Notes sur le rapport Bartolone-Winock - 3 - L’escamotage des enjeux edit

19 octobre 2015

Si le comité BW avait choisi d’exploiter effectivement ses considérations sur l’avènement d’un « monde nouveau », il aurait sans nul doute placé au cœur de sa réflexion l’incidence institutionnelle de deux des transformations majeures qu’il a pris soin de relever : la transnationalisation croissante des enjeux publics, qui interroge la pertinence du seul cadre national pour l’exercice de la souveraineté, et l’effondrement de l’autorité politique des mandataires d'un peuple de citoyens si constamment en colère qu’on parvient mal à comprendre qu’il élise lui-même des représentants aussi méprisés.

La question européenne

On ne peut que s’étonner que les auteurs du rapport aient pratiquement fait l’impasse sur la question capitale de notre relation à l’Union européenne. L’examen des conditions dans lesquelles des décisions normatives ou exécutives peuvent y être prises démocratiquement, c'est-à-dire dans le respect des principes de l’état de droit et du gouvernement représentatif, devrait constituer aujourd’hui un impératif catégorique pour quiconque se pique d’aménager, et a fortiori de « refaire », notre système démocratique. Les tribulations d’une Union économique et monétaire contrainte depuis sept ans de prendre des décisions capitales pour les peuples dans un cadre demeuré pour l’essentiel intergouvernemental démontrent que là aurait dû être le principal défi lancé à l’imagination de nos rapporteurs.

Il eût été salutaire à cet égard de dénoncer les termes dans lesquels on tente aujourd’hui d’enfermer ce débat quand on proclame soit que les principes démocratiques s’arrêtent nécessairement aux frontières des nations, soit à l’inverse que rien ne serait plus judicieux que de transposer mécaniquement à l’échelle d’un continent les principes et les procédures de confrontation majoritaire en usage au plan national. C’est un préalable indispensable à tout exercice propositionnel que de renvoyer dos à dos le cynisme des premiers, trop vite résignés à faire de l’Union européenne un champ clos livré à la douloureuse alternative de l’impuissance collective ou de la violence des forts sur les faibles, et la naïveté des seconds, incapables d’admettre que le classique affrontement bipolaire en usage dans nos Etats ne peut régir sans risque de rupture la vie d’une communauté associant une pluralité de peuples.

Il y a près de quarante ans, Georges Vedel avait, dans un article désormais classique, démontré que le dogme de l’incompatibilité entre démocratie et supranationalité reposait sur une interprétation abusivement essentialiste du fait national. L’intangibilité proclamée des nations que supposait le dogme était, selon l'illustre doyen, historiquement contredite par un incessant processus de recomposition-dissolution des communautés politiques. Aujourd'hui, l’humeur est plutôt au repli identitaire et à l’éclatement des nations par le bas qu’à leur dépassement par le haut mais la fragilité est bien là, qui ruine la thèse de l'inscription du fait démocratique dans le cadre définitif et exclusif des nations établies qui seules seraient supposées pouvoir résister et survivre à l'affrontement d'une majorité et d'une opposition. Rien dans l'absolu ne prédispose les relations entre plusieurs Etats à l'anarchie ou à la sauvagerie. Ce qui détermine la possibilité d'une vie démocratique, c'est l'adéquation des modalités institutionnelles et procédurales de la prise de décision au degré de loyalisme, éminemment variable selon la nature de l'entité concernée, des composantes de celle-ci.

C’est au reste la prise en compte de cette relativité du loyalisme qui nous interdit de penser la démocratie européenne comme une reproduction en plus grand de nos démocraties nationales et des logiques d'affrontement qui s'y affichent. Le loyalisme de basse intensité, qui caractérise inévitablement une communauté de plusieurs dizaines de peuples, oblige à écarter les principes et les usages de la démocratie majoritaire d’inspiration rousseauiste : le concept holiste et mystificateur de « volonté générale » qui a moins encore sa place qu'ailleurs dans une démocratie à plusieurs « demoï », le principe d'une institution unique, ou même simplement hégémonique, telle qu’une assemblée parlementaire représentative des seuls citoyens, qui détiendrait le monopole de la légitimité démocratique, et pour finir, les vieilles habitudes de confrontation à la majorité simple qui antagonisent là où les techniques plus sophistiquées de la majorité qualifiée permettent, pour paraphraser Clausewitz, de fabriquer le consensus par d’autres moyens que l’unanimité. On ajoutera par ailleurs à la panoplie des armes contre les ravages d'un dissensus qui n'épargne au demeurant pas davantage les Etats nationaux que l'Union elle-même, le recours à des formes de solidarité gigogne qui permettent l'inscription d'une communauté étroite comme la zone euro dans le cercle élargie d'une Union plus lâche.

Cette démocratie libérale de négociation, héritée de Montesquieu et proche de celle des États-Unis, méritait d'autant plus le détour d'une analyse de fond qu'elle paraît insolite au pays d’accueil de Jean-Jacques Rousseau, un pays qui a éprouvé au-delà du raisonnable les tentations et les tragédies de la démocratie jacobine de confrontation. Quarante ans après que le grand Georges Vedel ait tracé la voie, c’est vraiment faire preuve d’une bien étrange timidité que de ne pas rouvrir ce chantier et de n'aborder, pour l'essentiel, la question européenne que sous l’angle dérisoirement hexagonal et désespérément réducteur de la responsabilité politique du Président de la république, membre du Conseil européen, devant l’Assemblée nationale.

La crise de la démocratie représentative

Les insuffisances de la réflexion sur la crise de la démocratie représentative et la faiblesse des propositions destinées à y faire face sont moins justifiables encore. Faute de définir une ligne de partage claire entre les avancées souhaitables de la démocratie directe et les exigences de la consolidation du système représentatif, le rapport se débat dans une contradiction dont Gérard Grunberg a montré dans un livre récent qu'elle était depuis la fondation de la Première République au cœur des hésitations de la gauche française : faut-il rénover la démocratie représentative afin de lui rendre efficacité et légitimité ? Faut-il au contraire la contourner, la court-circuiter et lui substituer sous des formes à définir des mécanismes de démocratie directe tels que « les ateliers législatifs citoyens », les amendements eux aussi « citoyens » et surtout les référendums d'initiative populaire?

Sous l'effet d'une confusion qu'il ne prend pas la peine de dissiper, le rapport oscille empiriquement entre ces deux tentations. La synthèse implicite qui se dégage de cette oscillation est pour le moins déconcertante puisque elle postule à la fois, au nom du principe représentatif, la soumission du président de la République, ce pur produit de la démocratie directe, au Parlement et la soumission de la représentation parlementaire à l'intrusion perturbatrice mais sacrée du peuple souverain dans l'exécution par l'Assemblée du mandat qu'elle a reçu. Le référendum d'initiative populaire, c'est-à-dire le droit des citoyens à lancer une grenade dégoupillée dans le chantier législatif des chambres, ne peut que mettre en cause « la temporalité », pour parler comme le rapport, de l'action du gouvernement et des élus, une temporalité logiquement structurée autour de trois moments-clés : l'octroi du mandat, l'exécution du mandat, la sanction, positive ou négative, des responsables à l'expiration du mandat.

La perplexité du lecteur est portée à son comble quand il découvre que la proposition centrale d'un rapport apparemment dédié à la consécration du pouvoir citoyen consiste à priver le chef de l'Etat élu directement par le peuple dans le cadre de la moins contestée et de la plus populaire des consultations électorales du droit effectif de définir l'orientation du gouvernement et de sculpter les contours de la majorité parlementaire. Au lieu de les voir revenir aux « poisons et délices » de la république confisquée par les élus d'avant 1958, on aurait plutôt attendu de ces défenseurs zélés des droits du citoyen qu'ils s'intéressent aux délicates questions posées par l'introduction dans nos usages de la sélection primaire des candidats aux élections les plus importantes, et notamment à l'élection présidentielle. L'article 4 de la Constitution disposant que « les partis concourent à l'expression du suffrage », il n'eût pas été inutile d'étudier le principe et les modalités d'une contribution administrative ou financière de l'Etat à la sécurité juridique et au bon déroulement de ce type de consultation.

Quelle logique y a-t-il, en tout état de cause, à vouloir émanciper les fonctions gouvernementale et parlementaire de la tutelle d'un chef de l'Etat pourtant élu directement par le peuple et, dans le même temps, à autoriser ce peuple à fracasser l'action de ses mandataires en leur imposant des lois qui ne peuvent que contrarier leur action ? Faut-il se résigner à penser qu'il serait sain d'interdire au peuple de faire ce qu'il sait faire, se donner un chef et choisir une ligne politique, et le condamner à faire ce qu'il ne sait pas faire, fabriquer les lois ?

Le rapport a sans nul doute eu raison de souligner l'hypocrisie de la révision constitutionnelle de 2008 sur le sujet dans la mesure où elle a introduit dans notre loi fondamentale le principe du référendum d'initiative populaire tout en l'entourant de précautions léonines qui en interdisent la mise en œuvre. Est-ce une raison pour donner tête baissée dans la mauvaise direction et se refuser à prendre en compte les dommages collatéraux éventuels d'une procédure qui institue le porte-à-faux entre le peuple et ses représentants? Au nom de quoi donner au premier le pouvoir d'enfermer les seconds dans l'alternative du reniement ou du départ en cours de mandat?

Cerise sur le gâteau de l'incohérence, le septennat non renouvelable, nouvelle coqueluche de l'irréflexion collective, parachève la mise en tutelle du peuple prétendu souverain, d'abord en espaçant ses rendez-vous avec le pouvoir et surtout en limitant arbitrairement, là encore, son droit de choisir. Je ne puis à cet égard qu'évoquer avec émotion le souvenir du regretté Guy Carcassonne fulminant au comité Balladur contre cette atteinte injustifiable au droit des « adultes consentants » à porter à l'Elysée la personne de leur choix!

Pour leur défense, les auteurs du rapport pourraient toutefois invoquer le caractère fondamentalement inopérant de leurs propositions. La réalisation de leurs vœux repose d'une part en effet sur la fragile espérance d'une improbable auto limitation vertueuse de ses pouvoirs par le président et d'autre part sur l'inversion d'un calendrier électoral qui restera susceptible d'être à tout moment chamboulé par la simple mise en œuvre du droit de dissolution.

On doit enfin déplorer qu'au lieu de manipuler fiévreusement la nitroglycérine de la remise en cause du pouvoir présidentiel, le rapport BW ne se soit pas consacré à une tâche moins gratifiante mais ô combien nécessaire : la lutte contre les dérives démagogiques qui, par une sorte de haine de soi ou de Munchausen par délégation, conduisent les électeurs à assigner à leurs élus un statut de quasi délinquant. Ne serait-il pas urgent de rappeler, après Michel Rocard, les effets délétères du meurtre rituel de ces « misérables » dont il faudrait publier, et non pas seulement contrôler, le patrimoine, raboter les revenus, stigmatiser l'ambition, interdire la réélection, sanctionner les fautes avant tout jugement et, quand ils sont issus de la fonction publique, empêcher le reclassement professionnel ?

Il eût été courageux de reconnaître que les dénonciations reprises ad nauseam de la professionnalisation des carrières ne débouchent sur aucune perspective positive. Sans doute la politique ne doit-elle pas être un métier mais rien ne fera qu'elle ne soit pas une activité très particulière, une activité à temps complet qui requiert un niveau élevé de disponibilité aux autres, d'intelligence des situations et d'investissement personnel. La suppression des cumuls de mandats est de ce point de vue salutaire car elle permet aux élus de remplir leur mandat plus efficacement et plus sereinement. L'interdiction du cumul dans le temps serait en revanche une aberration car elle découragerait l'engagement des meilleurs, affaiblirait la main déjà si tremblante des élus face à l'administration et porterait, là encore, atteinte aux droits des électeurs. Et ce n'est certainement pas la proposition à peine esquissée d'un « statut de l'élu », c'est-à-dire d'une machine à faire payer par les entreprises le coût de l'accès à la candidature des personnes issues du secteur privé, qui sera de nature à contrebalancer les effets pervers d'une interdiction de cumul dans le temps qui transformera les parlementaires en intermittents du spectacle !

Est ce à dire pour autant que le rapport BW est à jeter aux orties ? Si l'objectif assigné – « refaire la démocratie » – est à l'évidence loin d'être atteint, ce document n'en a pas moins deux vertus. Il a le mérite de proposer toute une série de mesures destinées à desserrer un peu plus le carcan du parlementarisme rationalisé et à améliorer la procédure parlementaire. Certaines de ces mesures sont assurément très discutables mais tout ce qui concourt à la réhabilitation de la fonction parlementaire mérite d'être salué, encouragé ou, à tout le moins examiné. Second mérite, les auteurs ont eu l'heureuse idée de lever le tabou sur la réforme du mode de scrutin législatif et de proposer l'institution d'un scrutin mixte, mi proportionnel, mi majoritaire. Sans doute doit-on regretter que le rapport ait négligé de préciser les modalités techniques inévitablement délicates de la mise en œuvre d'une telle réforme ni surtout d'en analyser les effets attendus sur notre système politique. Ne boudons pas pour autant notre plaisir : il y a là une porte qui s'entrebâille. Le président Hollande serait bien avisé de l'ouvrir !