Des effets pervers de l’antilibéralisme au Parti socialiste edit

10 mai 2016

L’antilibéralisme demeure aujourd’hui l’un des seuls marqueurs qui donne à la gauche une apparente unité idéologique. La crise de la social-démocratie, elle-même liée à la crise du compromis avec l’économie de marché, lui a redonné un caractère offensif. La gauche réformiste subit, dans ces conditions, une forte pression de la part de ceux qui veulent imposer la lutte à outrance contre l’économie libérale et opposer la démocratie directe au système du gouvernement représentatif. Pourtant, cet antilibéralisme a de graves effets pervers dont cette gauche devrait mieux prendre conscience.

Le premier provient de l’absence de définition claire et opérationnelle de l’antilibéralisme. Certes, pour nombre d’antilibéraux, libéralisme signifie libéralisme économique, libéralisme économique ultralibéralisme, ultralibéralisme capitalisme et enfin capitalisme capitalisme financier. Cette déclinaison implicite présente plusieurs faiblesses.

Incriminer le libéralisme en général empêche de revendiquer les aspects hautement positifs de cette doctrine issue de la valeur fondamentale de liberté et, notamment, les principes du libéralisme politique qui sont au fondement de nos régimes politiques pluralistes, ainsi que les valeurs du libéralisme culturel qui font des individus les maîtres de leur propre existence.

Incriminer le libéralisme économique empêche de reconnaître le caractère positif d’éléments tels que la liberté d’entreprendre, l’esprit d’entreprise et la libre concurrence, qui ont favorisé le développement économique et social et apporté la prospérité inédite que nos sociétés ont connue depuis la Révolution industrielle.

Incriminer l’ultralibéralisme n’est utile que s’il permet de faire la part entre les aspects positifs du libéralisme économique et ceux qui ne le sont pas et doivent donc être corrigés.

Enfin, incriminer le capitalisme financier n’est utile que si cela permet de faire une analyse détaillée et documentée du capitalisme d’aujourd’hui pour en distinguer les tendances dangereuses des aspects utiles.

Condamner le libéralisme en soi interdit ainsi de donner une définition claire et opérationnelle de ce que l’on combat et donc de mener une action efficace. Une vision du libéralisme simpliste et manichéenne interdit de comprendre le monde qui nous entoure et sa dynamique propre.

Au lieu de penser notre pays non pas comme extérieur mais partie prenante de la mondialisation, l’antilibéralisme, en opposant un monde extérieur dangereux à notre société nationale menacée, conduit à un repli souverainiste qui ne peut que conduire au déclin. En proclamant que le libre échange représente une menace mortelle pour la France, les antilibéraux appellent à nous organiser en forteresse assiégée, en village gaulois en quelque sorte, fermé aux influences économiques extérieures.

L’absence d’une définition claire de l’antilibéralisme produit un second effet pervers. Elle donne en effet l’avantage à ceux qui préfèrent le fantasme à la réalité pour se construire un ennemi qui sera combattu non pas raisonnablement mais passionnément et de manière manichéenne, en adoptant une vision complotiste qui, comme l’écrivait ici même Jean-Louis Bourlanges critiquant Marcel Gauchet, amène à « ne voir à l’œuvre dans nos sociétés que la énième représentation de la lutte entre l’État-nation et le libéralisme apatride de la ploutocratie ». Elle favorise, au sein de la gauche, ceux qui ont les positions les plus extrêmes et les plus dangereuses en leur donnant une légitimité idéologique et, partant, un rôle d’avant-garde.

Il s’agit notamment des animateurs d’Attac qui ont, plus que d’autres dans la période récente, produit une théorisation de l’antilibéralisme de gauche. À partir du concept de « mondialisation libérale », ils ont construit le libéralisme comme un ennemi total, n’étant plus seulement un mal économique mais aussi social, politique et moral, devant être combattu par tous les moyens (Voir sur ce point l’article de Marcos Ancelovici, «Attac et le renouveau de l'antilibéralisme», Raisons politiques, 2004/4, n° 16). Ainsi l’Appel lancé en 1999 pour un contrôle citoyen de l’OMC déclarait : « chaque jour de plus en plus, le marché prend le contrôle de la vie. Il organise le travail, fixe les salaires, déplace les usines, décide de ce que nous buvons, respirons ou mangeons. Il nuit au progrès social, élimine les différences, détruit les services publics, anéantit la démocratie et le droit des peuples à l’autodétermination. Chaque jour de plus en plus, la liberté est anéantie au nom du libre-échange ». Le processus de la mondialisation s’apparente ainsi pour eux à une pandémie mortelle. Il s’agit d’un virus qui attaque notre société et qui, par sa nature corrosive, provoque la désintégration sociale, la décadence, la décomposition à la fois économique, sociale, morale. Il est le mal qui s’introduit dans une société saine. Dès lors, comme l’expliquait Bernard Cassen, qui présidait alors Attac, « notre objectif est d’extirper le virus libéral des têtes pour que les têtes puissent recommencer à fonctionner normalement ».

La passion antilibérale poussée à cette extrémité flirte dangereusement avec une vision totalitaire. Ce réveil des passions, pour reprendre l’expression de Pierre Hassner, menace alors la paix civile et le pluralisme. Elle constitue un danger mortel pour les sociétés ouvertes.

Le troisième effet pervers, peut-être le plus dangereux, et qui découle du précédent, conforme de ce point de vue à la pensée bolchévique, est d’opposer le politique à l’économique. D’un côté le libéralisme économique apatride, ou aujourd’hui le marché mondialisé, et de l’autre le citoyen vertueux qui par son action politique et sous la protection de l’État-Nation a pour mission de le combattre et de l’anéantir. La politique doit être au commandement… alors que les expériences passées ont montré clairement et douloureusement que le fait d’opposer politique et économie conduit à la disparition d’une économie productive et donc d’une économie tout court.

En outre, en ôtant à l’individu ses autres dimensions (consommateur, producteur, personne privée) pour en faire seulement un citoyen, un homo politicus, dont le seul rôle est politique et la seule mission est d’être au service de la société, le risque est, en réactivant la condamnation de l’individualisme comme égoïsme, de refuser à l’individu l’exercice de sa propre liberté et le choix de sa propre conception du bonheur. C’est déjà ce que craignait John Stuart Mill face aux pensées organicistes françaises, notamment celles de Saint-Simon et de Comte au XIXe siècle, quand il écrivait : « Ne se peut-il pas que l’humanité qui, après tout se compose d’individualités humaines, obtienne une plus grande somme de félicité lorsque chacun poursuit son propre bonheur en se soumettant aux règles et aux conditions prescrites par le bien du reste des hommes ? » Lorsque Jaurès écrivait : « Une fois l’antagonisme de classes supprimé, pour la première fois la vie pleine et libre sera réalisée par l’homme » et « le socialisme est l’individualisme logique et complet », il ne pouvait aisément prévoir le démenti terrifiant que l’histoire lui apporterait au XXe siècle. Mais nous, nous savons ! Non, l’individu n’est pas seulement un citoyen. Il n’est pas seulement un homo politicus dont la mission est de se consacrer au bonheur collectif car il n’y a pas de bonheur collectif sans bonheurs individuels. Non, la liberté n’est pas la seule liberté citoyenne même si la citoyenneté est l’un des attributs essentiels de l’individu dans nos sociétés.

Le dernier effet pervers de cet antilibéralisme, qui se déduit des précédents, provient de la pensée selon laquelle nos sociétés, si elles détruisent le libéralisme ou le capitalisme, connaîtront enfin, avec la fin des conflits, l’harmonie universelle. Que, par exemple, la victoire de l’égalité sur le libéralisme économique permettra enfin l’instauration d’une société prospère, juste et pacifique. Isaiah Berlin, dans une conférence prononcée à Oxford en 1958, avertissait déjà les antilibéraux que les grandes valeurs positives que nous défendons et partageons, par exemple la liberté et l’égalité, ne sont ni hiérarchisables ni compatibles ni conciliables nécessairement. « Le monde auquel nous sommes confrontés dans notre expérience ordinaire, écrivait-il, nous oblige à effectuer des choix entre des fins également ultimes, des exigences également absolues, la réalisation des unes entraînant inévitablement le sacrifice des autres. C’est précisément parce que telle est leur condition que les hommes attachent une si grande valeur à la liberté de choix. S’ils avaient l’assurance que, dans un État parfait susceptible d’être réalisé sur terre les fins qu’ils poursuivent n’entreraient jamais en conflit, la nécessité et les affres du choix disparaîtraient et avec elles l’importance cruciale de la liberté de choisir. Toute méthode capable de nous rapprocher de cet état leur semblerait alors justifiée quel que soit le degré de liberté qu’il faudrait sacrifier pour hâter son avènement. » Il y a, concluait-il, « une conviction responsable plus que toute autre du sacrifice des individus sur l’autel des grands idéaux de l’histoire qui exige la mort des uns au nom de la liberté de tous ».

Le reproche fait souvent aux libéraux est de partager une sorte de scepticisme sur la possibilité de réaliser l’harmonie universelle et de considérer toute tentative d’imposer une hégémonie idéologique, quelle qu’elle soit, comme potentiellement totalitaire. D’une certaine manière, le libéralisme, il est vrai, produit le désenchantement du monde ; il ne croit pas à l’homme nouveau. Le libéralisme politique repose, comme le pensait Élie Halévy, sur un pessimisme moral fondé sur une vision largement négative de la nature humaine. Face à ce relativisme qui peut paraître désespérant, l’antilibéralisme constitue pour certains la seule utopie disponible. Mais il s’agit d’une utopie particulièrement pernicieuse. Une passion mauvaise !