trafic automobile. Si je décide rouler lentement dans une ville que je connais mal, je contribue à un embouteillage : si les autres automobilistes décident à leur tour de ralentir, interprétant ma conduite prudente comme signe d'un danger au tournant, la circulation finit par s'arrêter. Les gendarmes peuvent rétablir la situation en informant les conducteurs que ma conduite prudente n'est en fait due qu'à mon manque de familiarité avec la ville.

Dans le contexte des marchés financiers aujourd'hui, la circulation peut être rétablie si la valeur des titres hypothécaires est déterminée une fois pour toute. Certes, elle peut l'être à un bas niveau, impliquant de substantielles pertes par rapports aux estimations initiales. La situation serait toutefois clarifiée, et les banques pourraient alors mettre cet épisode malheureux derrière elles et repartir de l'avant, évitant ainsi un ralentissement économique généralisé. Une douche froide est désagréable, mais sommes toute préférable à un compte-goutte qui n'en finit pas.

Un rachat des titres hypothécaires par l'État offrirait précisément une telle clarification aux marchés. Cette intervention est sérieusement discutée, et bien que la stratégie exacte ne soit pas encore arrêtée, les grandes lignes sont claires. Le Trésor américain se porterait acquéreur de ces titres qui polluent le système financier. Cela se ferait à un prix suffisamment bas pour que l'intervention ne soit pas sans douleur pour les banques, et qu'elles comprennent que le secours du contribuable n'est pas gratuit. Les titres seraient ensuite gérés par le gouvernement, éventuellement par une agence créée à cet effet, qui les liquiderait de manière graduelle et ordonnée.

Si une telle intervention étatique peut sembler impensable au pays du capitalisme roi, il n'en est rien. Tout d'abord, les autorités sont avant tout pragmatiques, et opteront pour une solution même si elle ne s'inscrit pas dans une idéologie ultralibérale. De plus, un précédent existe. Au début des années 1980 un grand nombre de caisses d'épargnes, les Savings and Loans, ont accumulé un portefeuille immobilier risqué afin d'augmenter leur bénéfices. Après quelques années fastes la situation s'est retournée contre elles. Lors de la seconde moitié de la décennie l'État a repris un millier de caisses d'épargne, dont les actifs totalisaient plus de 500 milliards de dollars. Ces actifs ont été graduellement revendus par un organisme créé pour cela, la Resolution Trust Corporation, l'opération se soldant par une facture de 120 milliards de dollars pour le contribuable.

L'expérience des Savings and Loans enseigne plusieurs leçons. Attendre en espérant que le problème ira s'amenuisant est contre-productif. Le coût de la liquidation de ces banques aurait sans doute été moindre si les autorités les avaient saisies plus rapidement, au lieu de relâcher leur contrôle dans l'espoir d'augmenter les bénéfices des banques. À cet égard, la volonté actuelle des autorités de prendre le taureau par les cornes est une bonne nouvelle. Il convient également que les acteurs financiers soient soumis à une régulation ayant les moyens de remplir sa tâche, ce qui n'était pas le cas pour les Savings and Loans. Le défi dans les années à venir est dès lors de construire des garde-fous suffisamment robustes pour éviter une répétition du problème.